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Eric Gady, « Les égyptologues français au xixe siècle : quelques savants très influents », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 32 | 2006, mis en ligne le 30 octobre 2008, consulté le 12 juin 2015. URL : http://rh19.revues.org/1091 ; DOI : 10.4000/rh19.1091

Résumé

Née en 1822, l’égyptologie fut considérée en France comme une science nationale à la suite de l’expédition de Bonaparte et de la Description de l’Égypte, de la découverte de Champollion et de la fondation du Service des Antiquités de l’Égypte par Mariette. Pourtant, le nombre de savants égyptologues fut très réduit, n’excédant pas la dizaine. Les chaires d’université créées par l’État furent assez rares et leurs auditeurs, excepté peut-être à la fin du siècle, tout aussi peu nombreux. Cela n’empêcha pas l’égyptologie française de bénéficier d’une influence disproportionnée eu égard à ce nombre de savants. Parce qu’elle était considérée comme une « science française », la France se devait de maintenir son rang pour conserver son prestige. À ce titre, l’égyptologie bénéficia de crédits très importants, notamment pour la constitution des collections du Louvre ou pour la création d’une mission permanente au Caire. Surtout, l’opinion fut sensibilisée à l’importance nationale de cette science, par l’intermédiaire de journaux tels que Le Moniteur, L’Illustration ou Les Débats qui mettaient en valeur les travaux des savants français.

Plan
  1. Un intérêt français pour l’Égypte antique très développé
  2. Une élite peu nombreuse
  3. Un soutien public disproportionné comparé à la faible importance numérique de cette élite

Née en 1822 grâce à la découverte de Champollion, l’égyptologie resta tout au long du XIXe siècle une discipline à part dans le champ historique, notamment à l’intérieur d’un monde universitaire largement dominé par l’étude de l’antiquité gréco-romaine. Jusqu’aux années 1870, il n’existait pas de formation proprement dite pour acquérir le maniement de la langue hiéroglyphique. Les égyptologues furent pour la plupart des autodidactes dont certains durent se former en dehors des cours officiels, à l’image du jeune normalien Maspero « obligé de [se] cacher de [ses] directeurs pour [se] livrer à [sa] passion égyptienne ». Ces savants semblaient former un monde particulier, presque hermétique, aux yeux des historiens classiques incapables de lire les hiéroglyphes.

Malgré cela, l’égyptologie française bénéficia dès sa création d’une aide publique assez considérable et figura dans un traité international de première importance, celui de l’Entente Cordiale de 1904, l’article premier de l’accord sur l’Égypte et le Maroc réservant ainsi la direction du Service des Antiquités égyptiennes à un Français.

Il s’agit donc de comprendre ici comment et pourquoi cette science a pu bénéficier au XIXe siècle d’une influence paraissant bien disproportionnée par rapport à la faible importance numérique de ses savants. Pour ce faire, il convient de s’intéresser dans un premier temps aux conditions de naissance de cette discipline.

Un intérêt français pour l’Égypte antique très développé

L’intérêt pour la connaissance de l’Égypte antique en France ne date pas de la naissance de l’égyptologie. Sans remonter à quelques voyageurs du Moyen-Âge pour lesquels « l’Égypte n’[était] qu’un ‘‘détour’’ pour les pèlerins de Terre Sainte », l’époque moderne connut un relatif engouement pour cette civilisation, à tel point qu’en 1735, l’abbé Le Mascrier allait jusqu’à écrire avec une certaine exagération : « le Nil est aussi familier à beaucoup de gens que la Seine. Les enfants mêmes ont les oreilles rebattues de ses cataractes et de ses embouchures. Tout le monde a vu et entendu parler des momies ». Il est vrai que le commerce des momies, alors censées disposer de vertus médicinales selon les apothicaires de l’époque, connut un vif succès qui donna lieu à un véritable trafic de momies notamment aux XVIe et XVIIe siècles. Au même moment, le goût pour l’antique se développait de manière un peu plus scientifique avec l’émergence des cabinets de curiosités dans lesquels des objets égyptiens ajoutaient à l’hétérogénéité des collections, comme celles de Fabri de Peiresc au début du XVIIe siècle. Certaines visions de l’Égypte antique apparurent ainsi en France, comme le mythe d’Isis au XVIIIe siècle. L’Égypte antique fut également présente en littérature, de même que chez les philosophes des Lumières qui intégrèrent un « mythe de l’Égypte pharaonique » dans leurs écrits. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, l’égyptomanie connut un succès grandissant, notamment parmi l’élite cultivée. À Versailles, Marie-Antoinette fit ainsi réaliser des chenets, des pendules et autres consoles comportant de nombreuses turqueries.

