La politique française en Tunisie; le protectorat et ses origines (1854-1891) par P.H.X (1891)
La politique française en Tunisie; le protectorat et ses origines (1854-1891) par P.H.X (1891)

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INTRODUCTION
Reproduction partielle p. 6-11

[…]

La troisième et dernière partie sera consacrée à l’exposé des réformes qui ramenèrent en moins de cinq années de calme et de silence la prospérité dans les finances tunisiennes, l’ordre dans le pays.

La conquête de l’Algérie nous avait coûté trop de sang et trop de milliards. Aujourd’hui encore cette admirable terre, devenue française et mise en valeur, reçoit cependant chaque année de la métropole une subvention indirecte de plus de 70 millions. L’entretien seul de notre dix-neuvième corps d’armée constitue pour le budget français une dépense annuelle d’environ 56 millions ; la garantie des chemins de fer algériens s’élève à plus de 16 millions. Les dépenses de noire colonie en 1885 atteignirent 113 millions, les recettes 40 millions seulement. Ces chiffres seuls expliquent que le gouvernement de la République y ait regardé à deux fois avant de faire occuper la Tunisie, et ne s’y soit résigné qu’à la dernière extrémité, bien décidé du moins à profiter d’une expérience si chèrement acquise.

Sa première préoccupation étant d’éviter l’effusion du sang, la dépense, les circonstances lui ayant permis d’autre part d’agir sur les sujets rebelles du bey par une imposante démonstration militaire plus que par les armes, sa volonté bien arrêtée devait être de ne pas annexer le pays, de n’en faire à aucun prix un quatrième département algérien. Ainsi se produisit, pour ainsi dire nécessairement, un retour aux principes de colonisation de Dupleix, parce qu’ils étaient justes; ainsi devait finir par s’imposer le système du protectorat.

Mais cette évolution qui paraît simple en théorie était infiniment compliquée, laborieuse dans l’application et d’une réussite très problématique. En effet, nous aurons vu dans la seconde partie de ce travail que la conquête fut relativement facile ; il ne vient d’ailleurs à l’esprit de personne de comparer les difficultés qui nous attendaient quand pour la première fois nos troupes mirent le pied dans les États barbaresques et celles que, cinquante ans plus tard, elles rencontrèrent en pénétrant par nos routes et nos chemins de fer de la région de Constantine chez notre faible voisin de Tunisie, dans un pays de culture, accessible de tous les côtés, sauf au sud, ouvert au nord et à l’est sur le lac méditerranéen. Cependant bien des erreurs étaient à craindre et furent évitées. Quelque sage que fût le plan de campagne, l’exécution pouvait en être moins prudente; nos troupes pouvaient se laisser entraîner par leur ardeur, et, poussant plus loin qu’il ne convenait la répression , bouleverser le pays, en achever la ruine; alors il eût bien fallu modifier nos projets d’administration. Ces projets, d’ailleurs très vagues au début, étaient simples, modérés; mais là encore le plan n’avait de valeur sérieuse qu’autant qu’il serait bien exécuté. Il le fut admirablement. La modération qu’avaient montrée nos généraux, nos administrateurs l’imitèrent et la surpassèrent.

M. Roustan, et après lui M. Cambon qui fut l’organisateur du protectorat, pouvaient considérer avec dédain le vieil édifice vermoulu du gouvernement tunisien et demander qu’on achevât de le détruire, pour y substituer un monument neuf, digne de la France. Quelle confiance pouvaient-ils accorder à une administration qui nous était surtout connue par ses abus, dont non seulement les Européens, mais les indigènes se plaignaient ? La conserver, n’était-ce pas nous exposer à hériter de son impopularité, à mécontenter tout le monde? En la remplaçant, au contraire, de fond en comble, ne donnerait-on pas satisfaction à l’opinion générale, en France tout au moins, où l’on justifierait ainsi la nécessité de notre intervention?

Tout remplacer, c’était là la faute qu’il était tentant de commettre, faute irréparable à laquelle pourtant on eût applaudi, d’abord parce qu’elle avait toutes les apparences d’un projet grandiose, mais aussi parce qu’elle eût donné satisfaction à la multitude de ceux qui, ne trouvant plus pour eux-mêmes ou pour leurs protégés d’emplois dans l’administration métropolitaine, attendaient du gouvernement qu’il leur ouvrît un champ nouveau en Tunisie. Heureusement l’administration beylicale valait mieux que sa réputation. Elle était ancienne, mais solide, et somme toute acceptée, sinon populaire, dans le pays. Appropriée au caractère, aux traditions, au culte de populations nouvelles pour nous, moitié nomades, moitié sédentaires, et que nous ne pouvions espérer connaître aussi bien qu’elle avant longtemps, elle comptait des fonctionnaires d’élite, en très grand nombre, mais qui, n’étant plus payés, vivaient au jour le jour, dans la dépendance de quelques chefs tout-puissants, presque tous étrangers d’ailleurs au pays qu’ils avaient mis en coupe réglée. Écarter des affaires ces derniers, personnages malfaisants, détestés; utiliser l’expérience et l’autorité des autres, en les contrôlant, en leur assurant une situation stable, en les intéressant par suite à consolider l’édifice qui les avait si mal abrités jusqu’alors et que nous entreprenions de restaurer; appeler à nous, en un mot, pour gouverner sous notre direction, ceux-là mêmes dont les indigènes étaient habitués à écouter la voix, ceux qui, de père en fils, commandaient déjà dans le pays, et qu’il ne fallait par suite, à aucun prix, jeter avec leur clientèle dans l’opposition : tel était le secret d’administrer la Tunisie selon le vœu de l’opinion, c’est-à- dire paisiblement et à bon marché. Tel fut l’esprit suivant lequel fut organisé le protectorat.

