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AVANT-PROPOS
M. de Montesquieu partit de Vienne pourvoir la Hongrie, contrée opulente et fertile, habitée par une nation fière et généreuse, le fléau de ses tyrans et l’appui de ses souverains.
D’ALEMBERT (Éloge de Montesquieu.)
Le travail que nous donnons au public traite d’une langue et d’une littérature encore fort peu connues en France, et qui offrent toutefois quelque intérêt. Plusieurs savants français éminents se sont occupés à différentes reprises du peuple magyare, de son pays, de sa langue et de sa littérature ; mais nous croyons être le premier hongrois qui parle de son pays au public français. Qu’il nous soit permis, tout d’abord, de rendre hommage aux bienveillants efforts qui ont été faits pour porter la vie du peuple magyare à la connaissance de la France.
M. Saint-René Taillandier, lié intimement avec notre infortuné et illustre compatriote, le comte Teleki, a publié plusieurs travaux approfondis sur la Hongrie. Il dirigea l’attention des littérateurs français sur notre regretté poète Alexandre Petœfi, et fit une étude remarquable sur notre plus grand patriote et bienfaiteur national, le comte Etienne Széchényi. Les œuvres incomparables de Petoefi avaient déjà frappé Béranger, et le célèbre chantre français encouragea MM. Thalès-Bemard et H. Desbordes-Valmore à traduire ces chefs-d’œuvre. Mme Valmore, la femme poète par excellence, avait deviné le puissant génie du jeune barde magyare; c’est elle qui, avec le tact exquis qui caractérise toutes les œuvres de cette noble femme, attira l’attention de son fils sur ces beautés voilées et sur cette sublime mélancolie. M. Desbordes-Valmore fils prépare une publication de deux cents poésies de Petœfi, à laquelle nous avons apporté notre modeste obole. Mme A.-D. Hommaire de Hell adresse aussi quelques paroles éloquentes à la Hongrie et à son cher poète dans son intéressant livre intitulé : À travers le monde. À notre esquisse historique, philologique et littéraire, nous avons ajouté des morceaux choisis, tirés des meilleurs poètes hongrois, dans l’espoir que ces compositions, souvent si naïvement émues, toujours inspirées par un ardent patriotisme, pourraient intéresser le peuple français, si bien pénétré lui-même de l’amour de la patrie. On ne peut être plus éloquent que Vorosmarty dans sa poésie touchante : Sans patrie; on ne peut être plus passionné que Petœfi dans son Idole.
Enfin, nous implorons l’indulgence du public pour l’étranger qui n’a voulu que faire connaître son pays, sa langue et la littérature de sa nation, à ce noble peuple français, qu’une si ancienne sympathie unit aux Magyares.
Notre peuple, d’ailleurs, n’a jamais marchandé l’admiration et la reconnaissance aux vaillants alliés de Szapolya et de Bathory.
Versailles, le 19 juillet 1871.
L’AUTEUR.
LA HONGRIE
SON HISTOIRE
SA LANGUE ET SA LITTÉRATURE
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APERÇU HISTORIQUE
Au commencement de ce siècle, un des plus grands écrivains d’outre-Rhin a dit, en parlant de ma langue natale : « Dans cinquante ans, la langue magyare ne sera plus qu’un souvenir, qu’une légende. » II est arrivé exactement le contraire de ce qu’il avait prédit. L’idiome de la langue magyare est définitivement devenu la langue officielle de six millions d’hommes, et les œuvres d’un grand nombre de poètes et de prosateurs témoignent de sa vitalité. Herder s’est donc trompé aussi bien que l’empereur Napoléon Ier lorsqu’il prétendait que dans cinquante ans l’Europe serait cosaque ou républicaine.
Il n’est ni indifférent ni inutile pour la France de connaître l’esprit de cette langue mâle et sonore, et de lire, ne fût-ce que dans une traduction, quelques pages de cette poésie, tantôt si mélancolique, tantôt si franchement gaie, et de cette prose à la fois précise et rêveuse.
