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DISCOURS DE M. SADLER L’influence française sur l’éducation anglaise.
Revue internationale de l’enseignement, 1 juillet 1906, p. 26/96
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« Aucune influence étrangère n’a été si persistante et si durable, si éclairante et parfois si provoquante pour notre instabilité d’humeur, que l’influence française ».
L’Angleterre qui, par sa situation géographique, est à la fois accessible et séparée, a toujours été ouverte à une foule d’influences intellectuelles et sociales venant des autres pays. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle est toujours restée animée d’un esprit profondément national, mais dans la plupart de ses changements d’humeur elle s’est montrée très sensible aux idées du dehors. Ainsi la pensée et les institutions anglaises ont tiré à différentes époques une nouvelle force de l’Italie, de l’Allemagne, des Pays-Bas et de l’Autriche. Mais aucune influence étrangère n’a été si persistante et si durable, si éclairante et parfois si provoquante pour notre instabilité d’humeur, que l’influence française. Et je suis chargé cet après-midi de la tâche de rappeler à cette assemblée distinguée la dette dont l’éducation anglaise est redevable envers les penseurs français et les exemples français.
Les Universités anglaises du moyen âge devaient à la France la plus grande partie de leur forme constitutionnelle et de leurs traditions intellectuelles. Le vice-chancelier nous a rappelé que, si les anciennes écoles d’Oxford se sont élevées jusqu’à constituer un studium generale, ce fait peut avoir été dû à une émigration des étudiants de l’Université de Paris en 1167, et que la grande dispersion des maîtres et des étudiants de Paris en 1229 peut avoir été le principal facteur des premiers développements de l’Université de Cambridge. Quoi qu’il en soit, la pensée de tous les jeunes Anglais qui aspiraient à la science se tourna pendant de nombreuses générations vers l’Université de Paris. Comme le disait Ramus il y a longtemps, elle était l’Université non seulement d’un ville, mais du monde entier. A côté de la Papauté et de l’Empire elle était l’une des grandes institutions du Christianisme médiéval. L’une des quatre nations qui composaient sa Faculté des Arts portait le nom de l’Angleterre, et quoiqu’elle comprit des Allemands et des étudiants de l’Europe septentrionale, le fait qu’elle portait ce nom montre combien les Anglais étaient nombreux dans cette grande division universitaire.
Nous possédons quelques distiques latins écrits vers 1170 qui décrivent l’arrivée de l’étudiant anglais à Paris. Il s’habille, se lave, puis se promène dans les rues ; il entre dans une église et fait sa prière ; puis il arrive aux écoles et se demande quelle est celle qu’il choisira. Remarquant l’air agréable des étudiants anglais, il s’ attache à leur société. Beaucoup de raisons lui dictent son choix. Il trouve qu’ils ont bon genre, que leur conversation et leurs expressions sont pleines d’attrait, que ce sont des garçons intelligents qui ont de bonnes figures, qu’ils sont généreux et détestent les avares, qu’ils prennent beaucoup de plats à table et qu’ils boivent sans mesure.
Franchement, il faut avouer que l’auteur de ces vers avait le patriotisme développé. Il était lui-même Anglais. Les savants et penseurs anglais des xiiè, xiiiè siècle siècles étaient fiers de se proclamer élèves de l’Université de Paris. Jean de Salisbury, l’humaniste avant l’humanisme, y étudia douze ans, et durant une partie de ce temps sous Abélard lui-même. Edmond Rich d’Abingdon, saint Edmond, qui le premier enseigna dans les écoles d’Oxford la nouvelle Logique d’Aristote, était un élève de Paris. De même Roger Bacon, le père de la science expérimentale en Angleterre. Duns Scotus, le « Docteur subtil » enseigna à Paris aussi bien qu’à Oxford, et Guillaume d’Ockham, « Doctor invincibilités », avec lequel la pensée scolastique arriva à son plus haut degré de perfection, fut aussi en rapport avec les deux Universités. Jamais les liens intellectuels et personnels ne furent aussi étroits entre deux Universités qu’ils ne le furent entre Oxford et Paris au xiiiè siècle. Toutes deux étaient des sociétés de maîtres. Par sa constitution, ses usages, et les phases techniques de sa vie académique, Oxford rappelait Paris. L’histoire des collèges de Paris et d’Oxford fut plus tard bien différente, mais le Dr Rashdall a montré que ce fut un maître de Paris, Guillaume de Durham, qui légua à I’Université d’Oxford en 1249 une somme à une petite communauté qui était le germe d’University College d’Oxford. Et vers 1266 Sir John de Balliol, après avoir été châtié par l’évêque de Durham pour une injustice faite a l’Eglise, établit à Oxford un Collège pour les étudiants qui, sous sa première forme, était une imitation des Colleges de Paris.