Avec quel succès, on le sait. En 1881, nous avions trouvé les finances dilapidées, la corruption régnant en maîtresse au Bardo, le bey lui-même accablé de dettes et de procès, la population diminuée de moitié par la disette et les exactions. En moins de cinq ans cette même administration régénérée, surveillée par un très petit nombre de chefs de service français, avait entrepris de grands travaux publics, rappelé les émigrés, dégrevé les impôts, payé des indemnités; son budget se soldait par des excédents; bien plus, en prévision d’une mauvaise récolte et pour ne point arrêter sa marche en avant, elle avait constitué un fonds de réserve représentant une année de recettes économisées, une année d’avance ; quel Etat européen n’envierait pas cette situation?

Cependant le fait de ne pas amener en Tunisie, à la suite de nos troupes, une armée de fonctionnaires français, le fait de nous être contentés d’une administration indigène qui savait faire rentrer les impôts, ne suffit pas pour expliquer une régénération si rapide de la Régence. Nous étudierons donc par quelle série de réformes prudentes, par quels ménagements à la fois et quelles exécutions hardies le gouvernement protecteur a fait cesser l’anarchie et le déficit, comment il a eu raison du fanatisme et de là défiance des Arabes, des résistances des étrangers, des exigences même de quelques Français naturellement hostiles à l’esprit du nouveau régime, comment il a transformé enfin la Tunisie sans autres ressources que celles qu’il a pu tirer de ses ruines.

Nous aurons achevé ainsi l’histoire de notre nouvelle conquête, et montré une fois de plus que la France est apte à coloniser. L’avenir de la Régence, désormais associé au nôtre, est entre nos mains. Aussi longtemps du moins que ces mains seront fortes, il dépendra de notre sagesse de continuer, sans nous attirer de mécomptes, une œuvre qui fut si heureusement commencée et dont nous pouvons tirer de grands avantages. Ce siècle, en finissant, nous a condamnés à de dures épreuves; n’est-ce pas cependant un remarquable signe de vitalité, de jeunesse même, que cette force généreuse d’expansion qui nous pousse encore aujourd’hui, comme autrefois, — si réduite que soit notre population, si innombrable que soit celle d’autres puissances, telles que l’Angleterre, les Etats-Unis, la Russie, — à donner cependant et le signal et l’exemple de la colonisation au nord du dernier continent qui soit resté si longtemps fermé à l’Europe? L’Amérique septentrionale et ce qu’on appelait les Grandes Indes en Asie furent les premières conquêtes de notre génie colonial, de cette initiative qu’on va jusqu’à nous contester. Nous n’en avons conservé que la gloire, après les avoir méconnues. Ces expériences ne nous ont pas découragés, et, depuis près d’un siècle, l’Afrique à son four nous attire. Ce fut d’abord par nos établissements en Egypte que nous prîmes pied sur ce terrain nouveau, par l’Egypte où l’influence française fut si féconde, et là encore si mal récompensée. Puis vint l’expédition d’Alger, la Méditerranée purgée de ses pirates, transformée en un lac paisible, ouvert à tous les pavillons; ce fut aussi le Sénégal ; mais on peut dire que notre expédition de Tunisie et son succès rapide, incontesté, décidèrent celles des nations européennes qui jusqu’alors n’étaient que continentales à exercer en Afrique leur activité. Puissions-nous, cette fois, ne pas nous contenter du souvenir de ces conquêtes ! Ce livre contribuera peut-être à les faire apprécier, à faire bien connaître celle qui nous a le moins coûté, celle qui fut à la fois la plus nécessaire et la plus heureuse, et dont la France a déjà le droit de s’enorgueillir.

P. H. X.

La politique française en Tunisie; le protectorat et ses origines (1854-1891) par P.H.X (1891)_img2
Table des matières de la troisième partie (chapitre I amputé)

CHAPITRE V
LES AUTRES RÉFORMES.
Reproduction partielle p. 417-430

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Au fur et à mesure que les Européens affluent dans la Régence, que le commerce y devient plus actif et que la terre retrouve son ancienne valeur, les colons se sentent à l’étroit dans les villes du Nord ou du littoral et sur les territoires d’un accès facile; les bonnes places sont prises. Ils pénètrent dans l’intérieur et ne craignent pas de s’établir loin de la mer et du chemin de fer; mais ils attendent des routes, ils les réclament. Le gouvernement du protectorat n’a pas eu longtemps à se demander à quoi il emploierait ses excédents. Deux tiers des recettes, on l’a vu, sont affectés à des travaux publics.

