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Chaubet, François. « L’Alliance française ou la diplomatie de la langue (1883-1914) », Revue historique, vol. 632, no. 4, 2004, pp. 763-785.

https://doi.org/10.3917/rhis.044.0763

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RÉSUMÉ

À la fin du XIXe, dans un contexte de compétition multiforme entre les grandes nations, la culture devint à la fois un des enjeux de la puissance et une de ses mesures. Ainsi la fondation, en 1883, de l’Alliance française, « association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger », traduisit la volonté de certaines élites française, intellectuelles et administratives au premier chef, d’assurer à leur pays les conditions renouvelées de son traditionnel « rayonnement » culturel. Grâce à des Comités locaux, presque totalement indépendants du siège central parisien, un réseau mondial et décentralisé apparaît en une vingtaine d’années. À travers une politique de soutien aux écoles et au livre français, l’organisation de tournées de conférences, et surtout, la mise en œuvre, à Paris, de cours de langue et civilisation d’un haut niveau intellectuel, l’Alliance française de Paris et ses Comités à l’étranger inventèrent le dispositif de la diplomatie culturelle moderne, avant même l’apparition des premiers Instituts culturels français vers 1910. Les représentations idéales d’une langue et d’une culture françaises de type universaliste s’inscrivirent au sein de ce jeu de pratiques multiples qui furent mises en œuvre par des acteurs français aussi bien qu’étrangers. Et cette souplesse demeura un des principaux atouts d’une association, souvent enviée, parfois copiée, mais demeurée difficilement imitable.


PLAN

LES OBJECTIFS DE DIFFUSION DU FRANÇAIS ET LEURS ACTEURS
Les perspectives mondialistes
Les acteurs : universitaires et haute administration
MÉTHODES D’ACTION
Diffuser la culture française
L’AVANCE CULTURELLE EXTÉRIEURE FRANÇAISE ET SES RAISONS


PREMIÈRES PAGES

S’aviserait-on de poser la question, « Quelle est aujourd’hui la plus grande multinationale au monde ? », les réponses pencheraient pour quelque géant – plutôt américain – de la restauration alimentaire ou de la fabrication d’articles de sport ; mais bien peu songeraient à nommer l’Alliance française et ses 1 050 centres culturels dispersés à travers la planète… Cette association, née en 1883, vouée à la « propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger », et dont l’existence plus que centenaire atteste le dynamisme et le prestige maintenus, révèle surtout aux yeux de l’historien tout un pan de l’histoire culturelle des relations internationales que l’on aimerait volontiers qualifier, par-delà la clause de style du chercheur soucieux de légitimer son travail, de profondément éclairant. En effet, la politique culturelle extérieure moderne fut, sinon inventée, du moins façonnée par les acteurs de l’Alliance parisienne, au cours du dernier tiers du XIXe siècle, dans le contexte de renouveau politique et moral caractéristique de l’après, 1870. Alors, le culturel devient un des facteurs de la puissance lorsqu’il permet d’accumuler un capital de confiance de nature à renforcer le crédit politique d’une nation, voire à infléchir, sur le moyen terme, les dures pesanteurs démographiques et économiques.

Avant donc que l’État n’en devienne le véritable concepteur, à partir de la Première Guerre mondiale, puis de la création, en 1920, du service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE), le pilotage de l’expansion intellectuelle jusqu’aux années 1910 fut assuré quasiment par l’association du boulevard Raspail, son siège social est à Paris ; elle joua le rôle d’un organisme diplomatique officieux qui, de manière certes empirique, identifia tout aussi bien le principe qui devait guider tout au long du XXe siècle l’action culturelle de la France à l’étranger (développer la diffusion de la langue pour constituer des publics « captifs » en faveur de la culture française) qu’elle parvint à forger quelques-uns de ses principaux vecteurs, de l’aide aux écoles à la politique du livre, en passant par la formation des étudiants étrangers et par les tournées de conférenciers dans le monde.