Durant le siècle et demi ayant précédé l’expédition de 1798, vingt-six récits de voyageurs en Égypte furent publiés en France, contre seize en Grande-Bretagne, six dans les pays germaniques, quatre en Hollande et deux dans la péninsule italienne ainsi qu’en Suisse. Parmi ces récits, les Lettres sur l’Égypte de Savary en 1785-1786 ou encore le Voyage de Volney paru en 1787 continuèrent d’entretenir l’engouement pour l’Égypte des pharaons, de même que le succès de la Flûte enchantée, dont la première représentation fut donnée en 1791. Cependant, si les récits de voyages et autres descriptions plus ou moins « archéologiques » commençaient à se faire plus précis, l’importance accordée à la connaissance de l’Égypte antique doit être nuancée. D’une part les informations recueillies n’émanaient pas d’égyptologues stricto sensu –  cette dénomination qui désigne les historiens capables de lire les hiéroglyphes ne pouvant être utilisée avant Champollion – mais de voyageurs ou d’antiquaires, comme on appelait alors les premiers adeptes de l’archéologie. D’autre part, à la suite de Winckelmann qui affirma « la primauté absolue de l’art grec » au milieu du XVIIIe siècle, un débat se développa sur la question de l’art égyptien qui valait ou non celui des Grecs. En 1785, l’Académie des Inscriptions proposa d’ailleurs comme sujet d’un prix le thème suivant : « quel fut l’état de l’architecture chez les Égyptiens, et ce que les Grecs paroissent en avoir emprunté ? ». Le prix fut remporté par Quatremère de Quincy pour qui « si donc les Égyptiens furent dans le fait les inventeurs de l’architecture, les Grecs le furent de la belle architecture ». Volney quant à lui assimilait les monuments égyptiens à de « barbares ouvrages ». Si l’Égypte antique faisait parler d’elle, son importance n’était pas encore reconnue par tous.

L’intérêt pour ce sujet s’accrut bien sûr avec l’expédition de 1798 qui ouvrit véritablement aux Occidentaux l’ancien pays des pharaons. Une mode égyptienne connut sous le Premier Empire un vif succès, et le style « retour d’Égypte » donna ses lettres de noblesse aux pyramides, sphinx et fleurs de lotus dans les arts décoratifs. L’architecture ne fut pas en reste, comme en témoigne par exemple encore le portique de l’hôtel de Beauharnais élevé en 1807 à Paris. Si cette mode s’estompa après Waterloo, l’intérêt porté à l’Égypte antique en France ne disparut pas, loin s’en faut. Le goût pour l’antique ne cessa de progresser chez les particuliers comme dans les musées, de plus en plus nombreux. À partir des années 1830, l’Égypte tint également une part importante dans le développement de la peinture orientaliste. Plus tard, les fêtes données en diverses occasions sur la place de la Concorde autour de l’obélisque rapporté de Louqsor ainsi que les expositions universelles de 1867, 1878, 1889 et 1900 où le pavillon égyptien constitua souvent l’un des endroits les plus remarqués, furent autant d’occasions de rappeler aux Parisiens les liens importants tissés avec l’Égypte et notamment avec son histoire antique.

