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LE RAYONNEMENT DE L’ENCYCLOPÉDIE EN GRANDE-BRETAGNE
Communication de M. John LOUGH à l’Association internationale des Etudes françaises, à Paris le 27 août /951

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En 1801, dédiant au roi George III le Supplément à la troisième édition de Y Encyclopaedia Britannica, l’éditeur s’écrie :

« L’Encyclopédie française a été accusée, et accusée avec justice, d’avoir répandu de tous côtés les semences de l’anarchie et de l’athéisme. Si l’Encyclopaedia Britannica réussit jusqu’à un certain point à neutraliser l’influence de cet ouvrage pestiféré, ces deux volumes ne seront pas tout à fait indignes de la protection de Votre Majesté »

Si, quatre ans plus tôt, l’article consacré à d’Alembert dans la troisième édition avait été en somme élogieux, les pages sur Diderot, dans ce supplément, sont pleines de fiel. Le but de l’Encyclopédie aurait été tout simplement de « saper les fondements de toute religion ». Cet ouvrage, comme les Pensées philosophiques de son éditeur, faisait partie « de la conspiration… contre tout ce qui ennoblit la nature humaine ». L’auteur de l’article aurait pu se dispenser de renvoyer le lecteur à l’article Jacobins : il n’est que trop clair que l’abbé Barruel, l’auteur des Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, a passé par là.

Cependant l’accueil fait à l’Encyclopédie en Grande-Bretagne, cinquante ans plus tôt, avait été très différent. La présence de l’Encyclopédie dans un grand nombre de bibliothèques britanniques prouve que l’ouvrage a eu une grande diffusion en Grande-Bretagne. L’exemplaire de l’Encyclopédie qu’on trouve aujourd’hui au British Museum appartenait au roi George III. Dans cinq bibliothèques de Cambridge où j’ai cherché l’ouvrage, j’ai trouvé quatre exemplaires de l’édition de Paris. Dès 1772 trois membres du collège de la Trinité ont fait don d’un exemplaire à la bibliothèque, exemple qui fut suivi une vingtaine d’années plus tard par le principal du collège de Saint- Jean. C’est à la Bibliothèque des Avocats à Edimbourg que l’économiste Adam Smith a consulté les premiers volumes de l’ouvrage qu’il devait faire venir ensuite à la bibliothèque de l’Université de Glasgow. Plus tard, en 1767, le chancelier de l’Université d’Aberdeen offrit un exemplaire de l’ouvrage à la bibliothèque.

L’intérêt soulevé en Angleterre par la publication du premier volume de l’Encyclopédie est reflété par l’activité qu’elle provoqua parmi les libraires de Londres. Grâce à la publication, par M. Louis-Philippe May, du livre des délibérations de Le Breton et de ses associés, nous savons qu’en octobre 175 1, à la nouvelle de la prochaine publication d’une contrefaçon anglaise de l’ouvrage, on envoya les libraires David et Briasson à Londres négocier avec les libraires anglais. Trois mois plus tard, l’assemblée des libraires approuva les traités que ces deux hommes avaient passés « avec les sieurs Nourse et Vaillant ». Malheureusement, le livre des délibérations reste muet sur les articles de cet accord. Cependant le Gentleman’s Magazine de janvier 1752 parle d’un projet de traduire l’ouvrage en anglais, fait en accord avec les libraires français. Cette traduction n’a jamais vu le jour, et les libraires Nourse et Vaillant ne semblent avoir eu aucune part aux publications suscitées par l’Encyclopédie.

D’autre part, le livre de dépenses et de recettes des libraires associés contient, sous la date de 1752, la mention suivante : « Un tome Ier Encyclopédie, 4°, tiré de Londres pour la société. » La publication du premier volume de cette contrefaçon est signalée dans le numéro de mars-avril 1752 du London Magazine sous la description : « 4to, 18 shillings, broché ». Cette revue mentionne également le nom du premier des libraires qui s’étaient chargés de cette publication, et ce nom paraît également sur la page de titre d’une autre publication de la même année : une traduction du Discours préliminaire de l’Encyclopédie.

Ce dernier ouvrage qui, à l’encontre du premier tome de la contrefaçon, n’est pas absolument introuvable, puisqu’on peut en consulter un exemplaire au British Museum, contient un avertissement fort amusant où les libraires annoncent leur intention de réimprimer l’ouvrage tout entier à Londres, dans le but, disent-ils, de « servir leur patrie en encourageant les arts, les manufactures et les métiers », et de « garder en Angleterre de grandes sommes d’argent qui autrement passeraient à l’étranger ». Pour attirer le public, ils annoncent que leur édition coûtera moitié moins cher que l’édition de Paris. Cependant, leur attente semble avoir été déçue, puisque cette édition in-quarto n’a pas dépassé le premier volume.

