Lévy, Noémi. « La police ottomane au tournant des XIX e et XX e siècles : Les mémoires d’un commissaire d’Izmir », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 54-2, no. 2, 2007, pp. 140-160.
Alors que les études sur les polices européennes sont en plein essor, la police ottomane reste un objet négligé de l’historiographie. À partir des mémoires d’un commissaire de police en poste à Izmir au tournant des XIXe et XXe siècles, cet article tente de poser quelques jalons pour une approche sociale et politique de l’institution policière ottomane à l’époque de la transition entre le régime autoritaire du sultan Abdülhamid II et le régime constitutionnel inauguré par la révolution jeune-turque de 1908. Le parcours personnel du commissaire Rafael Chikurel met en lumière la professionnalisation inachevée au sein d’une institution en phase de développement. Il permet également de s’interroger sur les priorités de l’action policière, les rapports entre la police et le pouvoir politique et les continuités et mutations dans un cadre post-révolutionnaire.
L’utilisation d’autres sources, comme la presse ou les récits personnels permettent cependant de combler certaines de ces lacunes.
LES MÉMOIRES DE RAFAEL CHIKUREL : UNE SOURCE EXCEPTIONNELLE ?
Les mémoires de Rafael Chikurel, commissaire de police ottoman aux tournants des XIX e et XX e siècles, sont à l’intersection de ces deux derniers types de sources. Publié par épisodes entre mai et juillet 1911 dans un journal en judéoespagnol d’Izmir,La Boz del Pueblo, ce texte autobiographique est d’abord le récit d’un parcours personnel mouvementé. Entré en 1894 dans la police ottomane, Rafael Chikurel effectue la plus grande partie de sa carrière au service des passeports de la ville d’Izmir, à l’époque du très autoritaire régime d’Abdülhamid II (1876-1909). Démis de son poste au lendemain de la révolution jeune-turque de l’été 1908, il est réintégré l’année suivante et achève sa carrière au service de la police civile d’Istanbul, la capitale de l’Empire. Au-delà du récit haut en couleur des multiples péripéties d’une vie de policier, les mémoires de Rafael Chikurel offrent une réflexion personnelle sur le métier de policier, soulevant notamment les questions de la responsabilité des fonctionnaires de police et des rapports entre la police et le pouvoir politique.
La question de l’exceptionnalité de ce témoignage et de son auteur doit évidemment être posée. Les écrits personnels de policiers constituent une source classique pour l’historiographie de la police de la plupart des pays d’Europe occidentale. Pour le cas français, Dominique Kalifa a montré que les années 1880-1914 marquaient l’épanouissement de ce genre, avec une cinquantaine de mémoires de policiers publiés. Rien de tel dans le cadre ottoman : en l’état des connaissances actuelles, à deux exceptions près, le commissaire d’Izmir est le seul fonctionnaire de police ottoman à avoir publié un texte à caractère autobiographique. Cette rareté des mémoires de policiers peut renvoyer à la professionnalisation plus inachevée de la police ottomane au début du XX e siècle.
Elle doit aussi être mise en relation avec la quasi inexistence du genre du récit personnel ou autobiographique dans la littérature ottomane, et ce jusqu’aux dernières années de l’Empire. Notons toutefois que l’Empire ottoman ne reste pas étranger à la vogue des écrits policiers au tournant des XIX e et XX e siècles. Outre les nombreuses fictions policières publiées en feuilletons, des mémoires de policiers français sont traduits et publiés dans la presse de l’époque. La revue de la police ottomane publie ainsi en série à partir de 1912 la traduction d’un des volumes de souvenirs de Macé, chef de la Sûreté à Paris de 1879 à 1884, ainsi que celle des mémoires de Goron qui exerça les mêmes fonctions de 1887 à 1894.
La date de la publication des mémoires du commissaire d’Izmir n’est pas anodine. Alors que sous le régime autoritaire du sultan Abdülhamid II, la publication, voire la rédaction, d’un texte de la nature de celui de Rafael Chikurel auraient été difficilement imaginables, le changement de régime en 1908 rend possible l’entrée dans le débat public de la police et la multiplication des publications sur le sujet. Dans ce contexte, l’originalité du récit de Rafael Chikurel tient surtout au caractère très personnel de son témoignage sur le métier de policier, alors que les policiers font surtout entendre leur voix à l’époque à travers des genres moins subjectifs, comme le reportage ou le manuel.