Les routes avaient cessé d’exister depuis que les Romains n’étaient plus là pour les entretenir; sous l’influence de nos consuls, les derniers beys en firent tracer quelques-unes autour de leur capitale, mais elles se transformèrent vite en fondrières, et l’habitude était, comme dans tout l’Orient, de passer à côté, dans les champs. A trois kilomètres de Tunis, dans quelque direction que ce fût, on ne trouvait plus que des pistes. Quant aux provinces, elles étaient complètement isolées les unes des autres, et les producteurs éloignés de la mer n’avaient avec les marchés et les ports d’autres moyens de communication que les caravanes de chameaux ou d’ânes, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient exporter ni faire venir aucune marchandise encombrante, le chameau étant essentiellement gauche, de peau sensible et routinier. Aujourd’hui Tunis est méconnaissable; on a respecté heureusement la ville arabe; on lui a laissé, et il faut espérer qu’on lui laissera le plus longtemps possible son caractère si étrange et ce charme particulier qui attirent dans la Régence tant de voyageurs chaque année; mais la ville européenne, dont l’origine date seulement de la construction du consulat de Léon Roches, se composait avant notre arrivée d’une avenue trop large pour sa longueur, bordée çà et là de maisons lamentables et de terrains vagues, plantée d’arbres morts, bourbier en hiver, fournaise en été, ni entretenue, ni même éclairée. L’emplacement en avait été choisi cependant avec intelligence, hors de la ville arabe, entre les murs et le lac, en sorte que les deux villes étant exactement juxtaposées communiquent entre elles sans se confondre, sans se nuire; la nouvelle gagne ses terrains sur le lac, elle n’a de ce côté pour limites que la mer qu’elle n’atteindra pas de si tôt, si rapides que soient ses progrès. En six ans, elle s’est métamorphosée. Elle est relativement propre, balayée, arrosée, éclairée; elle a des abattoirs nouveaux, des marchés convenables; ses rues sont pavées régulièrement; des routes macadamisées mènent à la Goulette, à la Marsa, au Bardo, à Hammam-lenf. Les excursions à Carthage sont moins pittoresques : adieu le vague chemin gazonné qu’on suivait en hiver, où trois chevaux au grand galop tiraient un landau disloqué, escaladant des monticules, franchissant des flaques de pluie larges comme des lacs, piétinant les jeunes champs d’orge, et n’arrivant au but, éclaboussés, boueux, fumants, qu’après cent cahots et tant d’incidents que le voyage, — une heure et trois quarts, — paraissait plus court qu’aujourd’hui. L’armée a beaucoup aidé l’administration des travaux publics. Dans la plupart des postes militaires, le soldat, ne combattant pas, s’ennuyait et tombait malade s’il n’avait pas beaucoup à faire; le spleen ou la souda, comme disent les Arabes, le prenait; dans un ou deux camps même, quelques hommes se sont suicides. — Il en a toujours été ainsi dans toutes les expéditions coloniales françaises ou étrangères; l’oisiveté est bien plus fatale à la troupe que l’action. — En Tunisie, les chefs ont voulu réagir. Les uns, campés sur l’emplacement d’anciens postes romains, ont commencé des recherches, déblayé des temples, des bains, découvert des statues, des baptistères, des mosaïques, des inscriptions qu’ils envoyaient, par les soins de leur général, au Louvre, dans les premiers temps, quand le service des antiquités et des arts n’avait pas encore réglementé les fouilles, plus tard à Carthage, au musée du cardinal Lavigerie, et enfin à Tunis, ou plutôt au musée récemment ouvert au Bardo. D’autres ont pris à cœur de transformer leur camp en une petite ville; ils se fortifiaient, creusaient des puits, aménageaient des sources, plantaient des jardins, cuisaient des briques, faisaient bâtir des maisonnettes, des magasins, des cantines, établir un mess; avec quelle ingéniosité! et, comme la poste et les provisions n’arrivaient pas assez vite, perçaient des chemins. Dans le Sud, le travail ne fut pas très difficile, il a suffi d’élargir les pistes; une voiture légère peut rouler de Gabès à Gafsa, et à la rigueur de Gafsa à Tcbessa, par conséquent traverser toute la Tunisie. Dans le Nord, les chemins coûtèrent plus de peine, plus d’argent aussi, suivant que le pays était plus ou moins accidenté. En Kroumirie, le génie a fait passer en pleine forêt dans la montagne une route très belle, trop belle, car elle exige des frais d’entretien qui sont en proportion de sa largeur.

Dans tous les sens, des missions militaires topographiques ont parcouru la Régence et dressé des cartes qui rendront grand service au gouvernement, à l’armée et aux voyageurs jusqu’au jour où la Tunisie aura sa carte scientifique, sa carte de l’état-major.

La marine n’est pas restée non plus inactive : ses ingénieurs ont commencé et achevé la carte des côtes, déterminé les profondeurs de ces bancs où tant de bâtiments venaient s’échouer; elle a choisi les points où l’administration devait peu à peu construire des phares, placer des signaux.

