Magda Carneci
Une complicité de plus en plus partagée : les relations franco-roumaines1

 

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TEXTE INTÉGRAL

On pourrait disserter à n’en plus finir sur les liens, les attractions, les liaisons franco-roumaines tout au long des deux derniers siècles, tel qu’il en serait si on parlait d’une longue histoire d’amour, parfois excessive, parfois tortueuse, mais toujours étonnante dans sa tenace vitalité. Comment expliquer en quelques mots cet étrange phénomène d’ « auto-colonisation culturelle » dont parlait Pompiliu Eliade dans son livre fameux2 – de cette volonté explicite de se laisser modeler par la langue et la culture françaises, qu’ont éprouvée les Roumains, surtout au 19ème siècle mais aussi au siècle dernier ? Une francophonie élective, doublée d’une francophilie active, infatigable, et pimentée parfois même d’une franco-folie excessive, ironisée par certains des grands écrivains roumains au début du 20ème siècle – cela doit avoir une raison historique profonde.

C’est que le modèle français de civilisation fut largement privilégié à l’aube de la Roumanie moderne. Une coïncidence heureuse entre le point d’orgue de la fleurissante culture française dominant l’Europe à la fin du 18ème siècle et le point de naissance de la culture roumaine moderne au début du 19ème siècle généra l’attraction et la synergie nécessaires pour le jaillissement d’une osmose interculturelle peu banale, d’une « amitié non assombrie et d’une entente non interrompue », comme la nommait Nicolae Titulescu, le grand diplomate roumain, de sa tribune de la Ligue des Nations dans les années 1920-1930.

Les témoignages des voyageurs français au long des 16ème– 18ème siècles, le rôle des précepteurs privés et des secrétaires particuliers français venus disséminer les idées des Lumières à la fin du 18ème siècle et au début du 19ème siècle dans les principautés roumaines, l’émulation de la mode francophile venue par les filières phanariote et russe, mais surtout la formation des élites roumaines à Paris tout au long de ce fameux 19ème siècle (mais aussi du 20ème) ont marqué de manière indélébile les cadres de la culture roumaine moderne, ses structures de pensée, sa langue, ses manières et ses goûts esthétiques3.

C’est par l’intermédiaire du modèle français que les Roumains se raccordèrent aux principes et aux valeurs occidentales, dans leur vif désir, dans leur claire intention de s’« européaniser » rapidement afin d’entrer dans leur « âge adulte » moderne. Il y a eu d’ailleurs aussi des circonstances, des personnes et des événements précis qui y ont contribué, ne serait-ce, rappelons-le ici brièvement, que, par exemple, à partir de 1820-1830, et en l’espace de deux générations, l’élite roumaine s’est presque entièrement francisée, ou que les intellectuels roumains révolutionnaires ou progressistes, les soit nommés « quarante-huitards » roumains (ou les « bonjouristes »), ont eu des rapports étroits avec des intellectuels français célèbres tels Edgar Quinet ou Jules Michelet, ou que la France a notamment joué un rôle important, grâce à Napoléon III, dans la conquête de l’autonomie des principautés en 1859 et dans l’obtention de l’indépendance du jeune Etat roumain en 18784 – pour ne pas mentionner toutes les alliances politiques, diplomatiques, militaires qui ont soudé constamment le lien franco-roumain tout au long du 20ème siècle et jusqu’à présent.


1 Une première version de cet article fut publiée dans la revue 22 de Bucarest, no.864, 2006.
2 Pompiliu Eliade, De l’influence française sur l’esprit publique en Roumanie : Le Origines (Paris, Ernest Leroux éditeur, 1898).
3 Maria Voda Capusan, Marina Muresanu Ionescu, Liviu Malita coord., Dictionnaire des relations francoroumaines. Culture et francophonie, Cluj-Napoca, Editura Fundatiei pentru Studii Europene, 2003.
4 Lucian Boia, La Roumanie – un pays à la frontière de l’Europe, Paris, Les Belles Lettres, 2003.