En effet, à partir de l’expédition de 1798, les Français allaient désormais avoir le sentiment que l’égyptologie devenait une « science française par ses origines ». Trois moments importants les conduisirent à légitimer cette idée. L’expédition d’Égypte en constitua le premier temps indiscutable. Lancé à la conquête de l’Égypte, Bonaparte échoua à y maintenir la domination française. En revanche, les quelques mois de cette présence suffirent à insuffler un début de modernisation et d’occidentalisation du pays développé par la suite grâce à Méhémet Ali et certains ne tardèrent pas à y voir un espace dans lequel la France devenait la « patronne ». Surtout, l’expédition fut doublée par une armée de savants ayant pour tâche d’étudier la civilisation égyptienne. Denon, rentré à l’été 1799 aux côtés du général en chef, publia un nouveau récit dont les quarante rééditions du début du XIXe siècle témoignent du succès. Le livre montrait l’enthousiasme de son auteur pour l’art égyptien, aussi bien considéré que l’art grec. Ceci n’empêcha pas Quatremère de Quincy de rappeler la supériorité de ce dernier. Néanmoins, de l’expédition de Bonaparte, il résulta surtout un travail considérable publié dans la monumentale Description de l’Égypte de 1809 à 1828, soit plus d’une vingtaine de volumes et près d’un millier de planches souvent de très grand format, dont Jomard, ancien de l’expédition, fut le maître d’œuvre. La publication d’un tel ouvrage servit aux Français à oublier les défaites militaires de cette campagne : « honneur à la France, à cette patrie des arts, qui peut se glorifier d’en avoir conservé les modèles [des monuments détruits depuis l’expédition] ! Et si l’impéritie ou la fatalité ont fait évanouir pour nous, en Égypte, les espérances de la politique, la science au moins nous a conservé son trophée, et la Description de l’Égypte, pour être la seule conquête qui soit restée à notre patrie, n’en est pas moins immortelle ». Un égyptologue français considéra également que « ce beau livre, destiné par son prix à ceux qui n’ont pas le loisir ou la volonté de le lire, fut notre seul trophée de cette mémorable campagne ». Elle permit également de maintenir très présent l’intérêt pour l’Égypte, notamment antique.

Si la conquête scientifique de l’Égypte par les savants de Bonaparte justifiait la prééminence revendiquée désormais par les Français, elle ne fut pas suffisante pour que l’histoire de la civilisation égyptienne fût considérée comme une science française. Il fallut également déchiffrer l’écriture hiéroglyphique qui demeurait pour les scientifiques un mystère. Les soldats français avaient mis au jour en 1798 près de Rosette une pierre aux inscriptions trilingues pouvant constituer une des clefs de cette étude. Si le monument finit comme prise de guerre au British Museum, on sait comment, dans cette véritable course au déchiffrement, Champollion fut le premier à comprendre précisément le principe des hiéroglyphes et à l’expliquer dans la célèbre séance du 27 septembre 1822 devant l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. L’égyptologie effectivement fondée, les Français pouvaient dès lors en réclamer la paternité. C’est ce que fit le frère même du déchiffreur dans une note à Charles X de 1825 : « l’archéologie égyptienne est pour la France une sorte de propriété littéraire, comme l’archéologie indienne l’est pour l’Angleterre ». Quelques mois plus tard, il faisait appel au même vocabulaire patriotique :

« L’histoire y a conquis beaucoup de certitudes et si un louable patriotisme a fait de l’archéologie indienne une sorte de propriété littéraire pour l’Angleterre, le même sentiment a donné pour ainsi dire en apanage à la France l’archéologie égyptienne. […] La France a ouvert la route des certitudes dans les recherches sur l’histoire de l’antique Égypte, et cet avantage mémorable a assez de prix en lui-même pour que la France ne doive rien négliger afin d’en assurer la durée ».

La découverte de Champollion vengeait en quelque sorte l’honneur national après la perte de la pierre : « ce monument, devenu célèbre sous le nom de pierre de Rosette, tomba entre les mains des Anglais, mais c’est en France qu’on a su en tirer parti et qu’on a trouvé la clef des hiéroglyphes ».

Associé au souvenir des événements de 1798, le talent de Champollion permettait aussi de mieux faire ressortir le caractère français de cette science : « la France a donc bien l’initiative des études égyptiennes. C’est elle qui a ouvert la vallée du Nil au monde savant. Elle a la première exploré les ruines de Thèbes, de la Nubie et de Méroé. C’est Champollion qui a déchiffré les hiéroglyphes ».

De plus, le voyage de Champollion en Égypte en 1828-1829 mit fin à la question de la supériorité de l’art grec. L’helléniste Raoul-Rochette avait pu encore en 1823 l’affirmer. Désormais, Champollion, par ses travaux, possédait suffisamment de notoriété pour faire reconnaître la valeur de l’art égyptien, ainsi qu’en témoigne cet extrait de lettre au secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions, écrit depuis l’Égypte : « une grande partie de mes dessins sont coloriés, et je ne crains pas d’annoncer qu’ils ne ressemblent en rien à ceux de notre ami Jomard, parce qu’ils reproduisent le véritable style des originaux avec une scrupuleuse fidélité. Le grand Rochette pourra voir si les Égyptiens n’ont jamais fait, comme il dit si bien, qu’un Dieu, qu’un Roi et qu’un homme, qui n’était ni un homme, ni un Roi, ni un Dieu. Thèbes toute entière – et ce n’est pas peu dire – est malheureusement une immense protestation contre cette belle phrase ». L’Égypte n’avait plus à rougir de la comparaison avec la civilisation grecque.