L’établissement d’un câble télégraphique nouveau, direct, entre la France et la Régence, est à l’étude, les relations des deux pays s’étant naturellement beaucoup développées. La Compagnie transatlantique assure aujourd’hui trois fois par semaine le service de la poste. Notons en passant que l’office postal a été réorganisé, rendu autonome ; autre réforme qualifiée d’antipatriotique par les partisans de l’assimilation. Comment! disent-ils, avant le protectorat il existait en Tunisie une poste française, à présent elle est tunisienne; il y a des timbres beylicaux, etc., etc., etc. Oui, il en est ainsi, et depuis qu’elle est livrée à elle-même, l’administration des postes du protectorat s’est développée du simple au double et davantage : elle ne s’occupe que de son propre service, elle a son budget; rattachée à la direction générale de la métropole, elle devait attendre son tour pour obtenir péniblement quelques réformes nécessitées par l’état spécial du pays. Combien de fois pourtant le gouvernement a-t-il été attaqué dans les journaux, interpellé à la Chambre sur cette transformation si sage et si heureuse! Et encore aujourd’hui il y a des gens qui sont très humiliés de voir la France ne pas se donner davantage les apparences d’une autorité qu’elle exerce complètement en fait. Peu à peu seulement on comprendra. On s’est étonné surtout de voir la poste italienne continuer à fonctionner comme par le passé, concurremment avec celle du Protectorat : qu’importe! elle fait de mauvaises affaires, n’inspire qu’une confiance limitée; qu’on la laisse donc mourir de sa belle mort; elle ne vaut ni une négociation, ni un souci.

Le chemin de fer qui relie Oran, Alger, Constantine et Bône à Tunis doit s’étendre loin dans le sud, jusqu’à Gabès, et faire cesser l’isolement de la région des oasis. Cette nouvelle ligne, dont l’intérêt est surtout stratégique, coûtera peu relativement à celles qu’on a construites jusqu’ici en Algérie et en Tunisie; elle sera à voix étroite; on paraît décidé à abandonner, pour toutes les lignes de pénétration vers le désert, la largeur des voies de France que le respect de la symétrie nous avait fait adopter pour les grandes lignes parallèles à la mer. Elle passera par Zagliouan ou l’Enfida, pour relier Tunis à Kairouan et à Sousse; de Gabès elle suivra au nord du désert ou des chotts une direction de l’est vers l’ouest, traversera l’oasis de Gafsa pour remonter à Tebessa et aller s’amorcer au réseau du Tell à Soukarras. Le chemin de fer de Soukarras à Tobessa est ter-
miné. Du côté du nord, la grande artère sera, bien entendu, prolongée jusqu’à Bizerte. Tout un programme d’ensemble a été publié à l’occasion de l’Exposition; il entre en ce moment même dans la période d’exécution.

Les routes et les chemins de fer doivent aboutir à des ports, et la Tunisie n’en avait pas un. Du mois de septembre à la fin de mars, les paquebots étaient exposés aux hasards d’une navigation aventureuse. Les capitaines veillaient chaque nuit, de peur d’être victimes de ces côtes mouvantes, sombres, mal connues, sans refuges, à peu près naturelles. Encore aujourd’hui, les communications entre Tunis et Marseille sont irrégulières, quoique rapides (trente heures de traversée). Le bateau qui emporte la poste pour France, arrive du Sud, — de Sfax, de Sousse, — où trop souvent il n’a pu faire escale; à la Goulette, si la rade est rudement balayée par le vent, il attend douze heures, vingt-quatre heures avant d’envoyer un canot à terre; encore l’a-t-on vu repartir et emmener les passagers qui comptaient descendre à Tunis, laissant sur le quai ceux qui avaient pris leurs billets pour Marseille. A Gabès, j’ai vu le courrier jeter l’ancre un après-midi, le capitaine permettant aux passagers d’aller admirer l’oasis, et recevant pendant ce temps à sou boni des visiteurs, officiers, colons, mercanti ; une bourrasque s’élevant tout à coup menaça de l’envoyer à la côte; il dut s’éloigner au plus vite, enlevant ses hôtes, abandonnant ses passagers. Sfax offre une rade à peu près sûre; on n’y débarque pas comme à Gabès à dos d’homme, mais nous savons qu’elle n’a pas de profondeur.

