

III
Le rôle historique de la France
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Le génie d’une race se reflète dans sa religion comme dans sa philosophie et sa littérature ; mais il ne s’impose et il ne se justifie même que par la grandeur et la continuité du rôle historique. Sans Marathon et sans Salamine, la civilisation grecque ne serait pas pour nous tout ce qu’elle est, et Homère, Aristote et le Parthénon n’auraient pas, à nos yeux, tout leur sens et tout leur prix.
De très bonne heure, et comme si elle se sentait appelée à de hautes destinées, la France a pris conscience d’elle-même comme personne morale, et elle a travaillé à réaliser son unité nationale. Son premier roi, Clovis, a eu l’intuition de ce que pouvait devenir le grand pays sur lequel il était appelé à régner ; il en conçut très clairement les limites géographiques, s’appliqua h réduire et à fondre sous son autorité les différentes peuplades qui s’y étaient successivement établies, à en écarter les nouvelles invasions ; enfin, il fit de Paris sa capitale. A sa mort, il y avait une France. Mais la France de Clovis fui vite démembrée, et il fallut de longs siècles et de longues épreuves pour la reconstituer. Ce fut surtout l’œuvre patiente, obstinée, de la troisième race de nos rois. A travers bien des vicissitudes, appuyés d’ailleurs sur le sentiment public, ils eurent à reconquérir la France sur d’innombrables roitelets français et sur de puissants voisins, toujours à l’affût de nos faiblesses et des riches proies qu’ils trouvaient sur notre sol. Et le résultat de leur bravoure, de leur politique et de leur persévérance fut tel, qu’au sortir du moyen âge, la « douce France » est devenue une réalité politique : elle est le premier des États de l’Europe moderne dont l’unité soit un fait accompli. Unité encore imparfaite, sans doute, puisque, à l’heure actuelle, le rêve de notre ancienne monarchie, — nos frontières naturelles, — n’est pas réalisé, — peut-être le sera-t-il demain ; — mais unité solide et durable, et qui pourra bien s’élargir, mais qui n’est plus à fonder.
Pour la fonder, cette unité, si longtemps précaire et toujours menacée, il fallut bien des guerres, de longues et, parfois, d’interminables guerres. La France, d’instinct sans doute, puisqu’elle est fille de la Gaule, mais par nécessité aussi, a été une grande nation militaire. Elle a connu et pratiqué tous les genres de guerre : guerres de défense et guerres de conquête, guerres d’équilibre et guerres d’expansion, guerres d’hégémonie et guerres de propagande. Mais il est à remarquer que presque toutes les guerres qu’a provoquées ou soutenues la France se ramènent à des guerres défensives, ou, si l’on préfère, à des guerres d’unité nationale. Les guerres d’Italie ; les guerres, toujours renaissantes, contre la Maison d’Autriche ; la plupart même des guerres de Louis XIV n’ont pas eu d’autre objet : il s’agissait avant tout de compléter ou de consolider notre unité, de repousser loin de nos frontières un ennemi trop puissant et ambitieux, de prévenir ses orgueilleux desseins, de le réduire à l’inaction ou à l’impuissance. Il n’est même pas sûr que des préoccupations de cet ordre aient été absolument étrangères à Napoléon, et qu’il se soit, toujours et partout, laissé entraîner par le pur esprit de conquête et de domination ; en tout cas, ses armées avaient la conviction, souvent illusoire, de combattre les « tyrans » et de lutter pour la liberté du monde. En fait, d’ailleurs, le résultat des guerres révolutionnaires et impériales n’a-t-il pas été d’éveiller les diverses consciences nationales et d’encourager leurs aspirations ? Et Napoléon lui-même n’a-t-il pas commencé l’unité allemande ?