La France, peut-on dire, donna à l’Angleterre la forme presque tout entière de ses anciennes institutions universitaires, et inspira aux Anglais l’amour de la philosophie scolastique, dans laquelle ils excellèrent.
La France, peut-on dire, donna à l’Angleterre la forme presque tout entière de ses anciennes institutions universitaires, et inspira aux Anglais l’amour de la philosophie scolastique, dans laquelle ils excellèrent.
L’influence française sur les écoles anglaises de grammaire fut puissante jusqu au milieu du xive siècle. Higden, qui écrivit son Polychronicon vers 1327, dit que de son temps et depuis l’arrivée des Normands en Angleterre, les enfants des écoles étaient obligés « de laisser de côté leur langue maternelle et d’expliquer leurs leçons en français ». Mais Jean de Trévise, qui traduisit et édita en 1385 l’œuvre d’Higden, ajoute en note que cet usage prévalut jusqu’à la première apparition de la peste noire en 1349, après quoi il se fit un grand changement, si bien qu’à l’époque où il écrivait, quarante ans environ après la première peste « dans toutes les écoles anglaises de grammaire, les enfants oublient le français, et expliquent et apprennent leurs leçons en anglais ». Ce grand changement était probablement dû à la mort ou au départ des prêtres français à la suite de la peste noire. Cette rupture de la tradition amenée par la peste favorisa l’usage général de la langue maternelle dans les écoles anglaises de grammaire. Deux maîtres fameux firent beaucoup en faveur de l’usage de l’anglais dans les écoles de grammaire, et ce mouvement contribua à fortifier le sentiment national qui fut l’une des marques distinctives de ce temps. Mais les influences anciennes continuèrent a s’exercer sur la manière d’enseigner le latin. L’une des deux grammaires latines les plus usitées dans les écoles était écrite par un Français, Alexandre de Ville-Dieu en Normandie, qui tenait une école a Paris et écrivit en 1209 son Doctrinale puerorum, grammaire en vers latins.
La seconde grande vague d’influence française sur l’éducation anglaise affecta, pour la plus grande partie, l’éducation des enfants des classes riches. Elle eut son point culminant dans l’ouvrage de Locke : Thoughts concernons éducation, publié en 1693. Nous voyons chez Locke I’influence de Montaigne, de Descartes et des messieurs de Port-Royal aussi clairement que nous voyons plus tard chez Rousseau l’influence de Locke. Le point de vue de Montaigne présente des ressemblances frappantes avec celui de beaucoup d’Anglais qui ont écrit sur l’éducation. Ils aiment ses attaques contre le prépédantisme, son admiration pour les exercices physiques qui fortifient le corps et l’exercent à l’endurance, le soin qu’il prend des arts d agrément tels que l’équitation et le tir, sa croyance à la valeur éducative des voyages, son mépris pour le savoir pur livresque, ses murmures contre les grandes écoles publiques, et, par dessus tout, sa croyance que la grande affaire d’une éducation libérale est la formation du jugement. On voit tout cela chez Locke, et aussi l’opinion qu un Anglais devrait, comme le père de Montaigne, prendre pour précepteur de son fils un homme qui saurait lui-même bien parler le latin, et qui ne laisserait son élève parler aucune autre langue pendant quelque temps.