Je me propose donc de signaler les particularités de la langue magyare en faisant ressortir les caractères originaux qui la séparent des langues indo-européennes et ceux qui la rattachent aux idiomes tchoudes ou finnois. Qu’il me soit permis de donner ici, comme dans une esquisse rapide, un aperçu historique de ce peuple qui, jaloux de ses traditions, a su garder intactes sa nationalité, sa constitution et sa langue.
Il y a neuf siècles qu’un peuple nomade et guerrier qui passait ses journées à cheval à poursuivre les hordes voisines dans la plaine et dormait la nuit sous des tentes, descendait des monts Ourals, entraîné par cet instinct voyageur qui est propre à tous les peuples de la haute Asie. L’histoire nous dit qu’ils étaient un million d’hommes, Magyares, Koumans, Bachekires et autres peuplades tartares et slaves. Arrivés aux monts Karpathes, les Slaves restèrent en deçà de ces montagnes, et les Magyares, suivis de quelques Koumans, entrèrent dans les plaines fertiles qui s’étendent entre la Theiss et le Danube, pourchassant devant eux les populations de ces riches contrées. Ils se composaient de sept tribus confédérées dont la principale était celle des Magyares ; elles avaient un chef commun : c’était le lien qui les unissait. Le chef se nommait Arpád, fils d’Almus, chef d’une illustre famille royale qui pendant quatre siècles régna sur le peuple magyare et lui donna de grands capitaines et de sages législateurs.
Rien ne put arrêter l’ardeur guerrière des premiers Magyares. Ces barbares envahissent les pays limitrophes, dévastant toute l’Allemagne, tandis que leurs éclaireurs poussent jusqu’aux environs de Lyon. L’arrière-petit-fils d’Arpâd fut le duc Geyza, époux de Sarolta, princesse chrétienne. C’est lui qui jeta les premiers germes de civilisation chez ce peuple indomptable, mais ce fut son fils Etienne qui, en adoptant la foi du Christ, assura les bases de la grandeur et de la puissance de la Hongrie. Comme saint Louis en France, saint Etienne, premier roi de Hongrie, fut un prince juste et magnanime, un vrai père pour son peuple. Son regard seul, d’après la chronique, suffisait pour arrêter une main prête à le frapper. Par lui la liberté fut rendue à tous les esclaves chrétiens, et les Magyares qui refusaient le baptême étaient l’objet constant de ses persécutions, parfois cruelles. Pour soumettre les grands qui s’opposaient à l’établissement du christianisme, il eut recours à la force. Des écoles furent fondées par lui dans sa propre résidence ; il emprunta aux peuples étrangers des instituteurs et des moines savants ; d’ailleurs, il prêchait d’exemple et payait de sa personne. On vit une multitude d’églises et de chapelles s’élever sous ses auspices, et de nombreux évêchés furent érigés et richement dotés par lui. Le roi introduisit en plus la dime, et fit du clergé le premier ordre de l’Etat. Le pape Sylvestre II, reconnaissant de ces importants services rendus à l’Église romaine, envoya au roi une couronne qui constitue depuis cette époque la partie supérieure de la sainte couronne du royaume de Hongrie, tandis que la partie inférieure est formée par celle dont l’empereur Manuel Ducas fit présent au roi Geysa Ier ; en même temps le pape lui conféra le titre de roi apostolique et de légat. La Hongrie fut donc élevée par Etienne au rang de royaume avec le clergé et la noblesse comme principaux soutiens. Le pays même fut subdivisé en 72 comitats gouvernés par des fonctionnaires qui ne relevaient que du roi et concentraient dans leurs mains la puissance civile et militaire. Ces gouverneurs, les hauts dignitaires de la cour et les prélats secondèrent le prince dans la réorganisation de ses états et constituèrent le sénat. Ses premiers successeurs ne lui ressemblèrent pas : c’étaient d’odieux tyrans et des hommes d’une médiocre intelligence. Ladislas Ier, que l’Église a mis également au nombre des saints (1074-1077) brilla d’un vif éclat dans les ténèbres de ce siècle. Il fut ainsi que Koloman un vaillant capitaine et un grand législateur. Ces deux rois réunirent la Croatie, l’Esclavonie et la Dalmatie à la Hongrie.