Du point de vue de leur contenu, les mémoires de Rafael Chikurel présentent des caractéristiques assez similaires aux écrits de policiers français à la même époque. L’apologie personnelle s’y articule avec la quête de légitimité d’une profession d’autant plus impopulaire dans la capitale qu’elle était l’un des piliers de l’autocratie hamidienne. L’affirmation d’une identité individuelle, sociale et professionnelle honorable semble constituer la motivation principale du passage à l’écrit. Celui-ci intervient alors que Rafael Chikurel, après plusieurs mises en cause sérieuses, a été pleinement réhabilité par la hiérarchie policière et promu à un poste important dans la capitale. C’est le besoin d’une reconnaissance plus large, associé à un goût certain de l’écriture et de la formule, qui s’exprime à travers ces mémoires.
Avant d’étudier en détail ce parcours professionnel, il est nécessaire pour mieux mesurer la spécificité de ces mémoires, de prendre en compte une autre dimension de l’identité de Rafael Chikurel : son appartenance à la communauté juive. Si nous ne sommes pas en possession de statistiques permettant d’évaluer avec précision la proportion de non-musulmans au sein de la police ottomane, au regard des noms de fonctionnaires mentionnés dans les archives, ils semblent très minoritaires dans cette institution. Loin d’être propre à la police, cette faible représentation caractérise la fonction publique ottomane dans son ensemble à la fin de l’Empire. Même si l’un des axes principaux des réformes (Tanzimat) du XIX e siècle est l’affirmation officielle de l’égalité de tous les sujets ottomans et de leur droit égal d’accès à la fonction publique, la mise en application de ce principe est partielle et très variable selon les secteurs et les grades de la fonction publique. Cette inégale représentation non-musulmane au sein de l’administration doit être mise en relation avec le contexte socio-économique de l’époque et les choix politiques fluctuants effectués par l’État, mais aussi les communautés non-musulmanes au tournant des XIX e et XX e siècles.
Bien que minoritaires, les non-musulmans sont pourtant présents aux différents niveaux de l’administration. Pour ce qui est de la police, à l’époque où Rafael Chikurel est nommé au service des passeports à Izmir, c’est par exemple un sujet ottoman arménien qui est directeur du bureau des passeports étrangers au ministère de la Police à Istanbul. La question d’éventuels obstacles au recrutement et à l’avancement des sujets non-musulmans dans la police, ou des discriminations dont ils pouvaient faire l’objet dans l’exercice de leur activité doit évidemment être posée, mais peu d’éléments nous permettent d’y apporter une réponse satisfaisante. Rafael Chikurel mentionne à plusieurs reprises l’hostilité que suscite son appartenance à la communauté juive au sein de l’institution policière, mais aussi dans son rapport avec les populations (notamment arméniennes). Cependant, il est difficile de déterminer dans quelle mesure cette appartenance confessionnelle minoritaire a joué dans les multiples revers de carrière qu’a connus le commissaire d’Izmir. En outre, les mémoires de Rafael Chikurel illustrent aussi comment la communauté ethno-religieuse peut être un ressort pour l’individu, particulièrement lorsque celui-ci appartient à une communauté non-musulmane. Membre influent de la communauté juive d’Izmir, Rafael Chikurel doit ainsi sa libération à l’action d’une délégation de notables juifs de la ville lorsqu’il est incarcéré à l’été 1908.
Aussi importante soit-elle, l’appartenance de Rafael Chikurel à la communauté juive ne doit pas éclipser les autres dimensions présentes dans ses mémoires. Elle s’articule en effet à l’affirmation marquée d’autres appartenances,« nationale » (à l’Empire ottoman), locale (à la ville d’Izmir) et professionnelle (à l’institution policière), qui constituent autant de facettes de l’identité plurielle de l’auteur. Parce que de toutes ces appartenances, la plus fortement présente dans le texte de Rafael Chikurel est sans conteste son identité professionnelle, ses mémoires constituent un témoignage exceptionnel sur le métier de policier dans l’Empire ottoman aux tournants des XIX e et XX e siècles. Relativement négligé par l’historiographie ottomane actuelle, le récit personnel, replacé dans le contexte socio-politique de l’époque et mis en écho avec les documents d’archives concernant les faits relatés, apporte ici un éclairage original sur l’organisation de la police ottomane, ses méthodes et ses missions à une période cruciale de son histoire, la transition entre le régime autoritaire du sultan Abdülhamid II, et le régime constitutionnel jeune-turc.