Cet engouement librement consenti pour une culture étrangère, cette fascination pour « la grande soeur latine de l’Occident », que les Français découvrent toujours avec étonnement, s’expliquent chez les Roumains également par les racines latines des deux langues concernées et, probablement, aussi par un rapprochement tempéramental, par des dispositions psychiques similaires, tant l’adaptation au modèle français fut rapide et facile, tellement cet accord sembla « allant de soi », évident. Malgré le fait qu’au 19ème siècle il y eut également l’influence du modèle allemand, qui dure d’ailleurs jusqu’à présent, surtout en Transylvanie, c’est néanmoins le modèle français qui l’a toujours emportée dans toutes choses ; A tel point, que les structures juridiques, administratives, sociales de l’Etat roumain moderne sont calées de prés selon leur moule français. Dans sa course à la relatinisation et à la modernisation, la langue roumaine a choisi de se laisser féconder surtout par les néologismes français, à tel point que trente-neuf pour cent sinon plus de son vocabulaire actuel est d’origine française. La culture roumaine des derniers 150 ans s’est toujours comparée à la culture française, elle a toujours regardé plutôt vers Paris que vers d’autres capitales (même à présent), dans une telle mesure que l’écrivain Alexandru Paleologu, ambassadeur de la Roumanie post-communiste à Paris, pouvait dire, non sans raison : « si la Roumanie perd son français, mon pays restera sans mémoire ».

D’autre part, et grâce à la même attraction vers leur foyer central d’occidentalisation, il ne faudrait pas oublier le flux en sens inverse, qui a mené de nombreux Roumains à s’installer en territoire français et à fertiliser la culture française par leurs apports dans des domaines innombrables. A côté des quelques noms fameux qu’on prononce tout le temps – Brancusi, Tzara, Cioran, Ionesco, etc. – il y a eu, et il y en a toujours, de nombreux spécialistes de tout genre qui ont illustré, par leur double appartenance culturelle, la catégorie des intellectuels cosmopolites d’antan et la nouvelle classe des cadres bi-culturels du présent5.

Cette mémoire culturelle « formatée » à la façon française, les Roumains l’ont gardée jusque pendant le régime communiste, lorsque parler français ou lire des livres en français représentait une forme de résistance intellectuelle, de courage et de non-conformisme, contre le primitivisme totalitaire environnent et envahissant. Tout membre de la classe intellectuelle ou de la couche cultivée de la Roumanie communiste était tenu de lire, sinon de parler français, pour démontrer son « statut social »6. Acquise comme un « gène culturel » de l’identité roumaine d’avant-guerre, la culture française s’est transmise discrètement, tenacement, dans les familles, dans les cercles d’intellectuels et d’artistes, mais aussi dans la masse urbaine, par les habitudes langagières, par les mœurs, par l’exemple de l’élite culturelle. Il faut également reconnaître qu’à partir de la fin des années 1960, un renouement limité avec la culture française a été de nouveau toléré, surtout que le fort penchant vers la gauche de l’intelligentsia française convenait aux idéologues communistes et facilitait l’affaire.

Cela explique le petit miracle qu’après 45 ans d’isolation totalitaire, les Roumains sont aussi nombreux à parler le français, comme l’ont découvert les journalistes étrangers lors et après la Révolution du décembre 1989. Sortis d’une grande prison qui les avait déformés et infantilisés profondément, les Roumains s’attendaient à ce que « leur sœur aînée » soit la première à les « comprendre » et à les « aider » à rejoindre l’Europe tant rêvée, tant idéalisée auparavant – et cela s’est avéré rapidement sur le plan politique7. Cependant, il a fallu


5 Voir la collection Les Roumains de Paris dirigée par Basarab Nicolescu aux éditions Oxus à Paris, et plus spécifiquement le livre Roumanie, capitale …Paris de Jean-Yves Conrad, paru en 2003 dans cette collection.
6 S’ils maîtrisaient d’autres langues étrangères à côté, tant mieux, mais le français était de mise, cela au moins jusqu’aux années 80, quand une première génération plutôt anglophile apparut.
7 François Mitterrand a été le premier chef d’État à visiter la Roumanie après la chute du communisme. Jacques Chirac fut, à son tour, le premier chef d’État à être reçu officiellement à Bucarest après l’élection en 1996 de la coalition démocrate et du président Emil Contantinescu. Les contacts entre le président roumain actuel Traian Basescu et le président Jacques Chirac sont fréquents. Comme on le sait, la Roumanie compte sur la France pour soutenir efficacement ses efforts d’intégration euro-atlantique.

accueillir économiquement d’abord les Allemands, les Italiens, les Hollandais, les Japonais et surtout les Américains, il a fallu attendre presque une décennie pour que la France, à l’aube des années 2000, reprenne une position privilégiée dans la société roumaine actuelle8. Depuis quelques années on assiste à une explosion de contacts, de projets en commun, de relations de collaboration franco-roumaine dans tous les domaines9. Les échanges se multiplient dans une progression géométrique, parallèlement à un changement évident d’optique chez les Français concernant leurs « petits frères » plus lointains. Il s’agit de la société civile, des ONG françaises qui ont réagi les premières, surtout au début des années 1990, suivies depuis progressivement par les institutions étatiques et les entreprises privées de l’Hexagone, donnant un nouvel essor à cette étrange filiation culturelle, profonde et ancienne, qui lie la Roumanie et la France10.