Quant à Tunis, nous venons de voir que la ville européenne est séparée de la mer par un lac ou un marécage de trente-six kilomètres environ de circonférence, puis par un isthme appelé Ténia, sur lequel est bâtie la Goulette : d’un côté de l’isthme, le lac; de l’autre, la mer; la mer et le sable, des bancs inégaux, variables, dont les bâtiments n’approchent pas. Nos bateaux de guerre ne mouillent jamais qu’à trois milles eu avant de la Goulette, soit à une grande heure de Tunis. Il est donc naturel que la capitale de la Régence tienne à avoir un port, à devenir le point de départ et d’arrivée de toutes les richesses qu’elle promet et qu’on lui promet. Malheureusement, sur cette question encore, nous n’avions pas les mains libres : la construction du port était déjà concédée! Cette concession n’était guère conciliable avec les principes de notre nouvelle administration, mais elle n’en existait pas moins. En outre, le choix de Tunis était loin d’être approuvé par tous comme port principal de la Régence; on disait qu’il eût mieux valu choisir Bizerte, située en face même de Marseille et de Toulon, et sur le passage des bâtiments qui vont de l’Océan à l’isthme de Suez; là, il eût suffi de bâtir deux jetées et de creuser un très court chenal pour ouvrir aux vaisseaux du plus fort tonnage, à toute une flotte, l’abri d’un admirable lac, profond et calme, l’unique port naturel de l’Afrique du Nord. Ce port eût été relié à Tunis par un chemin de fer, comme est le Havre à Paris. On ajoutait que le jour où l’on remuerait la fange qui s’est accumulée depuis des siècles dans le lac de Tunis, on y trouverait peut-être des monuments historiques et artistiques intéressants, mais qu’on empoisonnerait l’air de la ville et des alentours, qu’on rendrait Tunis accessible, mais inhabitable; que ceux-là mêmes, enfin, qui réclament soit comme riverains ou futurs expropriés, soit comme commerçants, le choix de Tunis, seront peut-être les premiers à le regretter. Ces arguments ont leur valeur, ils n’ont pas prévalu. Après de laborieuses négociations, le gouvernement tunisien a repris sa liberté, transformé l’ancienne concession en un contrat d’entreprise : il sera maître de percevoir lui-même ses droits de port. Aujourd’hui, d’accord avec notre conseil supérieur des ponts et chaussées dont il a obtenu l’approbation, il a commencé et pousse activement les travaux. Un long chenal de huit kilomètres creusé en mer et protégé par une jetée importante traversera l’isthme, puis le lac, et amènera les plus forts bâtiments, quand ils ne seront pas trop pressés et que le temps ne leur permettra pas de rester comme par le passé mouillés à la Goulette , dans de vastes bassins, à l’extrémité de la Marine, le grand boulevard du quartier nouveau, européen. La Tunisie payera le concessionnaire, non à l’aide d’un emprunt, mais sur ses ressources ordinaires, et, dans le cas où sa situation financière deviendrait moins bonne, un fonds spécial, dont nous avons parlé, est constitué, grâce auquel on sera sûr de ne pas interrompre les travaux. La Société de construction des Balignolles a été choisie pour exécuter cet ouvrage si considérable en cinq années. Cette société a déjà mené à bien de très importantes constructions; elle travaille vite, peut-être trop vite, — il est bon de le signaler. Les voies ferrées qu’elle livre à l’exploitation avec une exactitude rare, avant même le terme fixé, ne sont pas toujours bien solides. Elle a construit, entre autres, la ligne de Duvivier à Ghardimaou; des glissements, des affaissements se produisent chaque jour et plus qu’ailleurs, quoi qu’on en dise. La terre n’a pas eu le temps de se tasser. Je ne parle pas de ces remarquables travaux d’art, de tous ces beaux ponts dont les tabliers ont été emportés par la Medjerdah. Le régime hydrographique de la Tunisie n’est pas encore connu; on ne peut évaluer que d’après des renseignements arabes la hauteur maximum qu’atteignent les rivières et les torrents après les pluies; on est donc obligé de bâtir les ponts d’après des présomptions. Je ne crois pas faire tort à la Société des Batignolles, qui rend de très grands services, en ajoutant à mes louanges l’amertume légère d’un conseil : en prévision de l’inconnu, qu’elle construise plus solidement. Quant au port de Bizerte concédé plus tard, en 1889, mais dans des conditions plus modestes, à une société également française, MM Hersent, Couvreux et Cie les travaux commencés lentement sont cependant aujourd’hui en bonne voie; l’entreprise coûtera dans son ensemble au gouvernement tunisien la somme relativement minime de 6 millions et fera la fortune de tout le nord de la Régence.

Le port de Tunis, avec les chemins de fer, absorbera la plus grosse partie des économies du protectorat, 13 millions de francs; par conséquent, Sousse, qui s’est admirablement développée depuis notre occupation, Sfax, Gabès, attendront encore pour être favorisées à leur tour; cependant on leur donne des appontements; le génie a contribué dans une large mesure à ces travaux que réclamait l’armée pour l’embarquement, le débarquement des hommes, dos chevaux, des subsistances; on drague tant bien que mal; on répare, on entretient et surtout on fait la police. Plus les ports sont défectueux, plus il est difficile d’obtenir des barques maltaises, grecques, siciliennes ou autres, de l’obéissance; le désordre régnait en maître au détriment du fisc, des commerçants, des voyageurs et des habitants; l’administration du protectorat y a mis fin par une réglementation que tous observent depuis que les Capitulations sont supprimées.

Nous n’avons rien dit de la fameuse mer intérieure, qui devait transformer une partie du désert et des oasis en lac salé, bouleverser la production du sud de l’Algérie et de la Tunisie, en substituant des poissons plus ou moins chimériques aux dattes : nous pourrons nous abstenir de parler de cette étrange conception ; le projet primitif a été heureusement abandonné; il ne s’agit plus aujourd’hui d’augmenter la surface de la mer, mais de creuser des puits et d’en tirer le plus d’eau douce possible pour arroser les palmiers, créer des oasis et sauver celles qu’envahissaient les sables. M. de Lesseps est à la tète de cette entreprise de forages artésiens, qui, grâce à son influence, sans doute n’a plus aucun caractère maritime : elle réussit déjà, m’assure-t-on ; elle peut donner les résultats les plus heureux pour l’avenir de la Tunisie. Elle aura au moins cet avantage certain d’attirer l’attention sur la situation du Djerid. Les oasis de cette admirable région produisent les dattes les plus savoureuses que l’on connaisse : aussi les beys les avaient-ils écrasées d’impôts. Les Arabes, pour payer le fisc, se sont endettés, ont emprunté comme d’habitude aux Juifs sur hypothèques, puis, ne pouvant se libérer, leur ont abandonné leurs terres. Ceux-ci, ne les cultivant pas, n’entretiennent pas les digues, et le désert gagne ainsi chaque jour sur l’oasis; il détruit insensiblement, comme ferait une lente inondation, le fruit d’un travail et d’une surveillance séculaires. L’administration lutte, il est vrai, mais avec de si pauvres crédits. Le péril pourtant est grave : on comptait à Tozeur jusqu’à cinq cents sources, il n’en subsiste que cent vingt. Le reste est ensablé. Des cultures, comme celle du mûrier par exemple, ont été abandonnées.