Nous nous concentrerons ici sur deux questions soulevées par ce témoignage :
la professionnalisation de la police ottomane et les rapports entre la police et le pouvoir politique.
FAIRE CARRIÈRE DANS LA POLICE OTTOMANE : LE PARCOURS MOUVEMENTÉ DE RAFAEL CHIKUREL (1869-1940)
La police ottomane : une lente genèse
Avant d’évoquer la carrière de Rafael Chikurel, il semble nécessaire de revenir brièvement sur le processus de formation de la police ottomane au XIX e siècle, peu connu du fait de l’absence d’études accessibles aux chercheurs non-turcophones. Jusqu’au milieu du XIX e siècle, les fonctions de police dans l’Empire ottoman étaient confiées à des acteurs multiples, au premier rang desquels les janissaires. La sanglante dissolution de ce corps militaire ordonnée par le sultan Mahmud II en 1826 lance un long et complexe processus de réorganisation du maintien de l’ordre dans l’Empire ottoman, dont l’un des aspects les plus marquants est la création d’une police moderne.
C’est en 1845 qu’une circulaire décrète la création d’une police (polis), responsable de la sécurité des habitants de la capitale et du maintien de l’ordre.
Les dix-sept articles du règlement de la police (Polis nizamnamesi) publié le même jour spécifient les attributions de cette nouvelle force. Dans les faits néanmoins, la constitution de forces de police est un processus très lent, dont les détails sont mal connus. C’est, semble-t-il, seulement à l’époque du sultan Abdülhamid II qu’apparaît une force de police clairement distincte de la gendarmerie et principale responsable de la sécurité dans les villes de l’Empire. En 1879, est créé le ministère de la Police (Zaptiye Nezareti) mais les fonctions de cette force de police ne sont définies légalement que tardivement. Ainsi faut-il attendre le mois de décembre 1896 pour qu’une première circulaire officielle précise ses attributions. Conformément à l’image du pouvoir hamidien, les activités de contrôle et d’espionnage y occupent le premier rang.
Le règlement publié en avril 1907 reprend et précise ces attributions, en divisant les fonctions policières en trois catégories principales : police administrative, police politique et police judiciaire. Ce règlement expose également le schéma d’organisation des forces de police pour la capitale et les provinces, ainsi que les conditions de recrutement des agents. Bien que publié à la fin du règne hamidien, il peut être considéré comme le reflet de l’organisation en vigueur depuis les années 1880. Plus que la défense des biens et personnes, c’est la protection des intérêts du régime qui apparaît comme l’objectif principal de cette organisation policière.
Si la révolution jeune-turque de 1908 met en place un régime constitutionnel, c’est la tentative de coup d’État réactionnaire qui a lieu le 31 mars 1909 qui entraîne une réorganisation profonde de la police ottomane. En juillet 1909, le ministère de la Police, désormais assimilé au despotisme du sultan déchu, est dissous et remplacé par une Direction de la Sûreté générale (Emniyet Umumiye Müdürlü?gü), sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Cependant, jusqu’en 1913, date de la publication d’un nouveau règlement, il est intéressant de noter que les activités de la police restent encadrées par le très répressif règlement de 1907. L’évolution des pratiques policières dans ce cadre juridique inchangé pendant les premières années du régime jeune-turc est l’une des questions que soulève le témoignage du commissaire Rafael Chikurel.
Une carrière mouvementée
Les sources qui nous permettent de reconstituer la carrière du commissaire Rafael Chikurel sont de deux natures : ses mémoires publiés dans le journal judéo-espagnol d’Izmir La Boz del pueblo, et les documents le concernant conservés dans les archives ottomanes. Le recoupement de ces documents permet de retracer de manière relativement précise la carrière du commissaire, de son entrée dans la profession à sa retraite prise au milieu des années 1910. Ce parcours pose les questions du recrutement, de la formation et de l’avancement au sein de la police. Sans nier la singularité de l’individu, il nous semble que le cas particulier peut être ici le point de départ fructueux d’un questionnement sur le degré de professionnalisation de l’institution au tournant des XIX e et XX e siècles.