Ainsi donc, même quand elle pratiquait avec quelque intempérance « l’égoïsme sacré », la France avait peine à s’y tenir. Il faut insister là-dessus : c’est un trait essentiel de son histoire. La plupart des guerres qu’elle a entreprises pour consommer ou pour défendre son unité nationale avaient en même temps pour objet de garantir ou de consolider l’équilibre européen. Ne point permettre qu’une puissance exerçât l’hégémonie en Europe, courbât sous son despotisme d’autres États plus faibles ; vouloir l’indépendance pour les autres comme on la veut pour soi-même; établir entre les forces respectives et les ambitions des divers peuples un équilibre stable ; les limiter les uns par les autres; leur assurer à tous le libre développement de leur génie propre; s’opposer à tout empiétement, à toute usurpation, et cela, non pas seulement par amour de la paix, mais par amour de la justice : à cette politique traditionnelle la France trouvait assurément son intérêt; mais elle n’était pas la seule à en bénéficier : et elles sont, au total, assez rares, les victoires françaises qui n’ont point été par quelque côté des victoires d’intérêt européen. Supposez que Philippe-Auguste n’ait pas été vainqueur à Bouvines : l’avenir de l’Europe eût été aussi profondément modifié que l’avenir de la France elle-même. Si Jeanne d’Arc n’avait point réussi dans sa mission, la France devenait anglaise, et, de nouveau, la cause de la liberté européenne se trouvait singulièrement compromise. Si la France a tant lutté contre la maison d’Espagne et la maison d’Autriche, c’est sans doute parce qu’un si puissant empire constituait pour elle un danger de tous les instants ; mais le danger n’était guère moins grand pour les autres nations de l’Europe ; et le traité de Westphalie, en même temps qu’il consacrait la victoire de la diplomatie et des armes françaises, a été, pour près de deux siècles, la charte du droit européen. Et la France ne s’est pas contentée d’assurer aux autres peuples le droit à l’existence ; elle a aidé, de son or et de son sang, plusieurs nationalités à se constituer. L’unité italienne est son œuvre ; et si l’on peut dire que la cession de la Savoie et du comté de Nice a bien payé nos sacrifices personnels, quel bénéfice matériel avons-nous retiré de notre intervention dans la guerre de l’Indépendance américaine et dans la guerre de l’émancipation hellénique ? Généralement très soucieuse de concilier son intérêt national avec l’intérêt général, européen ou humain, — et n’est-ce pas la formule même des grandes guerres françaises ? — la France est capable, plus qu’aucun autre peuple, de se désintéresser d’elle-même, de se dévouer pour autrui, et dès que les grandes idées de justice et d’humanité sont en jeu, ce n’est jamais en vain qu’on fait appel à sa générosité.
On se tromperait fort si l’on admettait, sur la foi de quelques théoriciens et de certains étrangers, que nos expéditions coloniales sont un démenti infligé à l’habituel idéalisme de notre politique extérieure. D’abord, on oublie que les guerres coloniales sont assez loin d’être de simples guerres de conquête. Quand elles ne sont pas imposées par le souci de la sécurité nationale, comme par exemple les guerres d’Algérie et de Tunisie, elles le sont par de sérieuses raisons économiques et politiques. Une grande puissance que le partage du monde laisserait indifférente, et qui s’abstiendrait d’y participer, se verrait bien vite distancée par ses rivales, et son prestige, sa prospérité matérielle iraient promptement en décroissant : elle resterait stationnaire, tandis que les autres se développeraient et s’agrandiraient ; elle souscrirait par conséquent à une rupture d’équilibre dont, un jour ou l’autre, elle risquerait de devenir la victime. Les guerres coloniales sont souvent des guerres d’intérêt national. D’autre part, elles ne sont pas nécessairement des guerres injustes et immorales : elles ne le seraient que si elles avaient pour objet d’« asservir » des populations d’égale culture. Or, tel n’est point le cas. Sans vouloir le moins du monde partager les hommes en races inférieures et en races supérieures, nous pouvons croire que les peuplades du Congo ou de Madagascar en sont restées, au moins provisoirement, à un stade inférieur de civilisation. Ce serait un étrange paradoxe que d’assimiler leur notion de patrie à celle des Alsaciens-Lorrains. Il ne s’agit pas, d’ailleurs, de les réduire en esclavage, mais de les prendre en tutelle, de ménager leurs vrais intérêts, de leur enseigner le prix d’une vie sociale régulière, bref, de les élever peu à peu jusqu’à nous. Nous leur rendons largement en services moraux et sociaux les ressources que nous tirons de leur sol. En un mot, nous les civilisons, nous les humanisons, nous les associons progressivement à une vie que nous considérons comme supérieure ; nous ne les exploitons pas. C’est du moins toujours ainsi qu’en France nous avons compris la colonisation ; et nous estimons que cette conception est suffisamment « altruiste » pour justifier les expéditions et les guerres que nous avons entreprises pour la réaliser. Il suffît au demeurant de jeter un coup d’œil sur notre œuvre en Algérie, en Tunisie et au Maroc pour constater que la réalité des faits, en matière d’activité coloniale, répond assez exactement à notre constant idéal.