La même chose est arrivée à un autre projet — une traduction de l’Encyclopédie en dix volumes qui devait paraître par fascicules, sous la direction d’un antiquaire assez connu à l’époque, Sir Joseph Aylofïe, qui se proposait non seulement de traduire l’ouvrage, mais aussi de l’améliorer. Le premier fascicule de l’ouvrage parut dès le mois de janvier 1752, et fut âprement critiqué pour ses soi-disant améliorations dans le Gentleman’s Magazine. Au moins huit fascicules de cette traduction ont vu le jour. Cependant, aucune grande bibliothèque britannique ne possède le texte de ces fascicules; ils sont allés rejoindre dans l’oubli le tome premier de la contrefaçon londonienne.

Si, comme nous l’avons vu, la publication du premier volume de l’Encyclopédie, en 1751, a soulevé un vif intérêt chez les libraires de Londres, elle a par contre laissé très peu de traces dans les publications périodiques en Grande-Bretagne. Les comptes rendus qu’elle a suscités pendant une vingtaine d’années sont fort peu nombreux. Seule la Monthly Review, publication à tendances libérales en politique et en religion, lui a consacré des comptes rendus détaillés.

Dès 1752, cette revue publia un compte rendu des deux premiers volumes de l’ouvrage. En général, l’auteur se borne à résumer les arguments du Discours préliminaire, mais il ajoute des éloges très vifs de l’entreprise et souhaite que, malgré la suppression des deux premiers volumes par le gouvernement français, « pour des raisons de lui seul connues », on en voie bientôt la suite.

En 1768, la Monthly Review offre à ses lecteurs une étude détaillée et en somme assez élogieuse des dix-sept volumes du texte de l’Encyclopédie. Si l’auteur de ce compte rendu critique le style prolixe et souvent ennuyeux de beaucoup d’articles, il loue hautement le Discours préliminaire, et ajoute en terminant qu’il « recommande l’ouvrage, malgré toutes ses imperfections, comme un des trésors les plus vastes et les plus précieux qu’on trouve dans toute la république des lettres ». Notons en passant quelques lignes fort curieuses dans ce compte rendu. Il est entendu aujourd’hui que les idées politiques, la critique des abus de l’ancien régime et les projets de réforme qu’on trouve dans l’Encyclopédie, sont fort timides. Cependant, l’écrivain anglais qui a rendu compte de l’ouvrage dans la Monthly Review de 1768, est très loin de partager ce point de vue. Au contraire, il se félicite de trouver dans les articles politiques « la mâle liberté d’opinion » que l’on rencontre dans la partie philosophique de l’ouvrage. « Si l’on prend la peine », dit-il, « de mettre ensemble les différents articles politiques, on trouvera qu’ils forment un noble système de liberté civile. » II est vrai que la possibilité de l’émancipation politique de la France alarme quelque peu son patriotisme; il ajoute néanmoins que « comme amis des droits de l’humanité, nous sommes enchantés de voir un système si généreux étendre partout son influence ».

Ajoutons que, vingt ans plus tard, à la veille de la Révolution, dans un compte rendu de l’Eloge de ď Alembert par Condorcet, la même revue fait ressortir le caractère anti-religieux de l’Encyclopédie. Après avoir loué le Discours préliminaire, l’auteur de ce compte rendu ajoute : « II est incontestable que les constructeurs de ce nouveau et prodigieux temple de la Science, consacré à l’adoration de la Nature, avaient réellement en vue les progrès des connaissances humaines et le perfectionnement des arts et des sciences… Mais », poursuit-il, « que dans le sanctuaire de ce temple, il y avait une conspiration formée contre tous ceux qui cherchent au-delà de la Nature le principal objet de leur vénération et de leur confiance, c’est là un fait trop manifeste, voire trop hardiment proclamé, pour avoir besoin de la moindre preuve. »