La carrière de Rafael Chikurel, synthétisée dans le document placé en annexe (voir page 161 ci-après), est caractérisée par une extrême instabilité. Le début de son parcours est marqué par une ascension normale dans la hiérarchie policière. Nommé agent de police en 1894, il est promu commissaire de troisième classe en 1898, accède à la deuxième classe en 1904 puis à la première en 1906.
Sa nomination et son ascension rapide sont dues, si l’on suit ses mémoires, à la bienveillance que lui témoignent les gouverneurs successifs de la province d’Aydin (à laquelle est rattachée la ville d’Izmir). Ce sont eux qui entreprennent des démarches auprès du ministère de la Police pour obtenir son recrutement et les promotions dont il bénéficie entre 1894 et 1906.
Si la décision finale appartient à l’autorité de la capitale, il semble que ce système de recommandations locales soit généralisé, comme il l’est d’ailleurs en France à la même époque. Cette caractéristique permet de faire jouer les réseaux d’influences au niveau local, mais elle donne aussi un caractère politique aux nominations et promotions, qui lie le destin des fonctionnaires du haut de la hiérarchie policière à celui du responsable politique qui les protège. Les aléas de la carrière de Rafael Chikurel témoignent de cette fragilité dans le contexte du régime autoritaire d’Abdülhamid II, où la méfiance du pouvoir central face aux élites politiques et administratives se traduit par une rotation rapide des personnages situés aux postes-clés, et une alternance de disgrâces et retours en grâce. En 1907, en effet, le remplacement du gouverneur général d’Izmir par un de ses ennemis personnels, laisse le commissaire sans protecteur. Il est alors accusé de complicité avec un bandit de l’arrière-pays d’Izmir, et destitué sur ce motif, de même que le commandant de la gendarmerie de la ville. La validité du motif de l’accusation est réfutée par Rafael Chikurel, qui souligne que la lutte contre le brigandage n’est pas du ressort de la police mais de la gendarmerie, et que son domaine de compétence ne concernait que la ville d’Izmir. Il est probable que sa destitution soit davantage liée à la volonté du nouveau gouverneur de placer ses hommes aux postes-clés de l’administration, un procédé qui n’est pas propre au cas ottoman.
Dépendants du bon vouloir de la hiérarchie administrative, les fonctionnaires de police sont aussi soumis aux tensions politiques qui parcourent la société. Dans les mémoires de Rafael Chikurel, celles-ci se font particulièrement jour après la révolution jeune-turque, alors qu’il s’agit de solder les comptes de l’Ancien Régime. L’administration prête alors une oreille attentive aux plaintes émise par les Arméniens de la ville, pour les tortures et extorsions de fonds qui auraient été commises par le commissaire d’Izmir sous le règne hamidien, ainsi qu’aux accusations des anciens opposants politiques jeunes-turcs, désormais au pouvoir. Au-delà du cas particulier de Rafael Chikurel, on peut déceler ici les traces d’une évolution de la conception des métiers de police, étroitement liée au changement de régime politique. Alors que sous le régime hamidien, la police n’avait de comptes à rendre qu’au pouvoir central et à ses représentants, dans le cadre du régime constitutionnel jeune-turc, la responsabilité des agents face à la société est, au moins formellement, engagée. Comme l’illustre le cas de Rafael Chikurel, dans le cadre d’une société parcourue par de multiples tensions sociales et politiques, cette double responsabilité, par rapport à l’État et à la société, est un facteur de précarité supplémentaire pour les carrières policières. Pas plus que sous le règne d’Abdülhamid II, les décisions de nomination, de promotion ou de destitution ne font l’objet d’une procédure standardisée. Ainsi, rétrogradé à la troisième classe lorsqu’il est réintégré dans la police à l’automne 1908, le commissaire Chikurel est promu directement à la première classe un mois plus tard. De même en 1909 :admis au mois d’août en tant que fonctionnaire de troisième classe à la direction de la Sûreté générale, il est élevé à la première classe en novembre de la même année.