Une telle capacité d’innovation dans un domaine – le « rayonnement » culturel – qui, depuis le XVIIe siècle au moins n’avait jamais cessé de préoccuper les élites, méritait sans nul doute un travail d’exploration un peu approfondi. La dynamique historiographique dans ce domaine de l’action culturelle extérieure gonflait opportunément les voiles de cette recherche attentive à tracer les cercles imbriqués du politique et du social (les acteurs et leurs projets) et du culturel (les représentations de la France à l’étranger). Ainsi, à l’ère du double mouvement de construction de l’État-nation et de l’engagement impérial, d’un vigoureux nationalisme couplé à un prosélytisme civilisateur, l’histoire de l’Alliance française en ses débuts paraît illustrer, non pas seulement l’ancienneté d’un réflexe – l’ethos civilisateur et messianique tôt ancré –, mais tout aussi bien la dynamique collective nouvelle attachée à la dimension nationale, édification aussi bien d’un régime socioculturel avec ses principaux acteurs (hommes de culture et hauts fonctionnaires) et leurs démarches qui visent à la constitution de réseaux de communication de masse, qu’idéologie et construction de « communautés imaginaires » (Benedict Anderson). À ce stade, une rapide comparaison de la construction par les grandes puissances de réseaux culturels à l’étranger, modernes et laïques, permet alors de mieux suivre les fils qui nouent la démarche de l’Alliance quand s’approfondit la « nationalisation » des sociétés européennes ; à vrai dire, ce processus imitatif en termes d’action culturelle extérieure, engagé par l’Italie et l’Allemagne à la fin du XIXe siècle, devient ainsi le bon révélateur de la (relative) double avance française en la matière


LES OBJECTIFS DE DIFFUSION DU FRANÇAIS ET LEURS ACTEURS

Le 21 juillet 1883 est créée, à Paris, l’Alliance française, autour de Paul Cambon, résident général en Tunisie depuis le 18 janvier 1882, et de l’universitaire Pierre Foncin. Son projet de diffusion de l’idiome français s’inscrivait dans une démarche colonialiste de conquête des esprits à l’intérieur du protectorat où résidait, de surcroît, une forte colonie italienne (20 000) pourvue d’une influence culturelle et économique importante. À Tunis, cet objectif de diffusion de la langue française était fortement soutenu par le cardinal Lavigerie, nommé administrateur apostolique en Tunisie en juin 1881 par Léon XIII, et passionné par l’action missionnaire de type hospitalier ou scolaire. Ce prélat français avait contribué ainsi à l’amélioration matérielle des écoles congréganistes en faisant venir de nouveaux enseignants, en reconstruisant des locaux pourvus de matériel pédagogique. À peu près au même moment, en avril 1881, une circulaire de Jules Ferry traçait un plan d’expansion de l’enseignement français qui fut compatible, au moins à moyen terme, avec les intérêts de l’Église :

« Il ne serait ni utile ni habile, pour le moment, de tenter la fondation en Tunisie, soit d’un lycée ou collège latin, faisant concurrence au collège de Mgr Lavigerie, soit d’écoles primaires supérieures laïques, les écoles confessionnelles catholiques et israélites étant en possession de la faveur publique dans un pays où l’ardeur religieuse et le prosélytisme jouent un rôle encore prépondérant. L’œuvre vraiment politique et civilisatrice à poursuivre serait l’École française pour les Musulmans, l’École où des instituteurs arabes professeraient le français pour les Arabes […]. »

Cette prudence manifestée par la politique scolaire de la France à l’étranger (le fameux « l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation »), dans son souci bien entendu de bénéficier de l’appui des quelque 20 000 congréganistes français, surtout concentrés dans le Levant, et qui inspirait, par exemple, le soutien aux Jésuites dans leur construction de l’Université Saint-Joseph à Beyrouth (1881), allait devenir une des règles de toute l’action de l’Alliance. Les projets de Lavigerie, transmis initialement à Gambetta, furent par la suite adressés à ses successeurs, et Cambon devint l’interlocuteur décisif du cardinal. Le résident général aurait conçu en fait le futur modèle de l’Alliance sur le patron de la très bonne organisation des Comités tunisiens de l’Alliance israélite. Celle-ci se fondait sur des unités décentralisées, et l’Alliance française reprit cette formule, en France et à l’étranger ; mais, pour cette dernière composante de ses membres, l’accentuation de la part d’autonomie des Comités, juridiquement de droit local, introduisait, par-delà l’obligation juridique d’indépendance, un élément psychologique essentiel : accéder au « trésor linguistique » français, gérer au mieux ses intérêts dans de nombreux pays, devenait la préoccupation copartagée de Français (en France et à l’étranger) et de nationaux étrangers. Pour un pays dont la prétention à l’universel paraissait singulièrement démentie par ses attitudes hexagonales de fait (faible émigration), ces groupes de l’Alliance redonnaient à l’universalisme affiché une probante confirmation.