La France par trois fois a sauvé des Barbares la civilisation occidentale
Cet idéal, qui consiste à ne point séparer sa cause de la cause de la civilisation elle-même, la France, plus que d’autres peuples modernes, peut-être, a le droit de s’en glorifier ; ne l’a-t-elle pas fait triompher, les armes à la main, sur plus d’un champ de bataille ? Elle n’était pas encore la France que déjà, dans les Champs catalauniques, elle arrêtait, comme jadis Athènes à Marathon, le plus formidable flot de barbarie qui eût encore menacé notre civilisation occidentale. Si Attila l’eût emporté, ce n’est pas seulement l’Europe moderne qui eût été submergée et anéantie par l’invasion brutalement destructrice ; c’est l’ensemble des sentiments, des traditions et des idées que « les deux antiquités » nous avaient légués. Deux siècles plus tard, la civilisation chrétienne est de nouveau mise en péril par la triomphante invasion des Sarrasins, et c’est de nouveau la France qui, dans les plaines de Poitiers, sauve le monde du joug de l’Islam. Et enfin, quand, il y a quelques mois, sous la ruée des nouveaux Barbares, tout ce qui fait la parure, la délicatesse morale, l’orgueil de nos âmes contemporaines menaça de s’effondrer pour toujours, c’est la France encore qui, dans les plaines historiques de la Marne, brisa l’élan des hordes germaniques et les contraignit à rebrousser chemin. Un écrivain anglais l’a dit avec une éloquente concision : « C’est la haute et dure destinée de ce pays d’être la nation gardienne », — gardienne de ce trésor d’humanité, de sagesse, d’expérience et de moralité qu’on appelle la civilisation.
Répercussions dans le monde des grands faits de l’histoire de France
Et c’est pourquoi, plus qu’aucune autre nation, la France aime à se battre pour des idées. Les croisades, ces gestes héroïques de l’idéalisme chrétien, ne sont pas une œuvre exclusivement française ; mais c’est en France qu’elles prirent naissance; c’est un moine français, c’est un pape français qui prêchèrent la première ; c’est un roi français qui dirigea les deux dernières; et ce sont les Français qui y participèrent le plus généreusement. Le Français ne se bat jamais aussi bien que lorsqu’il sent que sa cause le dépasse et que son intérêt matériel n’est pas seul en jeu. Certes, il aime son pays, et pour défendre le sol natal il consent aux plus lourds, aux plus sanglants sacrifices; mais il est heureux que ces sacrifices profitent à d’autres qu’à lui- même et à ses proches; et quand ces sacrifices lui sont demandés, non seulement pour sa patrie, mais pour le triomphe d’une de ces grandes idées généreuses, humanité, religion, justice, civilisation, liberté, qui soulèvent l’homme au-dessus de lui-même et mêlent à sa personne éphémère quelque chose des lois éternelles, alors il donne sa vie avec cette sorte d’ardeur mystique qui le rend si terrible sur les champs de bataille. Au fond, les vraies guerres françaises, — et nous le voyons bien en ce moment, — sont, plus ou moins, des croisades. Les guerres de la Révolution ont été des guerres de défense nationale, et, tout à la fois, des guerres de propagande révolutionnaire. Les volontaires de 1792 se croyaient, avec une sincérité touchante, les missionnaires de la liberté dans le monde. La Législative n’avait-elle pas déclaré que la France « n’entreprenait pas la guerre dans le but de faire des conquêtes ? » Et plus tard, après Jemmappes, que disait la Convention ? « La Convention nationale déclare, au nom de la Nation française, qu’elle apportera secours et fraternité à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté. » On parle de liberté, au lieu de parler du « tombeau du Christ » : l’esprit, au total, n’a point changé.
Il n’y a donc pas d’histoire moins étroitement nationaliste que l’histoire de la France, et cela est vrai môme de son histoire intérieure. La France rayonne au dehors par son esprit et par son exemple, même quand elle paraît uniquement absorbée en elle-même. La première des nations de l’Europe féodale, elle avait conçu un régime de monarchie fortement centralisée ; et ce régime, à peine inauguré chez nous, devint bien vite le « modèle idéal » vers lequel s’orientèrent tous les grands Etat modernes. Nous n’avons, en France, jamais cherché à imiter l’Espagne, la Russie ou l’Allemagne. Mais il n’est pas, au xvii° et au xviii° siècle, de principicule allemand qui n’ait essayé de copier Louis XIV. L’Angleterre, dont nous devions si souvent nous inspirer dans la suite, subit, comme toute l’Europe d’alors, le prestige du grand Roi : elle en oublie sinon sa langue, tout au moins sa littérature, et Corneille et Racine ont à Londres plus d’admirateurs que Shakespeare. Et quand, au siècle suivant, nous commençons à nous détacher d’un régime dont nous avons épuisé tous les avantages, c’est ce même régime qui fleurit à Berlin et à Saint-Pétersbourg : Frédéric II et Pierre le Grand sont des disciples de Louis XIV.