Alors que les efforts du pouvoir jeune-turc pour rationaliser la carrière policière ont des résultats limités, la rupture est plus nette en ce qui concerne les salaires. Le faible montant des rémunérations et les retards dans le paiement des salaires étaient des problèmes communs à tous les départements de la fonction publique à l’époque hamidienne. La récurrence des notes émises par le ministère de la Police prescrivant un paiement régulier des salaires souligne apparemment leur faible impact dans les faits. L’insistance de Rafael Chikurel sur la question du salaire est révélatrice de l’insatisfaction que pouvait susciter l’insuffisante rémunération chez le personnel policier. Malgré son ascension professionnelle du grade d’agent à celui de commissaire de première classe, entre1894 et 1906, le policier d’Izmir voit ainsi son salaire stagner à 300 kurus, montant qui le situe au bas de l’échelle des salaires dans l’administration. De même que l’avancement, les rémunérations policières étaient pourtant codifiées selon des règles précises. Ainsi, selon les informations fournies par Chikurel, le salaire normal d’un commissaire de première classe était de 1000 kurus. Néanmoins, au nom d’impératifs budgétaires, les salaires sont gelés à un niveau insuffisant pour permettre aux agents de subvenir à leurs propres besoins.
Comme dans les autres administrations, la faiblesse de la rémunération est une source de moindre efficacité et de corruption. Elle rend peu attractive la profession de policier et diminue par conséquent la qualité du recrutement. C’est aussi une limite importante à la professionnalisation, puisqu’elle pousse une partie des agents à la pluriactivité pour augmenter leur source de revenus. C’est ainsi que le commissaire Chikurel investit une partie de ses économies dans le capital d’une imprimerie d’Izmir, à laquelle il se consacre intégralement après sa destitution en 1907. Dans ce cas, l’investissement est néanmoins peu fructueux, puisque l’imprimerie, secteur sous contrôle étroit à l’époque hamidienne, fait l’objet d’une perquisition quelques mois plus tard et vaut au commissaire une accusation de correspondance avec les ennemis politiques du régime.
Cependant, l’instauration du régime jeune-turc marque une nette évolution dans la gestion des salaires des fonctionnaires de police. En l’absence d’une modification significative des conditions socio-économiques et de l’état des finances publiques, ce changement doit être mis en relation avec l’importance accordée par le nouveau régime au développement d’une force policière plus moderne et efficace. L’évolution des crédits accordés à la sécurité intérieure montre de manière nette la priorité accordée par le pouvoir jeune-turc à ce secteur. Ainsi, entre 1908 et 1909, le budget de la police passe de 14508122 kuru¸s à 40363010 kuru¸s . Cette hausse globale traduit à la fois l’augmentation des effectifs et la hausse des salaires. Une des premières mesures du directeur de la Sûreté générale créée à l’été de 1909 est le passage du salaire de base d’un agent de police à 300 à 400 kuru¸s. Les salaires des niveaux supérieurs de la police sont également réévalués, comme l’illustre le cas de Rafael Chikurel. Réintégré dans la police à l’automne 1908 comme commissaire de 3e classe avec un salaire de 500 kuru¸s, sa promotion à la première classe en novembre de la même année se traduit par une augmentation de 400 kuru¸s. L’année suivante, au sein de la Sûreté générale de Péra, son salaire est porté à 1000, puis 1500 kuru¸s lorsqu’il obtient le grade de fonctionnaire de première classe au sein de cette administration. La réévaluation des salaires à tous les niveaux de la hiérarchie fait de la police un secteur privilégié du budget de l’État, une caractéristique qui ne s’est pas démentie jusqu’à nos jours.
UNE PROFESSIONNALISATION INACHEVÉE
La carrière mouvementée de Chikurel permet de s’interroger sur le degré de professionnalisation de la police ottomane à cette époque. Si le lien entre l’efficacité d’une institution et le niveau de compétence de ses membres est une évidence, ce n’est que dans la seconde moitié du XIX e siècle que la question de la formation des agents de la fonction publique est réellement posée dans l’Empire ottoman. Dans le cas de la police, le caractère « pratique » (voire « physique ») de l’essentiel de ses activités est sans doute un facteur supplémentaire pour expliquer le faible intérêt de l’État pour l’instruction professionnelle de ses agents jusqu’au début du XX e siècle. On peut noter qu’il n’y a pas en la matière de « retard » ottoman par rapport aux pays d’Europe occidentale. Comme l’a montré Jean-Marc Berlière, en France, ce n’est qu’au début de la Troisième République qu’émerge l’idée d’une professionnalisation des policiers. Au début des années 1880, la police française se caractérise par l’absence de toute formation professionnelle et les critères professionnels n’interviennent que très peu dans la sélection des agents. La professionnalisation de la police française n’est véritablement amorcée qu’avec les réformes introduites par les préfets de police Lépine (1893-1897 et 1897-1913) et Hennion (1913-1914) pour améliorer le recrutement, la formation et la spécialisation des policiers. Un mouvement similaire est amorcé dans d’autres pays européens à la même époque, en lien avec les évolutions sociales et politiques qui conduisent à modifier les missions de la police : industrialisation, urbanisation, recherche de légitimité des nouveaux régimes ou États. L’Empire ottoman ne fait pas exception à la règle.