Cependant, cette ouverture de l’Alliance française sur plusieurs régions du monde n’intervint que progressivement. Dans les années 1880, deux objectifs géographiques demeuraient centraux pour elle, les colonies et le Levant. Sur le thème bien connu de la « mission civilisatrice », l’universitaire Charles Gide, par ailleurs sceptique sur la profondeur de la francophonie chez certaines élites cultivées étrangères (groupes cosmopolites de l’aristocratie et de la diplomatie), invitait son pays à se tourner vers les peuples colonisés :

« Arabes d’Afrique noire, noirs du Niger et du Congo, Annamites du Tonkin, races barbares, nous vous frapperons à notre image ; nous vous apprendrons notre langue. »

Or, au sein des régions colonisées, les résultats demeurent mitigés. Assez vite, et en dépit d’une bonne implantation de départ, les initiatives de l’Alliance en Algérie se heurtèrent aux dures réalités locales. Malgré des chiffres d’adhésion notables, 1 387 adhérents (au 1er février 1887), soit un peu plus de 10 % des effectifs totaux, l’Alliance ne pesa pas lourd en face des réticences de la société coloniale. Pierre Foncin, son secrétaire général, fit entendre à plusieurs reprises son indignation devant les très médiocres résultats de la scolarisation musulmane. En Indochine, elle détenait, au début du XXe siècle, quatre Comités (Hanoi, Saigon, Tourane, Quin-hon) pourvus de toute une gamme de cours du soir ou d’écoles. Ailleurs, l’Alliance aida bon nombre d’initiatives dont celles d’un Gallieni, au Soudan puis à Madagascar. Mais l’essentiel de l’effort scolaire au fil des ans viendrait à être assumé par la puissance publique et l’Alliance ne pouvait guère aller au-delà d’un rôle d’aiguillon.

Le Levant réservait un cas de figure bien différent avec des territoires sous la juridiction turque, mais où intervenaient, assez massivement, des établissements privés français. Depuis 1860 en effet, après que l’on eut fondé les Œuvres d’Orient en 1854, les congrégations françaises avaient favorisé une arrivée massive de personnels susceptibles de rivaliser avec les catholiques espagnols et italiens ; et dès 1842, Guizot, avec sa subvention aux Lazaristes pour leur collège d’Antoûra (Liban), avait contribué à réorienter la France et son Église vers cette région du monde. Dans les locaux de l’Alliance parisienne, le planisphère était découpé en grandes régions où Levant-Égypte et Afrique du Nord firent l’objet d’une attention toute particulière. Sont créées deux commissions chargées de coordonner toutes les informations sur ces territoires. En 1890, bon indice des priorités, seule cette commission du Levant fonctionne (l’année suivante apparaît celle de l’Afrique) au sein de l’Alliance à Paris alors que, sur le terrain, des Comités émergent. En 1885, ceux du Caire et d’Alexandrie sont fondés, en 1886, celui de Salonique, en 1888, ceux de Constantinople et de Smyrne. Et en 1913, l’Alliance dispose de 13 Comités dans l’Empire ottoman, subventionne plusieurs centaines d’établissements scolaires et participe de cette « France du Levant » exaltée par le publiciste catholique Étienne Lamy au tournant du siècle.

Toutefois, peu à peu d’autres horizons sont explorés et des Comités apparaissent à Madrid et Barcelone (1884), Copenhague (1885), Prague (1886). En 1902, élément capital pour expliquer la modernisation de certaines méthodes d’action, se créée la Fédération des Alliances françaises en Amérique du Nord. Certains pays d’Amérique latine (Argentine, Chili, Mexique, Brésil) amorcent une rapide progression autour de 1910 et l’Alliance joue là un rôle pionnier dans la mesure où le Quai ne s’intéresse guère à cette région.