Après la mort de Champollion, l’égyptologie se développa surtout en dehors des frontières françaises. Néanmoins, l’arrivée d’un nouveau savant permit de justifier le rang que la France était censée tenir dans cette nouvelle science. En 1858 en effet, le jeune conservateur-adjoint au Louvre Mariette, grâce à l’appui de Ferdinand de Lesseps, fonda au Caire le premier Service des Antiquités de l’Égypte. En 1863, il ouvrit le musée de Boulaq, aux origines de l’actuel musée du Caire, le plus important musée d’égyptologie dans le monde. Mariette et ses successeurs français dirigèrent le Service des Antiquités et le musée jusqu’au milieu du XXe siècle. Désormais, ces créations renforçaient un peu plus les prétentions françaises concernant l’égyptologie. En effet, l’expédition de 1798, Champollion et Mariette constituaient dès lors une sorte de triptyque permettant de considérer l’égyptologie comme une science française. Un savant très proche de Mariette pouvait ainsi écrire dans son rapport au ministre au retour d’une mission en Égypte en 1862-1863 :

« Il appartenait à notre pays surtout de répandre dans le public les conquêtes certaines d’une science créée par un Français et poussée si loin par les remarquables accroissements qu’elle a reçus de nos compatriotes, MM. Mariette, de Rougé et Chabas et qu’il nous est permis de considérer aujourd’hui comme une science vraiment nationale. […] C’est en effet pendant ces dernières années que les découvertes considérables de M. Mariette, qui, depuis cette époque, précisément, a eu le monopole des travaux de fouilles en Égypte, avec 2000 ouvriers sous ses ordres, ont donné les résultats historiques les plus importants. […] Le temps est donc venu de répandre en France dans le public les conquêtes légitimes et indiscutables d’une science française dont l’origine première remonte à la fondation de ce célèbre Institut d’Égypte créé au lendemain d’une victoire, science dont l’époque lumineuse et créatrice est marquée par l’expédition de Champollion en 1828-29 et dont le développement fécond est dû surtout à l’excellente méthode et aux savantes interprétations de M. de Rougé, aussi bien qu’aux découvertes de M. Mariette. Ainsi ce pays, jadis conquis par nos armes, avec tous ces mystérieux souvenirs, l’a été dans les profondeurs les plus lointaines de son passé par la science pénétrante de nos compatriotes ».

Les manuels scolaires de sixième, classe pendant laquelle les élèves étudiaient l’histoire de l’Orient Ancien, vulgarisèrent également cette image, le programme de 1880 rendant obligatoire l’étude des « découvertes de Champollion et de Mariette ».

« C’est à la France que revient principalement l’honneur d’avoir retrouvé cette civilisation, écrit Victor Duruy. L’expédition d’Égypte, conduite par le général Bonaparte, fut comme la découverte de ce monde oublié ; Champollion a permis à la science d’y pénétrer, en trouvant la clef de l’écriture hiéroglyphique, et Mariette, par ses fouilles heureuses à Saqqarah, Abydos, Karnak, Edfou, Dendérah et Tanis, par la découverte du Serapeum et l’organisation au Caire du musée de Boulaq, a donné aux savants de précieux sujets et de grandes facilités de travail. C’est en 1821 [sic pour 1822] que Champollion révéla sa méthode de déchiffrement et prouva que la langue des hiéroglyphes était au copte, qui se parle encore en Égypte, ce que le latin est à l’italien et au français. Il créa la grammaire de cette langue, et en commença le dictionnaire. C’est donc à lui et à ses élèves que nous devons tout ce qui nous a déjà été révélé par quelques-unes des innombrables inscriptions de l’Égypte et par les papyrus retrouvés dans les tombeaux »

Ainsi, l’expédition d’Égypte, la découverte de Champollion et l’œuvre de Mariette avaient achevé de convaincre les Français que leur pays avait « acquis une sorte de droit de propriété scientifique sur l’Égypte ». Malgré une telle antienne, les égyptologues français constituèrent pourtant une élite peu nombreuse.

Une élite peu nombreuse

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