C’est dans le dernier quart du XIX e siècle qu’on peut déceler les premières traces d’une prise de conscience étatique des déficiences suscitées par l’absence de formation des agents de la police. En 1890, le ministre de la police adresse ainsi une requête à la présidence du Conseil pour demander l’ouverture d’un cours destiné aux agents de police et commissaires. L’objectif est, à raison de deux fois une heure trente par semaine, de leur inculquer les bases du code pénal ottoman, afin de diminuer la proportion d’erreurs dans la définition des délits, le recueil des témoignages et la rédaction des rapports. La demande du ministre précise que cet enseignement s’appuiera sur des ouvrages français traduits, ainsi que sur un petit manuel à élaborer. La durée de la formation n’est pas précisée. Cette requête qui reçoit l’aval du Conseil est approuvée par le Sultan, qui ordonne sa mise en application. Outre le fait que nous n’avons pas de preuve de la concrétisation de cette mesure, soulignons qu’il est prévu que cette formation ne touche que de 30 à 40 fonctionnaires de police, sélectionnés parmi ceux maîtrisant parfaitement la lecture et l’écriture.
La véritable rupture en matière de formation policière intervient en 1907, année de l’ouverture de la première école de police, à Salonique. À partir de 1908, de tels établissements dédiés à la formation des policiers se multiplient dans les villes de l’Empire. L’exemple des polices d’Europe occidentale, ainsi que le souci du régime jeune-turc de renforcer la professionnalisation de l’institution dans le cadre d’une politique d’affirmation de l’État central sont sans nul doute des facteurs décisifs dans ce processus. La carrière de Rafael Chikurel s’inscrit dans la période de transition de la fin du règne hamidien où, même si la formation des policiers se fait encore largement « sur le tas », l’État semble prendre conscience de la nécessité de développer des compétences spécifiques chez certains de ces agents.
Lorsqu’en mai 1894 Rafael Chikurel est nommé agent de police, affecté au service de contrôle des passeports du port d’Izmir, il a 26 ans et pour toute expérience un poste de secrétaire dans l’administration publique et un bref passage comme contrôleur dans une compagnie de bateaux à vapeur. Il doit sa nomination à la recommandation de son frère, avocat, auprès du gouverneur d’Izmir, Hasan Fehmi Pasa. L’appui d’un personnage du rang d’Hasan Fehmi Pa¸sa était sans doute suffisant pour ouvrir à Rafael Chikurel les portes d’une carrière qui, étant donné les faibles émoluments, les risques et l’image de l’institution policière à l’époque hamidienne, n’avait rien de particulièrement valorisant. Néanmoins, il est possible qu’un autre facteur ait joué en sa faveur, lors de son recrutement et aux différents stades de sa carrière :ses compétences linguistiques. En effet, la fiche personnelle de Rafael Chikurel conservée dans les archives, met l’accent sur les remarquables aptitudes linguistiques du fonctionnaire. Le judéo-espagnol était sa langue maternelle et, diplômé de l’école de l’Alliance Israélite Universelle d’Izmir, il avait fait toutes ses études en français. Mais au-delà, il maîtrisait le grec et l’italien, et avait de bonnes notions d’anglais. Quant au turc, les mémoires du commissaire nous apprennent que dès son entrée dans la police, il s’attacha à parfaire ses compétences dans cette langue, qu’il considérait « indispensable à [sa] nouvelle carrière ».