À la veille de 1914, l’Europe offre désormais, quant à elle, un point d’appui très significatif pour les activités de l’Alliance, et l’on comptabilise 16 Comités en Hollande, 20 en Russie, 26 en Grande-Bretagne. On compte au final 274 Comités en 1914 et – chiffre malheureusement impossible à vérifier – 50 000 adhérents en France et à l’étranger.

Cet élargissement des terrains d’action fut-il planifié d’emblée ? ou simple fruit des circonstances, au premier rang desquelles figurait la rivalité entre puissances, s’improvisa-t-il graduellement ? Il y eut, sans doute, un peu des deux, mais il est sûr que cette orientation mondialiste a suscité, mezza voce, l’hostilité de certains des membres d’une Alliance dont les destinées furent assez largement déterminées par les choix de son charismatique secrétaire général, Pierre Foncin. Pour comprendre cette progressive logique d’action, il semble que la rhétorique néo-mercantiliste d’une part, et les rivalités impérialistes d’autre part, jouent le rôle de facteurs explicatifs déterminants.


Les perspectives mondialistes

Diffuser la langue afin de conquérir les marchés, un tel lieu commun abonde dans les discours des membres de l’Alliance surtout durant les premières années de l’association. Le jeune historien Henri Hauser, dans une conférence à Poitiers en 1893, en mettant en exergue le rôle de quatre associations anglaises dotées d’un budget de 12 millions de francs qui mêlaient exportations de produits commerciaux et de livres religieux, insistait en tout premier lieu sur les avantages économiques procurés par une meilleure diffusion de la langue française. Or cette rhétorique insistante rencontrait un assez faible écho en France où de grandes cités telles Rouen, Le Havre, Lille, Nantes n’avaient aucun Comité en 1891. Périodiquement, et notamment dans les années qui précédèrent la guerre, quand se multiplièrent les cris d’alarme sur le nécessaire « réarmement économique », des tentatives furent esquissées pour établir des liens plus étroits entre l’association et les milieux du commerce. Mais l’Alliance, si elle fut toujours étroitement liée aux milieux de l’édition républicaine (A. Colin joua un rôle important jusqu’à sa mort en 1900) et de l’édition tout court (Belin, Delagrave), attirait modérément les industriels/grands négociants (avec quelques exceptions comme la famille Arnavon à Marseille et les milieux patronaux du Nord). Enfin, ce discours utilitaire perdit peu à peu de son importance, au profit de considérations plus strictement politiques, à mesure que la compétition multiforme entre grandes nations se déplaçait de plus en plus sur le terrain du symbolique. Dans cette vaste concurrence qui anime les grandes puissances, le prestige culturel, sa conquête et son affirmation, devenait une ressource précieuse. En mars 1878, von Bülow, ministre allemand des Affaires étrangères, réclamait un programme d’expansion culturelle à l’étranger en donnant l’exemple de l’Institut archéologique de Rome ; en 1899, le prince d’Arenberg suggérait de soutenir, outre les écoles allemandes, le livre germanique à l’étranger. La rivalité (perçue de manière quasi darwinienne) entre certaines grandes institutions de recherche, notamment archéologiques, entre les écoles installées à l’étranger, et in fine, entre les langues elles-mêmes devenues instruments de l’expansionnisme, devint un des éléments de la conscience commune européenne. En France, à l’extrême fin des années 1890, au sein du Parlement, apparaissent, autour du député Gervais, les premières préoccupations en faveur d’un renforcement de la politique d’expansion intellectuelle : proposition de loi de 1899 pour ouvrir une section des Œuvres d’Occident, incitation, en 1901, à établir un programme scolaire pour l’Europe et l’Amérique du Nord, ouverture en 1906 des premiers crédits en faveur des Œuvres d’Occident, et en 1910, premiers crédits pour la diffusion du livre français. Un véritable tournant s’opère alors qui coïncide également avec la constitution de l’Institut français de Florence en 1908.

Mais, derrière ces perspectives globales, se tenaient des acteurs précis dont il importe de cerner l’identité. Ce fut une des forces de l’Alliance parisienne que de s’appuyer sur plus d’une dizaine d’hommes, exceptionnels par leur énergie et la hauteur de vue.


Les acteurs : universitaires et haute administration

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