La Révolution française, à l’inverse des autres révolutions nationales, est un fait d’ordre européen, et même mondial.
Nous sommes habitués en France à considérer la Révolution française de 1789 comme l’un des plus grands événements de l’histoire, d’une portée analogue à celle de la Réforme. Mais de très bonne heure on en a jugé ainsi à l’étranger, et ni Kant, ni Burke, ni Gœthe, ni Joseph de Maistre, on le sait, ne s’y sont mépris. Or, qu’une révolution purement française, et qui, au début, n’avait pour objet que de remédier aux abus de l’ancien régime et de donner une constitution au pays, ait eu cette répercussion d’abord sur les esprits, puis sur les institutions de l’Europe moderne, voilà qui est véritablement unique dans l’histoire universelle. D’autres peuples ont fait des révolutions : l’Angleterre, l’Amérique, la Russie. Ces révolutions sont restées des révolutions nationales, toutes locales, par conséquent, et dont la portée générale n’a guère dépassé celle de notre Fronde. Rien de pareil dans la Révolution française. Dès les premiers jours de sa naissance, elle déborde les frontières de sa patrie d’origine. Ce n’est pas seulement le Français du XVIIIe siècle qu’elle veut affranchir ; c’est l’homme universel ; et c’est moins de deux mois après la prise de la Bastille, c’est le 27 août 4789 que l’Assemblée Constituante vote la fameuse Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Un historien, Edgar Quinet, a voulu voir dans ce manifeste « l’Evangile des temps nouveaux », et c’est peut-être beaucoup dire : car enfin, V « Assemblée nationale » a beau se mettre « en présence et sous les auspices de l’Etre suprême », rien n’est moins religieux que la Déclaration et si c’est un Evangile, c’est un Evangile purement politique. Mais, d’autre part, que ces quelques pages aient changé la « mentalité » politique et sociale de l’Europe, tout au moins dans les pays où ont pénétré les armes françaises, et que la Révolution, dans le cours de son développement, ait procédé à la manière d’une véritable religion, c’est ce qu’on ne saurait nier. Et l’Europe absolutiste et à demi féodale encore a bien senti le péril dont la menaçait la France révolutionnaire. Si elle s’est dressée tout entière contre la patrie de la Déclaration des droits de l’homme, c’est sans doute parce qu’elle comptait bien se partager ses dépouilles ; mais c’est aussi et surtout, parce qu’elle se proposait d’écraser la nation subversive, coupable d’avoir inventé et propagé une pernicieuse doctrine anarchique. Plus encore que des guerres d’intérêt, les guerres de la Révolution ont été des guerres de principes. Et c’est là ce qui, surtout du côté français, a fait leur indéniable grandeur.
Mais la Révolution française se prolonge et se poursuit encore. Nos deux révolutions de 1830 et de 1848 ont eu, elles aussi, un retentissement européen, et elles ont provoqué un peu partout des mouvements révolutionnaires et la naissance de constitutions libérales. Qu’est-ce à dire encore, sinon que la Déclaration des droits n’est pas un simple accident dans notre histoire nationale, et qu’il semble véritablement que tous les peuples, pour s’affranchir et réaliser leurs aspirations profondes, attendent la parole libératrice de la France? Gesta Dei per Francos. Il fut un temps où nous n’osions guère rappeler la vieille devise qui, parfois, avouons-le, avait trop aisément flatté notre orgueil. Mais il faut bien reconnaître qu’elle n’est pas tout à fait illusoire, que la France, dans l’histoire universelle, a été génératrice de grandes choses, et que ceux qui pensent qu’elle a été créée pour instituer sur elle-même des expériences dont profiteront les autres peuples, n’ont peut-être pas entièrement tort.