La question de la maîtrise des langues n’avait rien d’anecdotique dans le cadre ottoman. L’une des manifestations les plus tangibles du caractère multinational de l’Empire était en effet la diversité des langues utilisées au quotidien par ses habitants, notamment dans le cadre des grandes villes côtières, où de très nombreuses communautés étaient représentées. En ce qui concerne la ville d’Izmir, elle comptait environ 200000 habitants au tournant des XIX e et XX e siècle, dont 89000 Musulmans,52000 Grecs orthodoxes,16000 Juifs, et 5628 Arméniens, ainsi que 36609 sujets étrangers. Plusieurs rapports de police concernant le recrutement de nouveaux agents mentionnent la préférence qui sera accordée aux individus maîtrisant plusieurs langues, un atout certain pour les activités de renseignement. Si l’absence de données statistiques ne nous permet pas d’évaluer les capacités linguistiques des agents de la police ottomane dans leur ensemble, l’influence directe de ce critère de la langue était sans doute un élément décisif dans le recrutement des agents non-musulmans de la police ottomane.
Toutefois, la connaissance des langues ne pouvait suffire à faire un policier compétent. Jusqu’à la création des écoles de police, l’État ottoman faisait semble-t-il confiance aux vertus du terrain pour l’instruction des agents, et l’expérience tenait lieu de formation. Une formation pratique insuffisante aux yeux de Rafael Chikurel, selon lequel le métier de policier nécessitait des compétences théoriques spécifiques. Comme c’est souvent le cas dans l’Empire, pour combler les lacunes de l’éducation ottomane, le policier d’Izmir se tourne vers l’Europe occidentale :
« Je me fis apporter des livres d’Europe, concernant les lois, les règles et les devoirs de la police européenne. Grâce à l’étude de ces livres, je parvins à pénétrer les secrets que les fonctionnaires européens emploient pour découvrir les actes des malfaiteurs ».
Au-delà de la naïveté de l’expression, la démarche personnelle de Rafael Chikurel est symbolique d’un processus bien connu pour l’administration ottomane en général et la police en particulier : l’inspiration de modèles européens. En ce qui concerne la police, le cas français, et surtout parisien, apparaît de loin le plus influent. Polis, komiser, jandarma sont quelques-uns des termes empruntés au français pour nommer les nouvelles forces créées. L’influence des textes français sur les règlements policiers émis à partir de la seconde moitié du XIX e siècle a également été mentionnée précédemment. Nous ne connaissons malheureusement pas les ouvrages que Rafael Chikurel avait fait venir de France pour sa formation, mais l’on peut noter que la pédagogie dispensée dans les écoles de police turques jusqu’à nos jours continue de s’appuyer largement sur des « classiques » de la criminologie et de la socio-logie européennes, tels La psychologie des foules de Gustave Lebon ou les ouvrages de Cesare Lombroso.
L’imprimé n’est pas le seul vecteur de cette influence française. Lorsqu’il s’agit de renforcer l’efficacité de la police ottomane et d’accroître les compétences de ses agents, c’est à des experts français que fait appel le pouvoir hamidien. Dans ses mémoires, Chikurel raconte ainsi avoir été convoqué à Istanbul en 1901, alors qu’il était commissaire de troisième classe, pour suivre une formation en anthropométrie dispensée par un expert français, l’inspecteur Lefoulon. Grâce au dossier personnel le concernant conservé aux archives de la police de Paris, le parcours de ce policier français nous est assez bien connu. Contrairement à ce que semble affirmer Chikurel dans ses mémoires, sa venue dans l’Empire n’est pas directement liée à cette formation en anthropométrie de 1901. C’est en 1895, alors qu’il est à la veille de prendre sa retraite à la préfecture de police de Paris, que l’inspecteur Lefoulon reçoit une invitation du sultan Abdülhamid II pour venir réorganiser la police ottomane. Le choix de Lefoulon ne doit sans doute rien au hasard : outre quelques actions d’éclat contre des malfaiteurs, les dernières années de sa carrière sont marquées par son active lutte contre les anarchistes. De nombreux rapports dans les archives ottomanes attestent du rôle important qu’il joue dans la police de la capitale ottomane à partir de la fin des années 1890. Nous n’avons en revanche pas trouvé de trace de son activité dans le domaine de l’anthropométrie, mais la formation dispensée fut, si l’on en croit le témoignage de Rafael Chikurel, relativement ponctuelle, se limitant à trois mois pour former des inspecteurs venus de diverses provinces de l’Empire.