C’est surtout sous Bella III (1173-1204), qui avait été élevé à Byzance, que la civilisation en Hongrie prit de grands développements. Ce prince avait épousé Marguerite, sœur du roi Philippe de France. La cour adopta les usages français; de jeunes magyares furent envoyés dans les universités de Paris et de Padoue. On forma même une académie à Veszprim sur le modèle de l’université de Paris. Ce changement de mœurs avait déjà attiré sous son prédescesseur Geysa II de nombreux colons qui accoururent de Flandre, d’Alsace et de plusieurs contrées d’Allemagne. Ils s’établirent en Transylvanie et au nord de la Hongrie (La Zips) et favorisèrent le développement de l’agriculture et du commerce.
Le successeur de Belas III, André II (1220-1245) fut un prince faible qui se laissa arracher par la noblesse la fameuse bulle d’or (1222) et par le clergé un concordat très avantageux (1233). Bela IV (1233-1270) montra les meilleures dispositions et était en train d’opérer des réformes salutaires, lorsque les Mongols envahirent la Hongrie. Le roi fut battu à la bataille de Sajo, et les hordes barbares pillèrent et ravagèrent le malheureux pays. Après leur retraite, la population se trouva décimée et le pays fut dans la plus misérable situation. Le roi fit tout ce qu’il put pour rétablir l’ordre et la sécurité publique ; il favorisa la bourgeoisie, augmenta le nombre des villes libres, appela des Allemands et des Italiens pour repeupler son royaume et introduisit la culture de la vigne à Tokay, en un mot il eut recours à tous les moyens pour cicatriser les plaies faites à la Hongrie par les Mongols. André III, mort le 13 janvier (1301), fut le dernier des Arpádes. La mort de ce roi jeta le trouble en Hongrie ; il y eut un interrègne, et les deux rois qui furent élus successivement durant cet interrègne (1304-1308) parurent à peine dans le pays.
C’est sous des rois de sang français que commença le grand rôle que la Hongrie devait jouer à l’est de l’Europe. Charles Robert, roi de Naples, prince d’Anjou, fut élu roi de Hongrie et régna trente-sept ans. Son fils Louis le Grand, en même temps roi de Pologne, fut un des plus illustres princes de son siècle. Le pape le nomma capitaine général de la chrétienté ; et sa sagesse et son courage furent également admirés par ses amis et ses adversaires. Ce prince fonda en 1367 une école supérieure à Fünfkirchen, délivra de ses entraves le commerce avec l’Orient, déjà très actif, favorisa l’industrie des villes ; mais il expulsa les juifs et chargea les paysans de nouveaux impôts. Son règne de quarante ans constitue une des plus belles pages de notre histoire.
Bientôt la Hongrie devint par héritage la propriété de l’empereur Sigismond de Luxembourg, et ensuite du prince autrichien Albert (1438). Mais après la mort de Ladislas Posthume, roi sans génie et sans énergie, la couronne échut de nouveau à un Magyare, à Mathias Corvin, fils du célèbre capitaine Jean de Hunyady (la terreur des Turcs sous le roi précédent). Mathias Corvin fut le plus grand roi que la Hongrie ait possédé. Il commença par relever le prestige de sa patrie qui avait baissé sous ses prédécesseurs ; il fut aussi grand capitaine qu’habile diplomate. Ses ennemis tant intérieurs qu’extérieurs furent humiliés ou domptés ; il rétablit la tranquillité publique en réorganisant les comitats. Ce roi, bien que très sévère, sut conquérir l’amour et la confiance de la nation entière, d’où ce proverbe qui est encore dans toutes les bouches: « Le roi Mathias est mort; dame Justice est morte avec lui. » Ce prince aimait les lettres et les sciences, il créa l’université de Pressbourg (en 1467), fit venir principalement d’Italie des professeurs et des savants. Il fonda dans le château d’Ofen une précieuse bibliothèque qui fut dispersée après sa mort. La fin de son règne est marquée par la prise de Vienne qu’il enleva à l’empereur Frédéric III. C’est là qu’il succomba à une mort prématurée après un glorieux règne de trente-deux ans. Certains historiens attribuent cette mort à un empoisonnement. Un