Mais nous remarquons chez Locke une influence encore plus considérable que celle de Montaigne : c’est celle de Descartes. On l’aperçoit nettement dans un autre grand ouvrage de Locke sur l’éducation : Conduct of the understanding, écrit en 1697. Descartes déclare au commencement du Discours de la Méthode que « le bon sens est la chose du monde la plus répandue » et que « le pouvoir de juger bien et de distinguer le vrai du faux, qui est proprement ce que nous appelons bon sens ou raison, est naturellement égal chez tous les hommes». Locke place les mêmes vues en tête de son chapitre sur le raisonnement. « Chaque homme porte sur lui une pierre de touche dont il n’a qu’à se servir pour distinguer l’or véritable de ce qui ne brille qu’à la surface, la vérité de l’apparence. L’usage et les avantages de cette pierre de touche qui est la raison naturelle ne sont enlevés ou perdus que par les préjugés, la présomption et l’étroitesse d’esprit. Il compare les connaissances d’un journalier de village, celles d’un gentilhomme de province, et celles d’un artisan de la ville et conclut. « Tous ces hommes, quoique inégalement possesseurs de la vérité et inégalement avancés dans la science, je les suppose également doués, par la nature ; toute la différence qu’il y a entre eux provient de la différence des fins qu’il leur a été donné de poursuivre en rassemblant leurs informations et en remplissant leur tête des idées, des notions et des observations sur lesquelles travailla leur esprit et se forma leur intelligence ». Les quatre règles de la méthode de Descartes se trouvent au fond des règles que donne Locke dans sa Conduct of the understanding. Fidèle à l’esprit de Descartes, Locke affirme que l’élève « ne doit accepter comme vrai que ce qu’il connaît évidemment être tel, que dans toute sorte de raisonnement il faut suivre la connexion et la dépendance des idées jusqu’à ce que l’esprit parvienne à la source d’où elles proviennent, en faisant attention tout le long à leur cohérence » et qu’« il faut donner a l’esprit une vue claire et exacte du monde intellectuel tout entier, afin qu’il puisse voir l’ordre, l’harmonie et la beauté de I ensemble, et donner à chacune des provinces des différentes sciences I attention qui leur est mûe, étant données la dignité et l’utilité de chacune d’elles ».
Mais il ya encore chez Locke l’influence profonde des Port-Royalistes. Quand il était à Paris en 1677 il acheta pour « le jeune M. Anthony », le petit fils de Lord Shaftesbury, les meilleurs livres de classe français et latins. C’étaient presque certainement les grammaires de Port-Royal. Il raille notre insouciance relativement à l’enseignement de notre langue maternelle, et, à propos de la fondation de l’Académie française, fait observer sèchement : « On voit que la politique de quelques-uns de nos voisins n’a pas cru qu’il fût indigne du gouvernement de promouvoir et d’encourager les progrès de leur langue. Polir et enrichir la langue n’est pas pour eux une affaire de peu d’importance, et l’on voit naître chez eux une ambition et une émulation raisonnable d’écrire correctement. »
Néanmoins Locke était partisan de l’éducation domestique pour les fils de gentilshommes. Elevé lui-même à l’école de Westminster sous l un des plus grands Principaux, il n’aimait pas le système des écoles publiques. Mais après la Restauration, les classes supérieures anglaises semblent avoir compris que beaucoup d’intérieurs ne convenaient pas à l’éducation privée des enfants, et aussi qu’il était nécessaire de faire fusionner les éléments jeunes des hauts rangs de la société par les rapports mondains qui naissent de la camaraderie d’école. En Angleterre comme en Allemagne on forma des plans en vue