Si cette formation semble avoir un impact limité sur la carrière du commissaire d’Izmir, elle est une des manifestations de l’appel à l’expertise étrangère qui, dans la police comme dans l’armée ottomane, occupe une place croissante au tournant des XIX e et XX e siècles. Associée aux phénomènes de circulation des imprimés, en version originale, traduits ou adaptés au contexte ottoman, elle pose le problème du poids des modèles étrangers dans la modernisation de l’institution policière ottomane. Si nous sommes encore relativement mal informés sur les modalités des transferts de savoirs et techniques policiers de l’Europe occidentale à l’Empire ottoman, plusieurs questions peuvent d’ores et déjà être soulevées. On peut ainsi s’interroger sur les origines du choix français clairement établi par l’Empire ottoman pour son organisation policière, sur ses vecteurs, ainsi que sur son devenir à l’époque jeune-turque.
Alors qu’à partir des années 1890, l’influence allemande devient prédominante en matière militaire dans l’Empire, l’orientation française reste une constante dans les affaires policières. Cette préférence nous semble renvoyer à plusieurs phénomènes. Tout d’abord, l’influence française est dominante chez les élites ottomanes de la fin du XIX e siècle, et particulièrement marquée lorsqu’il s’agit de questions urbaines. Dans les efforts pour créer une ville moderne, propre, ordonnée et « civilisée », la référence à Paris est omniprésente. Et lorsqu’il s’agit de maintenir l’ordre public dans la capitale ottomane comme dans les grandes villes de l’Empire, c’est naturellement le modèle de la préfecture de police de Paris qui est invoqué. Il ne s’agit pourtant pas d’un tropisme spécifiquement ottoman. Même s’il a sans doute été exagéré par une historiographie trop « parisianocentriste », le rayonnement du modèle de l’organisation policière parisienne dans l’Europe du XIX e siècle ne peut être nié. Sans être transposé à l’identique, il est connu, commenté et parfois adapté dans les pays voisins. En outre, le caractère centralisé de l’organisation policière française parisienne, et l’importance qu’y revêtent les tâches de police administrative sont des caractéristiques qui s’inscrivent particulièrement bien dans les orientations du régime autoritaire du sultan Abdülhamid II. Pour développer une police « nationale », dont la mission principale était de protéger les intérêts du régime, le modèle français était sans nul doute plus attractif que la police britannique, à l’image trop conciliante, ou que la police allemande, trop décentralisée. Notons que ces jugements sur les différents systèmes policiers s’appuient plus sur des représentations que sur la réalité, bien plus complexe.
Cette préférence française ne s’interrompt pas avec le changement de régime. Certes, lorsque la réorganisation policière est mise en débat à la chambre des députés en 1908 et 1909, la pertinence de l’application du modèle français au cas ottoman est mise en doute par certains, qui lui reprochent sa centralisation excessive et son aspect trop répressif. Mais dans le domaine policier comme dans la politique générale, c’est la tendance centralisatrice qui l’emporte et dans la modification du schéma de responsabilité policière effectuée en 1909, la référence française apparaît nettement. Quant à la coopération policière étroite établie entre la France et l’Empire ottoman, elle n’est nullement remise en cause. L’un des fils de l’inspecteur Lefoulon, qui avait pris sa succession en 1907, est ainsi maintenu dans ses fonctions après 1908, et ses frères continuent d’être employés dans la police d’Istanbul. Plus largement, cette continuité est illustrée par les revues officielles Polis puis Polis Mecmuas? (« Revue de la police »), publiées à partir de 1911 à Istanbul. Dans chaque numéro, une place importante est accordée à des reportages sur la police de Paris, comprenant photographies et articles sur l’organisation de la préfecture, les arrestations les plus spectaculaires ou les progrès techniques en matière d’identification (où l’on retrouve l’anthropométrie). Si cette revue est significative de la continuité de l’influence française sur les questions policières, elle met aussi en évidence une diversification des modalités des transferts de savoirs et savoir-faire entre la France et l’Empire ottoman. Le reportage, le témoignage de membres de la police en activité ou retraités, ainsi que l’image occupent une place croissante dans ces transferts. Plus largement, l’apparition d’une revue consacrée à ces questions semble manifester un tournant majeur dans les conceptions policières. Les questions policières ne sont plus traitées dans le secret de la correspondance étatique, mais exposées et débattues au parlement et dans la presse. La police devient un objet social à part entière.