II est intéressant de comparer avec ces opinions anonymes exprimées à différentes époques dans la Monthly Review, les réactions de quelques grands écrivains de l’époque. Dans la lettre que l’économiste écossais, Adam Smith, adressa à la Edinburgh Review en 1756, il invite ses compatriotes à s’occuper non seulement des productions littéraires de leur pays, mais aussi de celles de l’Angleterre et surtout de la France. Il recommande à leur attention les oeuvres de Voltaire, de Rousseau, de Buffon et de Réaumur, et en même temps l’Encyclopédie. Il est vrai qu’il en critique le style souvent trop déclamatoire, et qu’il trouve que les articles sont d’une valeur assez inégale. Il déclare aussi qu’on aurait pu omettre certains articles qui tendent à jeter du ridicule sur un ouvrage de ce genre. « L’article Amour », dit-il, « contribuera pour peu de chose à l’instruction du lecteur, qu’il soit savant ou ignorant, et il aurait рu être omis, semble-t-il, même dans une encyclopédie qui traite de tous les arts, sciences et métiers. » Mais il ajoute tout de suite que ces critiques ne concernent que fort peu d’articles, et que les volumes successifs de l’entreprise mériteraient une étude attentive de la part de la Edinburgh Review, puisqu’il s’agit d’un ouvrage qui sera beaucoup plus complet que tous ses prédécesseurs.

On sait d’ailleurs qu’une partie du célèbre chapitre sur la division du travail qui se trouve au début du chef-d’œuvre d’Adam Smith, la Richesse des Nations, a été inspirée par sa lecture de l’Encyclopédie. L’exemple dont il se sert pour montrer les avantages de la division du travail — la fabrication d’une épingle faite par dix-huit personnes différentes dont chacune peut produire deux mille épingles par jour — est tiré incontestablement de l’article Epingle dans le cinquième volume de l’Encyclopédie.

La publication de l’Encyclopédie semble avoir suscité un vif intérêt en Ecosse. En 1766, un obscur compatriote d’Adam Smith qui enseigna le français à Edimbourg, puis à Aberdeen, dédia son Nouveau recueil de pièces choisies des meilleurs auteurs français, à « Monsieur Diderot, auteur de l’Encyclopédie » ; et, quinze ans plus tard, celui-ci fut élu, avec Buffon, membre honoraire de la Société des Antiquaires d’Ecosse, ce qui l’а amené à écrire une lettre de remerciements en anglais qui a été publiée il y a quelques mois.

Plusieurs grands écrivains anglais se sont également intéressés à la publication de l’Encyclopédie. Ici, une petite déception nous attend : bien que le célèbre Samuel Johnson ait possédé sept volumes de l’Encyclopédie, il n’est jamais question de cet ouvrage, ni dans ses écrits, ni dans la biographie de Boswell, de sorte que son opinion sur l’Encyclopédie — elle était sans doute peu favorable — ne nous est pas parvenue. Pourtant, dans son Autobiographie, l’historien Gibbon affirme que son premier ouvrage, publié en français en 1759, l’Essai sur l’étude de la littérature, fut une réponse aux observations méprisantes de d’Alembert sur les érudits dans le Discours préliminaire.

D’autre part, dans son Enquête sur l’état présent des Belles Lettres (également de 1759), Oliver Goldsmith parle assez dédaigneusement des vastes compilations telles que l’Encyclopédie, qui sont, dit-il, l’œuvre de toutes sortes d’écrivains depuis les sots jusqu’aux hommes d’esprit. « Diderot, aussi bien que Desmarets », s’écrie-t-il, « est un candidat à l’oubli. » Pourtant, à partir de cette même année 1759, il publia une série d’articles et de livres dans lesquels il emprunta de nombreux passages à cette fastidieuse compilation! Ajoutons qu’au moment de sa mort, en 1774, il préparait à son tour un vaste dictionnaire des arts et des sciences auquel devaient collaborer les grandes personnalités du monde littéraire et artistique — Johnson, Burke, Reynolds, Gibbon, Adam Smith, Garrick, etc.

De même, le célèbre agronome, Arthur Young, qui est connu aujourd’hui surtout pour son Voyage en France, montre dans ses ouvrages une connaissance approfondie des articles de l’Encyclopédie qui concernent sa spécialité. Non seulement il en cite des articles, mais dans une note de son Economie rurale de 1770, il déclare qu’il a lu tous les articles de l’Encyclopédie qui traitent de l’agriculture, et que des travaux si judicieux devraient être traduits en anglais.