Les autres peuples ! Ils nous ont jalousés, combattus, raillés; ils ne nous ont pas toujours rendu justice; ils n’ont pas toujours eu conscience de ce que nous avions fait pour eux ; mais ils ne nous ont jamais haïs, et à plus d’une reprise, ils ont fortement senti « ce que la France signifie dans le monde ». Quand, à la fin d’août 1914, l’armée allemande s’avançait à marches forcées sur Paris, et que l’on put un moment croire à la réussite du plan pangermanique et, sinon à la disparition, tout au moins à la diminution de la France, il y eut dans tous les pays alliés ou neutres comme un sursaut de stupeur angoissée. Comme à la lueur d’un éclair, on entrevit toute l’œuvre passée de la civilisation française, on en reconnut la salutaire et unique influence, et ce fut avec une sorte d’effroi qu’on envisagea, sans la France, le lointain avenir. Il semblait que l’humanité fût sur le point de perdre le génie lumineux et bienfaisant qui, durant tant de siècles, lui avait servi de guide. On ferait un volume des touchants témoignages que nous valut alors notre infortune, et que notre victoire changea bien vite en un chaleureux élan d’allégresse. En Espagne et en Italie, en Suisse et en Hollande, en Angleterre et en Russie, partout à la sombre inquiétude des journées tragiques succédaient la joie confiante et le renaissant espoir. Nous pouvons le dire sans forfanterie : le monde « qui retenait sa respiration » fit alors une expérience décisive : il vit, il comprit, il sentit combien, à son insu peut-être, la France lui était chère et nécessaire. Comme un ami dont la tendresse souriante et discrète ne nous apparaît à son vrai prix qu’au moment où nous sommes menacés de le perdre, ainsi la France, sur le point de succomber, semblait plus belle, et plus digne que jamais de l’admiration et de l’affection universelles. « Nous nous disions, — écrit un Suisse, M. Paul Scippel, — nous nous disions :
Si la France est écrasée celte fois, que deviendra-t-elle? Que fera-t-on de cette nation qui a joué un rôle si magnifique dans l’histoire du monde, et à laquelle, nous, Suisses romands, nous devons le meilleur de notre pensée ? Quelle place lui laissera-t-on sur la surface du globe? Quel rôle pourra-t-elle encore jouer? Qui, dans le monde, pourra faire contrepoids à ses vainqueurs? » Et il aurait pu ajouter: Quelle sera, désormais, notre grande préceptrice d’humanité ?
Car c’est toujours là qu’il faut en revenir quand on veut pénétrer jusqu’à l’âme de la civilisation française. La France a pour originalité et pour mission de voir toutes choses sous l’aspect de l’humanité, sub specie humanilatis. De là cette puissance de sympathie qui émane de sa littérature, de sa philosophie, de sa religion, de son histoire tout entière. La France a poussé l’amour de l’humanité jusqu’au point où il devenait dangereux pour elle-même ; et plus d’une fois dans le cours de sa vie, elle a été la victime et la dupe de ses tendances humanitaires. Glorieuse faiblesse que celle qui consiste à ne pas savoir haïr, à ne pas se défier des hommes, à oublier trop vite les dures leçons de l’expérience, les jalousies obstinées et les ambitions sans scrupule. La France n’a jamais pu croire que la force toute seule, la force orgueilleuse et brutale, eût ce dernier mot dans les affaires de ce monde. Elle n’a jamais admis que la science eût pour On dernière de multiplier les moyens de destruction et d’oppression, et c’est un de ses vieux écrivains, c’est Rabelais qui a prononcé cette parole mémorable : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Elle n’a jamais pu concevoir qu’un groupe ethnique, une forme particulière d’esprit eussent le droit d’en supprimer d’autres, et au lieu d’une uniformité rigide et mécanique de pensée et de vie, l’idéal auquel elle aspire, c’est celui du libre jeu, de l’épanouissement spontané, de la vivante harmonie des divers génies nationaux. Un monde où fleuriraient l’abus systématique et irraisonné de la force, le formalisme pédantesque, l’orgueil bureaucratique, la laideur infatuée et soi-disant scientifique, le goût du « colossal » lui paraîtrait le plus odieux des enfers. Ce que d’autres appellent « culture », elle l’appelle, de son vrai nom, barbarie. A cette barbarie, d’autant plus barbare qu’elle est plus savante, s’oppose trait pour trait la civilisation française. La France est liberté, grâce aimable, sens de la mesure, courtoisie, discrétion, finesse; elle est indulgence, pitié, charité; elle est humanité en un mot. Si elle venait à disparaître du nombre des nations, la vie humaine perdrait une partie de sa noblesse et de sa beauté.