d’établir des académies où l’on enseignerait des arts d’agrément par lesquels se distinguait la jeunesse française. Mais dans notre pays la force de caractère et les longs efforts d’un maître d’école firent dévier le courant dans le sens de l’ancien type d’écoles publiques. Le Dr Richard Bushy, principal de Westminster de 1638 à 1695, fit de son école le champ d’entraînement de la plupart des enfants intelligents des hautes classes, et commença le mouvement de réforme dans l’esprit et la discipline des écoles publiques anglaises qui leur assura la supériorité pendant sa génération. L’œuvre de Bushy porte la marque de l’influence de Port-Royal. Il composa de nouvelles grammaires latines et grecques pour son école, et donna à l’enseignement de la langue maternelle une grande importance dans son plan d’éducation. Lui-même composa un rudiment anglais à l’usage des plus jeunes enfants de son école, et il permit à ceux de ses élèves qui avaient un goût spécial pour tel ou tel genre d’études d’y consacrer, sous une direction habile, une grande partie de leur temps. En fait, il adapta les vieilles écoles publiques aux principales nécessités du nouvel idéal d’éducation qui était venu de France. Il le fit par la réforme conservatrice et intérieure d’une vieille institution, tâche à laquelle le préparaient sa forte personnalité, son talent d’éducateur, et son amour pour l’école qu’il dirigeait. C’est un fait caractéristique de l’histoire de l’éducation en Angleterre que cette impulsion venue des nouvelles nécessités sociales et de l’exemple admiré de la France, au lieu d’amener la décadence et la chute des vieilles écoles, finit par les régénérer, grâce aux travaux d’un maître à vues larges et à volonté forte qui voulut loyalement conserver ce qu’il y avait de sain dans les vieilles traditions.
Mais bien que Locke n’ait pas réussi à persuader à la grande majorité des Anglais de retirer leur faveur aux vieilles écoles publiques, ses écrits exercèrent une influence profonde sur l’idéal de l’éducation pour les enfants des hautes classes de la société. Nous le voyons par l’éducation que Lord Chesterfield fit donner à son fils. L’enfant avait un précepteur français. Et Lord Chesterfield. donne à son fils en 1747 le modèle sur lequel il doit se régler.
« Un Français qui, avec un fond de vertu, de savoir et de bon sens, a les manières et la bonne éducation de son pays, est la perfection de la nature humaine. Vous pouvez atteindre à cette perfection si vous le voulez, et j’espère que vous le voudrez ». Quant au côté intellectuel de l’éducation du jeune homme, lord Chesterfield aime à insister sur la valeur des meilleurs livres d’école français de son temps. Il recommande la Grammaire française de Port-Royal et envoie en 1747 un exemplaire « des Racines grecques, dernièrement traduites en anglais du français de Port-Royal » avec une lettre : « Informez-vous de ce qu’était Port-Royal. Pour finir par un jeu de mots, j’espère que non seulement vous vous nourrirez de ces Racines grecques, mais qu’aussi vous les digérerez parfaitement ». L’idéal de la haute culture française était toujours présent à l’esprit de lord Chesterfield. Atteindre aux meilleurs modèles français pour la politesse et les manières, c’était avoir du monde et savoir se tenir en toute société comme se tiendrait un Français bien élevé, était la science sociale a laquelle il désirait surtout voir parvenir son fils.
[la France] nous met au défi par ses recours aux questions fondamentales. Elle prétend que l’éducation est une question sociale, qui touche à tous les besoins et à toutes les aspirations de la communauté, et tout autre chose qu’un procédé utilitaire qui ne tendrait qu’à augmenter le bien-être matériel.