Pour achever l’énumération des travaux publics, au nord de Gabès, à Skira, un petit port presque naturel a été ouvert aux frais de la Compagnie alfatière dont nous faisions mention un peu plus haut et qui a d’ailleurs été, depuis lors, déchue de ses droits (1887). Dans le nord, les deux compagnies concessionnaires des mines de fer, voisines de Tabarca, ont été astreintes, par leur cahier des charges, à établir à leurs frais chacune un port qu’elles relieront à leurs mines par deux chemins de fer. Les riches carrières de Chemtou sont, depuis plusieurs années déjà, en communication directe avec Tunis, grâce à un tronçon de voie ferrée qui permet aux wagons d’aller chercher jusqu’au flanc du rocher les blocs de marbre qu’ils transportent ensuite au bord du quai où les attendent les balancelles et les chalands.

L’administration des forêts, elle aussi, perce des routes qui servent au public. Toutes ces voies, absolument sûres et toujours praticables, sauf quand les pluies amènent des inondations, ces chemins de fer qui relient déjà la Tunisie à l’Algérie, presque jusqu’au Maroc, et descendront bientôt jusqu’au désert, ces ports auxquels les unes et les autres aboutiront, le télégraphe dont les fils s’étendent dans toute la Régence et que des appareils optiques établis sur les principaux sommets remplacent au besoin, tous ces travaux enfin que la Tunisie a pu mener à bien ou entreprendre, à peu d’exceptions près, sur ses propres ressources et qui nous permettent à présent de la pénétrer en tous sens, ont encore un autre avantage : nous pouvons dorénavant transporter très rapidement nos troupes d’un point à un autre, par conséquent en réduire sans danger le nombre, diminuer la seule charge sérieuse que comportât noire nouvelle conquête. Notre corps d’occupation en Tunisie a compté un moment près de 50,000 hommes. En peu d’années, cette armée est devenue une division, cette division une brigade; nous n’avons guère que 13,000 hommes actuellement dans toute la Régence. En réalité, le transport seul de ces troupes est un excédent de dépenses pour l’Etat français : le gouvernement du protectorat fournit gratuitement les casernes ou les quartiers quand les hommes ne sont pas campés; ils n’auraient pas quitté la France, qu’il eut fallu tout aussi bien les équiper et les nourrir; peu importe au budget s’ils mangent leur soupe et usent leur tenue au sud ou au nord; il y a même des chances pour que la dépense soit moins forte au sud. A un autre point de vue, nous ne devrions pas trop nous réjouir de voir notre armée de moins en moins nombreuse eu .Afrique : si l’on compare deux soldats qui ont passé un temps égal sous les drapeaux, mais dont l’un a mené en France la vie de garnison, tandis que l’autre a servi en Algérie ou en Tunisie, a fait colonne, c’est-à- dire exercé tous les métiers, développé son savoir-faire, tour à tour tirailleur, cavalier, maçon, menuisier, jardinier, blanchisseur, cuisinier, etc., l’avantage n’est pas discutable, il est tout acquis au dernier, à l’Algérien, qui revient chez lui débrouillard, hardi, plein de ressources et certainement supérieur de beaucoup à ce qu’il était quand il est parti. Si l’on en juge par les hommes qui reviennent de nos expéditions lointaines, on peut prévoir que nous aurons, le jour où elle sera formée, une incomparable armée coloniale, car si le sentiment public se défie des guerres aventureuses, le caractère français n’en demeurera
pas moins toujours le même : nous aimons le travail et l’heureux repos comme le reste des hommes, mais rien ne vaut pour nous l’inattendu, les risques, le danger, le dévouement, la gloire : la tranquillité nous sourit, mais la gloire nous grise, on peut le prédire à coup sûr, il n’y aura certes pas place pour tous ceux qui voudront en être dans notre future armée coloniale. Un grand nombre des volontaires de la Hollande, dans son interminable guerre d’Atchin, sont des Français : un jour, dans un tramway de Leyde à Haarlem, le conducteur, jeune Hollandais à la figure très militaire, se mit à causer avec moi. A ma grande surprise, il parlait, non pas exactement le français, mais l’argot, le parisien des boulevards extérieurs ; en moins de cinq minutes, j’entendis tomber de ses lèvres des mots comme ceux-ci : « Vrai! mince! malheur! de quoi ! oh là là! va donc! » et bien d’autres. — Où avez-vous appris le français? lui demandai-je. — A Java, me répondit-il ; la plupart de mes camarades du régiment le parlaient ainsi.