Un autre spécialiste de l’époque qui doit beaucoup à l’Encyclopédie est l’historien de la musique, Charles Burney. Vers la fin de sa vie, quand on préparait la publication de la première grande encyclopédie anglaise, celle qui fut éditée entre 1802 et 1820 par Abraham Rees, on lui demanda d’écrire les articles sur la musique. Il se borna quelquefois à traduire en anglais les articles que Jean-Jacques Rousseau avait fournis à l’Encyclopédie et qu’il avait recueillis dans son Dictionnaire de musique. Le traducteur oublia quelquefois de traduire le titre français de l’article, de sorte qu’il faut chercher l’article au mot français. Dans quelques cas, on trouve même deux articles sur le même sujet — l’un au mot anglais, l’autre au mot français.

Quelques mots maintenant sur l’influence de l’Encyclopédie sur les ouvrages anglais du même genre publiés entre 175 1 et la fin du xviiie siècle. On sait que le Prospectus de l’Encyclopédie proclame que cet ouvrage a été « recueilli des meilleurs auteurs et particulièrement des dictionnaires anglais de Chambers, d’Harvis, de Dyche, etc. » II serait évidemment extrêmement difficile de démêler ce que les encyclopédies et dictionnaires anglais postérieurs à l’Encyclopédie doivent à cet ouvrage, et ce qu’ils doivent à leurs prédécesseurs anglais, sans parler des sources françaises, anglaises et allemandes communes à tous ces ouvrages.

On peut cependant dire que rares sont les préfaces d’encyclopédies ou de dictionnaires des sciences et des arts publiés en Grande-Bretagne entre 175 1 et 1800 qui ne se vantent pas d’avoir utilisé et, bien entendu, amélioré les matériaux contenus dans l’Encyclopédie française. Une annonce assez amusante parut dans les journaux de Londres tout au long de l’année 1752 : les libraires oui vendaient un dictionnaire des arts et des sciences et un volume in-folio, dont la moitié des fascicules avaient déjà paru, y déclarent que l’ouvrage contiendra « la traduction de toutes les découvertes et améliorations contenues dans l’Encyclopédie que M. Diderot publie actuellement à Paris ».

Il est certain qu’un autre dictionnaire, publié entre 1764 et 1766, au moment où les volumes de planches de l’Encyclopédie commençaient à sortir des presses, doit beaucoup plus à l’ouvrage français. Dans l’avertissement de ce dictionnaire, les éditeurs nous assurent que « tout ce qui est précieux dans l’Encyclopédie de Chambers et dans les autres ouvrages de ce genre, particulièrement l’Encyclopédie publiée à Paris, sera contenu dans ce dictionnaire, augmenté des découvertes et améliorations qui ont été faites depuis la publication de ces ouvrages ». Cette phrase a provoqué les railleries de l’auteur d’un compte rendu paru dans la Monthly Review, qui demande comment tout cela pourrait se trouver dans trois petits volumes in-folio!

Ce même écrivain pousse ses critiques plus loin. Il n’aime pas les planches de l’Encyclopédie qu’il considère comme inutiles. « On dirait », ajoute-t-il, « que ce vaste ouvrage avait été préparé en vue d’une future catastrophe générale, qui, tel un autre déluge, détruirait les traces de tous les arts mécaniques; alors l’Encyclopédie, heureusement préservée, apprendrait à une nouvelle race d’hommes à les restaurer. Les auteurs représentent non seulement des outils communs, tels que des limes, des marteaux et des cisailles, mais ils offrent des planches de boutiques d’artisans, où on voit, par exemple, un cordonnier qui essaie des souliers sur les pieds d’un client, ou un garçon qui tourne une roue pour aiguiser un rasoir … Tout cela », conclut-il, « servirait très bien à amuser des enfants. » Après avoir constaté que quelques-unes des planches de l’Encyclopédie avaient été copiées dans ce dictionnaire, l’auteur de ce compte rendu reproche à plusieurs d’entre elles leur inutilité, et ajoute ironiquement : « La seule chose que nous apprend la gravure d’une école de dessin, c’est qu’il vaut mieux dessiner avec la main gauche qu’avec la main droite. » En effet, si on cherche dans le dictionnaire anglais cette planche qui a été empruntée à l’Encyclopédie, on trouve qu’elle a été renversée par l’imprimeur !