En Angleterre comme en Allemagne, durant les dernières années du dix-septième siècle et la plus grande partie du dix-huitième, les Français furent admirés comme les modèles de la politesse. Cette recherche de l’élégance française se fit sentir dans des mondes bien éloignés de celui où brillait lord Chesterfield, et nous trouvons des traces amusantes de cette influence dans les livres qui essayaient d’apprendre aux jeunes Anglais comment ils devaient se comporter. En 1672 fut publiée à Londres la onzième édition d’un livre intitulé : Conduite de la jeunesse ou Convenances à observer dans les rapports sociaux (Youth’s Behaviour or Decency in conversation amongst men) composé en français pour l’usage et le profit des jeunes gens de ce pays et traduit récemment en anglais par Francis Hawkins. Il fut tellement estimé, nous dit l’auteur, qu’un savant professeur d’Oxford vint le trouver et lui remit le prix de 250 exemplaires de la nouvelle édition, en disant qu il allait ouvrir une grande école dans la ville de Norwich et qu’il voulait se servir de ce livre dans l’intérêt de ses élève. Un autre docteur « de grand savoir et de situation éminente » alla trouver l’éditeur dans sa boutique de Fleet Sreet et, en le remerciant beaucoup d’avoir publié cet ouvrage, lui acheta tous les exemplaires reliés en cuir, ajoutant que l’ouvrage était trop bon pour être broché. Voici quelques-uns des préceptes de cet estimable ouvrage : « En baillant, ne crie pas. Et tu dois t’abstenir, autant que tu le peux, de bailler, spécialement quand tu parles, car cela fait voir qu’on s’ennuie. Mais si tu es contraint de bailler, de toute manière ne parle pas pendant ce temps, et ne reste pas la bouche béante, mais ferme ta bouche avec ta main ou ton mouchoir, et, s’il est nécessaire, tourne ta figure d’un autre côté ». Une autre page donne des maximes pour la conduite à table : « Ne prends pas ton repas comme un glouton. Ne brise pas ton pain avec tes mains, mais coupe le avec ton couteau, s’il n’est pas très petit ou très frais. En prenant du sel, prends garde que ton couteau ne soit pas gras quand il doit être essuyé, ni ta fourchette. On peut le faire proprement avec un morceau de pain.ou, dans certains cas, avec une serviette, mais jamais avec le pain tout entier ».
C’est cependant par les écrits de Rollin, héritier des traditions de Port-Royal, que l’influence de la France sur l’éducation s’infiltra le plus profondément dans l’enseignement anglais au milieu du dixhuitième siècle. Le Traité des Etudes de Rollin fut publié en deux fois en 1726 et en 1728. En 1748, Robert Dodsley, établi libraire dans Pall Mail, obtint (par lord Chesterfield) la permission du roi George II de publier « un ouvrage pratique en deux volumes, illustré de cartes et de gravures, intitulé Le Précepteur, contenant un cours général d’éducation dans lequel les premiers principes de la politesse sont exposés d’une manière très convenable pour exercer l’esprit et avancer l’instruction de la jeunesse ». Ce livre, conforme aux principes du traité de Rollin et qui eut de nombreuses éditions, servit de guide aux élèves anglais el à leurs maîtres.
Et quelques années plus tard, le curriculum, plus large que l’influence française avait introduit dans l’enseignement secondaire, trouva un défenseur encore plus puissant dans la personne de Joseph Priestley, dont l’Essai sur un cours d’éducation libérale pour la vie civile et active (Essai on a course of libéral éducation for civil and active life), publié en 1765, marque l’entrée du nouvel idéal de culture libérale dans l’enseignement secondaire des classes moyennes anglaises, dont l’influence sociale et le pouvoir politique augmentaient alors rapidement.