[…]


CONCLUSION

Avons-nous besoin de conclure? Le gouvernement français, depuis 1871, a ramené sous son influence la Tunisie qu’une politique peu clairvoyante, indifférente ou faible, avait laissée s’émanciper. Cela fait, notre prédominance établie sans conteste, une administration honnête, intelligente, a relevé promptement le pays de ses ruines, refusant avec énergie d’obéir à des traditions dont nos entreprises coloniales ont tant de fois souffert. En quatre années, elle a réussi à tripler les revenus de la Régence : que n’obtiendrons-nous pas dans cette belle contrée, fertile et salubre entre toutes, quand les routes, les chemins de fer, les ports, tous les grands travaux que le protectorat entreprend sur ses seules ressources seront achevés; quand les forêts, les mines, les carrières, les sources seront exploitées, les oasis protégées contre les sables, les immenses plaines irriguées et cultivées? Nous devons nous féliciter hautement des résultats déjà acquis ; gardons-nous de les compromettre.

Aussi longtemps que nous saurons maintenir devant nous sur le trône, dans la Régence musulmane, un prince musulman, et autour de ce prince une administration indigène, dirigée par quelques Français d’élite, nous aurons en Tunisie du calme et, si l’on en juge par les revenus des premières années, des bénéfices. Mais un jour, n’en doutons pas, des impatients réclameront l’annexion, et l’opinion publique, trompée, mettra peut-être son amour-propre à les soutenir; elle se lassera de voir durer le bey; elle en rira, probablement parce que nous laisserons peu à peu tomber sou autorité qu’il faudrait soutenir, au contraire, malgré lui, au besoin. Peut-être un bey provoquera-t-il notre mauvaise humeur, ou simplement les récoltes manqueront une année; nous aurons cessé d’être économes, nous aurons autorisé les villes à s’imposer ou à emprunter pour construire des théâtres et des édifices magnifiques, les recettes n’atteindront plus nos prévisions au lieu de les dépasser comme au début, et nous rendrons l’administration indigène responsable de nos embarras. Ces éventualités sont à prévoir ; le jour où elles se présenteront, si le gouvernement ne résiste pas, s’il transforme la Tunisie en un quatrième département algérien, la jeune colonie qui a si vite fait honneur à la République ne sera plus qu’une source de dépenses, un entrepôt de fonctionnaires et de gens d’affaires ; les Arabes seront déçus ; après avoir cru que nous adoptions enfin cette sage maxime : «L’Afrique par les Africains » , ils se verront menacés, repoussés ; les Italiens et les Maltais se joindront à eux, et cette population hétérogène, qui de toutes parts s’était si volontiers ralliée à nous, n’aspirera plus qu’à l’indépendance.

Sans doute, le danger de l’annexion est éloigné de nous; le gouvernement français s’y est nettement opposé jusqu’ici, mais il peut changer d’opinion, être débordé; il peut, sans y prendre garde, céder peu à peu à des sollicitations particulières, sur des points qui semblent sans importance, et croire qu’il maintient intact le principe du protectorat, alors qu’il en prépare la ruine dans l’avenir. Si, insensiblement, par un enchaînement de concessions onde faiblesses, l’administration perd de sa force, si la Tunisie dépense trop et s’endette, si le pouvoir du bey est trop réduit, si des troubles naissent, le public français, qui n’est pas tenu de bien comprendre l’avantageux artifice du protectorat, demandera qu’on chasse ce bey, et quand les journaux, quand la Chambre transmettront au gouvernement cet ordre impérieux, il faudra bien qu’il s’exécute.

Il ne suffit donc pas de ne point vouloir de l’annexion, il faut tout prévoir pour qu’elle ne s’impose pas avant l’heure. En résumé, respectons les Arabes, ne serait-ce que pour les obliger à se respecter eux-mêmes; ménageons du moins leur fierté, ne les humilions pas : on s’abaisse en avilissant ceux qu’on veut dominer, et, puisque c’est par eux que nous devons gouverner, stimulons leur activité, ne les laissons pas s’abandonner, devenir passifs, irresponsables; encourageons-les, au contraire, à croire en nous, à devenir nos auxiliaires, nos associés. Pour y réussir, continuons à leur montrer que leur intérêt est de nous suivre ; ne cherchons pas à en faire des pseudo-Européens; songeons que cinquante années de cohabitation avec nous ont glissé sur les Algériens sans les modifier; ils tiennent tant à ne pas nous ressembler, même en apparence, qu’ils n’ont même pas changé la forme de leurs vêtements. Quant aux étrangers, dont les mécontentements pourraient provoquer maladroitement l’annexion , imposons-leur une attitude irréprochable par notre équité : qu’ils jouissent en sécurité des avantages qu’ils doivent à notre prise de possession de la Régence, qu’ils comptent sur noire justice comme ils s’y soumettent ; qu’ils travaillent et possèdent en toute liberté : ne leur contestons pas une place qu’ils ont prise, nous l’avons vu, parce que nous ne pouvions pas la leur disputer, et ne nous plaignons pas de les voir réussir, car ils produisent et consomment, et, par conséquent, ils enrichissent le pays. Quant aux Français enfin, il faut plus que les laisser faire, il faut les aider : comment? en les avertissant, autant que possible, avant qu’ils quittent leur pays, de la concurrence écrasante qui attend les manœuvres, les ouvriers peu habiles, tous ceux qui n’ont que leurs bras et qui arrivent sans un talent spécial ou des capitaux sur le littoral africain; encore une fois, les Français, plus intelligents, mais bien moins nombreux et moins résistants que les autres émigrants et que les indigènes , n’ont des chances de succès en Tunisie que s’ils viennent pour diriger ou exploiter, mais alors ils en ont beaucoup : il faut leur ouvrir l’accès du pays dans tous les sens, leur assurer des relations faciles avec les propriétaires ou les ouvriers indigènes et les étrangers, donner l’impulsion à leur commerce, activer les échanges entre Marseille et Tunis, Bizerte, Sousse, Sfax, Gabès, faire que le premier de ces ports soit le principal débouché des autres, habituer les Tunisiens à se servir de nos produits et à produire eux-mêmes ou à fabriquer suivant nos goûts.