de ses successeurs, Louis II, perdit dans la bataille de Mohács (de funeste mémoire) contre les Turcs le trône avec la vie (1526). Ce fut vingt-six ans après la mort du grand roi Mathias que la Hongrie devint définitivement la possession de la maison de Habsbourg, et on serait porté à croire que l’histoire de la Hongrie, reléguée au second plan, présente moins d’intérêt. C’est une grande erreur, car c’est à cette époque que commencent les luttes constitutionnelles entre ce peuple et ses rois qui donnèrent naissance à un parlementarisme très libéral. Là, dans ce coin reculé de l’est de l’Europe, on vit l’étrange spectacle d’un peuple libre se développant et prospérant sous la sauvegarde de son antique constitution. Cette constitution différait radicalement de celle de la Pologne, en ce qu’elle faisait du paysan l’ami du noble. Aussi de tout temps la noblesse hongroise a-t-elle eu à cœur de marcher à la tête du peuple; non-seulement comme étant la partie aristocratique, mais aussi comme étant la partie intelligente, instruite et libérale. C’est grâce à cet esprit conciliant et éclairé, que la no- blesse joue encore aujourd’hui un rôle si important en Hongrie. On connaît l’influence que la Hongrie a exercé pendant le règne de Marie-Thérèse sur les destinées de l’Autriche entière. Elle n’a reculé devant aucun sacrifice pour exécuter sa noble promesse: moriamur por rege nostro; Marie-Thérèse conserva dans tout son règne un sincère attachement pour le peuple hongrois et le lui témoigna en toute occasion. Elle régularisa en 1765 par l’urbarium les rapports des vassaux, supprima l’ordre des jésuites en 1773, et réforma l’instruction publique dans le pays. Cette noble femme brilla non-seulement par ses grandes qualités de reine, mais aussi par ses vertus domestiques et par sa foi ardente et éclairée. Son fils Joseph II, prince animé des meilleures intentions, précipita les réformes qu’il croyait nécessaires et finit par succomber malgré ses efforts. En ne se faisant pas couronner en Hongrie selon l’antique usage, et en ne convoquant pas la diète pour conserver une plus grande liberté d’action, il s’aliéna une partie considérable du peuple hongrois.
Le paysan et le bourgeois ne comprenaient pas encore ce qu’il y avait de salutaire dans ses réformes, et la noblesse et le clergé ne voulaient pas le comprendre au détriment de leurs intérêts. L’abolition du servage et la modification dans un sens plus libéral des statuts des corps de métiers; la suppression des droits féodaux, la soumission des nobles aux charges publiques, l’abolition des états, l’introduction d’un code national, la réduction du nombre des couvents, l’édit de tolérance et un autre sur la liberté de la presse soulevèrent le paysan, le bourgeois, le noble et le prêtre contre lui. Mais en rendant la langue allemande obligatoire pour tout enseignement, il porta l’irritation à son comble; le peuple, excité par le clergé et la noblesse, se révolta, et l’empereur fut forcé, le 28 janvier 1790, de revenir sur plusieurs de ses innovations. Phénomène remarquable, un prince voulant donner des libertés à un peuple qui n’en voulait pas. Son frère, Léopold II, sut rendre le calme à la Hongrie, et sous ses successeurs, le grand Palatin (l’archiduc Joseph), administra la Hongrie avec un esprit de conciliation et d’impartialité auquel tous les partis durent rendre hommage. Ces luttes perpétuelles, pour la conservation d’une constitution que beaucoup de Hongrois ne crurent pas même perfectible, donnèrent naissance à la Révolution de 1848, dans laquelle un petit peuple vaillant et généreux, fort de son bon droit, lutta contre les hordes moscovites d’une manière héroïque et succomba avec gloire. Le roi actuel, prince intelligent et éclairé, a seul entre tant de rois compris le parti qu’il pouvait tirer d’une satisfaction donnée à la Hongrie, et, en restituant au pays son ancienne constitution dans toute son intégrité, il inaugura la base fondamentale d’une nouvelle ère qui s’annonce comme devant être heureuse et féconde.