Confrontés au syndrome du « mal aimé » mais aussi à cette « traditionnelle faiblesse » pour leur pays, les Français n’en finissent pas de découvrir, et à présent d’investir, un territoire qu’ils n’avaient jamais conquis par le passé, sauf par une indirecte influence « civilisationnelle ». La France, en effet, fut le premier pays au monde à avoir utilisé l’influence culturelle comme instrument de sa politique internationale. Et cela paie à présent, quand la francophonie relance la bataille pour la diversité culturelle au sein d’un monde de plus en plus globalisé et anglophone.

Toujours francophiles, parfois « francofous », les Roumains restent des francophones de bon cœur. Selon les statistiques, un Roumain sur quatre parle le français, ce qui fait de la Roumanie, pays de Ionesco et de Cioran, le troisième pays en Europe à parler la langue de Voltaire11, après la France et la Belgique. « Île de latinité dans une mer slave », la Roumanie se découvre aussi une « île de francophonie » dans l’Orient de l’Europe.12 Il est émouvant de voir combien les Roumains, en bon élèves, se laissent de nouveau coloniser culturellement mais aussi économiquement par la France, en vertu de leur amour ancien pour « la sœur aînée » ; ce qui ne les empêchent pas, cette fois, de sortir du minorât auto-consenti d’avant et de réaliser quelle mise peut représenter leur pays pour l’avenir de l’influence internationale de la France.

Cependant, pour que la francophonie actuelle ne se réduise pas à une mode culturelle passagère ou à une ingénierie institutionnelle et politique certes de grandes proportions13 mais légèrement artificielle, encore faut-il que cette nouvelle francophonie soit nourrie par une


8 A partir de 1997 et jusqu’à très récemment (2007), la France fut le premier investisseur étranger et le troisième partenaire commercial de la Roumanie.
9 Les administrations des deux pays se sont rapprochées de nouveau, il y a des programmes européens (Phare, Sapard, etc.) qui se déroulent en Roumanie surtout avec des partenaires français, les forums professionnels franco-roumains de toutes sortes se multiplient d’un jour à l’autre, ainsi que les échanges et les festivals culturels (Fête de la musique, Printemps des poètes, Fête de la francophonie, Lire en fête, etc.).
10 Il y a des centaines d’associations franco-roumaines, les jumelages entre villages, villes, guildes professionnelles sont de plus en plus nombreux et actifs.
11 L’enseignement du français garde encore la première place dans l’étude des langues étrangères en Roumanie. Les 2 250 000 étudiant le français, soit 51%, sont plus nombreux que les 1 500 000 étudiant l’anglais, soit 34%. Néanmoins, les jeunes Roumains « s’américanisent » de plus en plus, surtout dans les grandes villes, comme d’ailleurs leurs congénères français.
12 La coopération culturelle s’appuie sur un réseau de 4 instituts et centres culturels (situés à Bucarest, Cluj-Napoca, Ia5i et Timi5oara) et sur 5 alliances françaises (à Bra5ov, Constanla, Craiova, Ploie5ti et Pite5ti), auxquels viennent s’ajouter les 55 sections bilingues ouvertes dans le secondaire et les 10 filières francophones de l’enseignement supérieur.
13 L’existence d’une francophonie active est une voie d’accès privilégiée au marché roumain.

politique intelligente, mature et réciproquement avantageuse. Une politique qui donne le sentiment d’une communauté d’intérêt et de destin dans le sein de l’Europe et du monde, afin qu’elle reste une affaire de cœur et une appartenance librement assumée par les Roumains.

Le temps est venu pour une relation d’égalité entre les deux « sœurs latines ». Alors que beaucoup de partenariats entre les deux pays ont encore tendance à se faire sur un modèle paternaliste, les attentes de la société roumaine sont aujourd’hui toutes autres qu’au 19ème ou au 20ème siècles, et cette dernière refuse de s’installer dans une relation de simple imitation ou de dépendance. La société roumaine est bien au contraire à la recherche d’une réelle collaboration avec la société française, elle est maintenant préparée pour partager sur un pied d’égalité une vision régionale et globale mature des défis du présent.

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