Pour amener la Tunisie à cet état d’intimité confiante et si féconde avec la France, il faut, on le voit, bien des ménagements et des années de patience. Toutes les difficultés du protectorat se résument en une seule : résister aux impatients sans retourner à la routine, ne pas se laisser pousser trop vite en avant ni ramener en arrière, craindre à la fois d’innover à la légère et d’imiter mal à propos. C’est grâce à cette résistance sage, et aussi courageuse, puisqu’elle a provoqué tant de colères, qu’en moins de quatre années nous avons vu se constituer un gouvernement, un gouvernement qui ne ressemble pas à tous les autres, il est vrai, et dont le mécanisme étonne par son ingénieuse simplicité; mais plus il est nouveau, plus il est naturel qu’on l’ait critiqué. Comme la plupart des inventions modernes, le protectorat a l’indiscutable avantage de diminuer considérablement la main-d’œuvre, les frais de production, au détriment de quelques-uns, au bénéfice du plus grand nombre. Ceux qui en profitent ne disent rien, généralement; l’Etat seul s’en félicite, mais sans trouver d’écho dans le public; ceux qui s’en plaignent, au contraire, crient et réclament; si on les écoute, il faut s’arrêter, revenir sur ses pas, appeler cent individus à faire en désordre la besogne dont un seul s’acquitte à merveille. Un mécanicien et un chauffeur conduisent à eux seuls tout un train, l’équivalent de plus de cinquante diligences; mais qu’adviendrait-il, si au mécanicien, sous prétexte de satisfaire tout le monde, on adjoignait les cinquante cochers qu’il remplace et ceux des voyageurs qui sont las de l’inaction? Un déraillement. De même le résident et son très faible état-major administrent en réalité, à eux seuls, la Tunisie, parce qu’ils tiennent l’administration indigène comme un instrument entre leurs mains; il importe donc qu’ils soient habiles, expérimentés, non qu’ils soient nombreux. Nous ne saurions trop insister sur ce point capital, non seulement pour éviter que le budget soit absorbé par des traitements inutiles, mais pour que le protectorat ne tourne pas peu à peu à ne différer des autres gouvernements que par le nom. Il va de soi que ces fonctionnaires français, étant rares, seront très en vue, par conséquent en butte aux attaques de tous les côtés ; il est indispensable que, du plus petit au plus grand, ils se sachent soutenus : sinon, les meilleurs s’en iront, les autres se désintéresseront de leur service; nous ne pourrons plus compter sur leur dévouement ; et sans leur dévouement, sans leur zèle, pour employer un mot devenu chez nous presque ridicule quand il s’agit des affaires de l’Etat, rien de ce qui est organisé n’aurait pu être mené à bien.

Avec de la fermeté, au contraire, fermeté à Paris d’abord, au sein même du gouvernement, lequel ne doit choisir ses agents que parmi des hommes dignes de son entière confiance, à Tunis ensuite, à la résidence, de laquelle relève toute l’administration française et indigène de la Régence, dans les provinces enfin où les contrôleurs sont seuls entre les étrangers, les Arabes et les colons, avec de la fermeté, l’entreprise si heureusement commencée se poursuivra sans désappointements, sans difficultés même. J’en ai dit les avantages; j’ai à peine parlé de la gloire, qui ne passera pas pourtant sans laisser de trace dans notre histoire, d’avoir sauvé de la désolation l’antique territoire de Carthage, de l’avoir rendu, sans qu’il nous en coûte, aussi luxuriant, aussi productif qu’il l’était au temps des Romains. La gloire n’est pas toute vaine, cette fois, et c’est là ce qui marque d’un caractère très particulier, assez nouveau, notre expédition en Tunisie. On ne dira pas d’elle qu’elle fut une croisade contre des barbares ou même contre des pirates, une œuvre de bienfaisance, dont nous serons les seuls à ne tirer nul avantage; non, elle fut simplement un acte raisonnable, prudemment conçu, lentement préparé, sagement exécuté, sans préoccupation exclusive de la logique et de la symétrie, un acte raisonnable, répétons-le avec fierté, car il a prouvé à ceux qui se piquent de découvrir en nous des contradictions à l’infini, que la France n’a pas encore épuisé les surprises qu’elle eut de tout temps le privilège de donner au monde, et que, si elle est en général admirablement et dangereusement enthousiaste, elle sait aussi, tout comme une autre, être pratique et mesurée.

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