Il est curieux que dans un compte rendu de plus de vingt pages, l’auteur n’ait pas dénoncé les autres plagiats des éditeurs envers l’Encyclopédie. Pourtant, la préface du dictionnaire reproduit avec quelques coupures et changements de mots une cinquantaine de pages de la version anglaise du Discours préliminaire, c’est-à-dire toute la partie de cet ouvrage que d’Alembert a consacrée à l’histoire philosophique de nos idées. Les éditeurs anglais, pour dépister les chercheurs futurs, ont simplement changé l’ordre des mots au commencement de quelques alinéas ! De même, le hors-texte qui suit la préface reproduit avec quelques changements insignifiants le « Système fleuré des connaissances humaines » qu’on trouve à la fin du Discours préliminaire. Je m’empresse d’ajouter qu’on ne trouve pas dans les autres encyclopédies et dictionnaires anglais de l’époque des plagiats aussi éhontés.

Disons enfin quelques mots sur les rapports entre l’Encyclopédie et l’ouvrage qui, au cours de ses nombreuses rééditions, est devenu le plus grand des ouvrages de ce genre publiés en langue anglaise : l’Encyclopaedia britannica. C’était au début un ouvrage fort modeste, puisque la première édition, publiée à Edimbourg entre 1768 et 1771, et très rare aujourd’hui, consistait en trois volumes in-quarto. Dans la préface, les éditeurs se vantent d’avoir introduit une innovation inconnue aux autres encyclopédies, y compris celle de Diderot et d’Alembert. Elle consiste à consacrer de longs traités aux différentes sciences, au lieu de disperser les matériaux relatifs à chaque science dans de courts articles rangés par ordre alphabétique. Notons en passant que la première édition de l’ouvrage britannique cite, parmi ces ouvrages consultés, ce qu’on appelle « le grand Encyclopédie », et qu’il lui doit, par exemple, sa définition du mot Encyclopédie. Une étude détaillée révélerait sans doute d’autres emprunts plus importants dans cette édition comme dans les éditions suivantes.

La deuxième édition, qui parut à Edimbourg entre 1777 et 1784, est un ouvrage beaucoup plus substantiel, puisqu’elle consiste en dix volumes in-quarto. La principale innovation, signalée dans la préface, est l’inclusion d’articles de biographie, «chose qui ne se trouve», disent les éditeurs, «dans aucun autre ouvrage de ce genre, sauf dans l’Encyclopédie française ». Enfin, entre 1788 et 1797 ont paru, toujours à Edimbourg, les vingt volumes in-quarto de la troisième édition, suivis quatre ans plus tard d’un supplément en deux volumes. C’est de ce supplément que j’ai tiré les attaques contre l’Encyclopédie et Diderot citées tout à l’heure.

Que faut-il conclure de ce rapide exposé des faits principaux concernant le rayonnement de l’Encyclopédie en Grande-Bretagne? D’abord, que d’un bout à l’autre du pays cet ouvrage a eu une diffusion assez grande dans les milieux cultivés, où la langue française était très répandue. Répétons qu’il fallait attendre encore un demi-siècle pour trouver un ouvrage anglais aussi vaste que l’Encyclopédie. Si tous les efforts pour réimprimer l’ouvrage en français ou le traduire en anglais ont échoué, il est certain qu’elle a aidé à l’éclosion de plusieurs ouvrages anglais du même genre et qu’elle leur a fourni des matériaux précieux. Quelques grands écrivains anglais l’ont consulté avec fruit, en ont tiré soit des renseignements, soit des idées, et l’ont loué publiquement.

Je conclurais donc que, du point de vue technique, l’influence de l’Encyclopédie en Grande-Bretagne a certainement été considérable. Mais quant à ce qui concerne les idées que ses éditeurs et ses principaux collaborateurs ont essayé discrètement de disséminer dans le grand public — idées de raison, de libre examen, de liberté religieuse, civile et peut-être même politique — je conclus que leur influence a été à peu près nulle. Etant donné les conditions sociales, politiques, religieuses fort différentes de la France et de la Grande-Bretagne, ce fait n’a rien de surprenant. Dans un pays où l’absolutisme avait été détruit, on n’avait que dédain pour ces pauvres Français qui restaient toujours des esclaves; dans un pays où la liberté d’examen et la liberté de la presse étaient à peu de chose près des droits consacrés, on n’avait que dédain pour ceux qui ne jouissaient pas de ces libertés, et aussi pour ceux qui, comme les philosophes français, poussaient cette liberté d’examen jusqu’à ses limites extrêmes, jusqu’au point de rejeter toute révélation, ou même toute religion.

Les idées cachées des auteurs de l’Encyclopédie étaient donc soit trop timides, soit trop hardies pour trouver un accueil chaleureux en Grande-Bretagne dans la seconde moitié du xviiie siècle.

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