Dans les ouvrages anglais du dix-huitième siècle qui traitent de l’éducation, nous trouvons des traces de l’influence de Fénelon. Dans le Télémaque (1698), la France donna à l’Angleterre un livre d’histoires pour les jeunes gens presque aussi populaire que celui que l’Angleterre lui donna vingt ans plus tard dans Robinson Crusoë. Jérémie Bentham, par exemple, à qui ses parents interdisaient d’abord tout livre d’amusement, reçut Télémaque vers 1755 des mains de son précepteur français, et dit plus tard que « ce roman pouvait être considéré comme la pierre fondamentale de son caractère et le point de départ de sa carrière ». Les écrits de Fénelon et de Mme de Lambert (1747-1753) exercèrent une grande influence sur les idées anglaises concernant l’éducation des filles. Ils fortifièrent la dernière forme de la vieille tradition, issue elle-même de la Renaissance,et aidèrent à repousser la réaction sous son apparence la plus vile, qui tendait à abaisser l’idéal de l’éducation des tilles. William Law, un lecteur assidu de Fénelon, fit de la mauvaise éducation des filles le sujet d’un chapitre incisif de son Appel sérieux (Serions Call) (1728) qui fut l’un des livres anglais les plus lus au dix-huitième siècle et qui pénétra dans des milliers de maisons où l’on n’avait jamais entendu parler d’aucun ouvrage sur la théorie de l’éducation. Il y a beaucoup moins de traces de l’influence de Mme de Maintenon. Et c’est dans les familles les plus sérieuses de la noblesse et des classes moyennes les plus élevées que prévalurent les meilleures idées sur l’éducation des filles. Les écoles de filles furent patronnées en grande partie par des familles d’un rang moins élevé, et semblent avoir été en général faibles et insignifiantes. A tout le moins, presque tous les ouvrages anglais sur l’éducation des filles qui furent publiés au dix-huitième siècle se plaignent de la mauvaise influence de ces écoles. Mais il faut admettre que les auteurs qui traitent de l’éducation sont portés à juger sévèrement ce qui se fait à leur époque. L’état de choses semble avoir été meilleur qu’ils ne le pensaient ou qu’ils croyaient bien faire de le dire. Quoi qu’il en soit, un observateur aussi pénétrant que le fut Adam Smith se déclare, dans la Richesse des Nations (Wealtli of nations) (1776), satisfait de l’éducation des filles de son temps.
« Il n’y a pas d’institutions publiques pour l’éducation des femmes, dit-il, et il n’y a par conséquent rien d’inutile, d’absurde ou de fantasque dans le cours ordinaire de leur éducation. On leur enseigne ce que leurs parents ou leurs tuteurs jugent nécessaire ou utile de leur enseigner, et on ne leur enseigne pas autre chose. Chaque partie de leur éducation tend évidemment à quelque chose d’utile, soit à augmenter l’attrait naturel de leur personne, soit à former leur esprit à la réserve, à la modestie, à l’économie, et a les rendre capables de devenir maîtresses de maison, et à se conduire comme il convient quand elles le seront devenues. A un moment quelconque de leur vie, les femmes retirent de leur éducation une commodité ou un avantage quelconque. Il arrive rarement qu un homme retire a un moment quelconque de sa vie quelque commodité ou quelque avantage de quelques-unes des parties les plus laborieuses et les plus fatigantes de son éducation ». Mais ce témoignage d Adam Smith serait plus probant s’il n’était un moyen oratoire de combattre, par contraste, les écoles de garçons et les vieilles universités qu’il détestait si cordialement.
[pages 34 à 39 non reproduites]
Conclusion
La visite des représentants de l’enseignement français auxquels nous souhaitons aujourd’hui la bienvenue a lieu à une époque critique. De profonds changements se sont produits dans la vie sociale anglaise et ont amené la nécessité de réajuster et de faire progresser beaucoup notre système d’éducation. Jamais l’esprit de la nation ne fut plus ouvert à des suggestions nouvelles, jamais il ne fut plus désireux d’examiner les idées nouvelles sur l’enseignement. Mais nous ne pouvons pas nous bornera copier ce qui a été fait ailleurs. Aucune nation n’a un problème plus complexe à résoudre. Il nous faut créer notre propre système par nos propres moyens. Mais aujourd’hui comme autrefois aucune influence du dehors n’a sur nous un pouvoir plus stimulant que l’influence de la France. Elle nous met au défi par ses recours aux questions fondamentales. Elle prétend que l’éducation est une question sociale, qui touche à tous les besoins et à toutes les aspirations de la communauté, et tout autre chose qu’un procédé utilitaire qui ne tendrait qu’à augmenter le bien-être matériel. Elle nous charme par la limpidité de ses raisons. Elle nous appelle par la dignité grave et mesurée d’une haute tradition, la tradition la plus ininterrompue de culture littéraire en Europe, tradition qui unit le monde moderne à la civilisation Romaine.