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Ruf Werner Klaus. La conception de la nation en France et en Allemagne. In: Hommes et Migrations, n°1223, Janvier-février 2000. Regards croisés France-Allemagne, sous la direction de Werner Ruf et Catherine Wihtol de Wenden. pp. 12-19.

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RÉSUMÉ

En France , le concept de nation est venu se superposer à un État depuis longtemps unifié. l’Allemagne  » – c’est-à-dire , jusqu’au XIXe siècle, une mosaïque d’États souverains -, a peiné à se définir en tant qu’État. D’où les problèmes d’affirmation d’un nationalisme allemand par ailleurs largement influencé par la Révolution française. Il a fallu trouver d’autres éléments unificateurs, comme la généalogie et la culture , qui sont à l’origine du jus sanguinis. De vieux concepts qui peuvent aujourd’hui être abandonnés par une République fédérale aux frontières enfin définitivement acceptées.

Plan
Des Huguenots à Bonaparte, une histoire d’influences
Les valeurs républicaines se heurtent à l’impératif de libération
Hegel légitime l’autoritarisme prussien
L’Allemagne « normalisée » peut s’identifier à sa constitution
H&M a publié


TEXTE INTÉGRAL

par Werner Ruf, Département de sciences sociales de l’université de Kassel


 

La conception fondamentalement différente en matière de droit de la nationalité en France et en Allemagne s’explique par des différences importantes dans la genèse et la conception de la nation dans les deux pays. Pourtant, leurs évolutions politiques respectives sont intimement liées – et ceci peut-être moins par les nombreuses guerres improductives que par le fait qu’après 1945, on a compris combien la confrontation militaire était stupide. S’il faut revenir aux relations franco-allemandes pour expliquer certaines spécificités du nationalisme allemand, il importe aussi de souligner qu’il n’y a pas eu que confrontation. Au niveau des idées, il y a toujours eu une forte influence française dans ce qu’on appelait l’Allemagne et qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, n’était qu’une multitude d’États souverains. De plus, les idées progressistes furent diffusées dans cette « Allemagne » par les nombreux ouvriers migrants qui s’étaient politisés à Paris durant le XIXe siècle. Et ceci s’ajoute à l’influence qu’avaient eue les Huguenots et les Lumières. Ainsi, on peut constater qu’en Allemagne les choses n’ont changé que lorsque soufflait un fort vent d’ouest.

Contrairement à la France, qui a en grande partie réalisé son unification territoriale dès le règne de François Ier, en la perfectionnant sous Louis XIV, l’Allemagne, ou ce que l’on a l’habitude d’appeler ainsi, a pris le chemin totalement inverse. Certes, il y avait eu au Moyen Âge le Saint Empire romain germanique. Mais cette notion de nation n’avait rien à voir avec son contenu moderne, et cet empire allait en s’affaiblissant et en se fractionnant. Vu sous l’angle de la constitution d’une nation, l’histoire allemande ressemble plutôt à une série d’événements ironiques : pendant des siècles, la couronne de l’empereur allemand revint à la maison des Habsbourg, une dynastie dont la plupart des territoires ne faisaient pas partie du Reich. L’existence du fameux Saint Empire romain germanique prit formellement fin le 6 août 1806 lorsque, à la suite d’un ultimatum de Napoléon, François II de Habsbourg renonça à la couronne du Reich. Cet acte mit fin à l’existence d’une entité politique qui était largement devenue une fiction juridique, et dont l’épithète « allemand » n’avait jamais eu la connotation ethnique que prit ce terme au XIXe siècle, à partir des guerres antinapoléoniennes. La fameuse couronne de l’ancien Reich revint finalement au roi de Prusse qui, lors de la fondation du Reich au château de Versailles le 18 janvier 1871, réclama ce titre. Comble de l’ironie : la Prusse elle-même n’avait jamais fait partie du Reich. C’est uniquement parce que le roi de Prusse était en même temps prince électeur de Brandebourg qu’il pouvait prétendre à se faire couronner empereur. Et la dénomination du nouveau Kaiser posa problème jusqu’au dernier moment de la cérémonie.

La démolition de fait (non de droit) de ce fameux Saint Empire romain germanique se fit à peu près à l’époque où la France se constituait en État territorialement défini. Au même moment, la Paix de Westphalie (1648) consacrait la dissolution du Reich en créant des centaines de grandes, petites et mini-principautés. Cette Paix de Westphalie, dont nous fêtions il y a deux ans le 350e anniversaire, est considérée comme étant la date de naissance du système international moderne et, du même coup, du droit international. Elle consacrait la territorialité comme principe de la souveraineté et de la non-ingérence dans les affaires des autres États et, par voie de conséquence, empêchait la formation d’un État national allemand et territorialement uni.

Des Huguenots à Bonaparte, une histoire d’influence

Cela n’empêcha pas le vent d’ouest de souffler : les princes « allemands » (ou du moins quelques-uns parmi eux) reconnaissaient le retard qu’avaient leurs territoires, notamment par rapport à la France. C’est pourquoi les plus intelligents parmi eux, en premier lieu Frédéric II, roi de Prusse, « importèrent » les Huguenots poursuivis en France afin de moderniser leurs systèmes économiques, sociaux et politiques, et daignèrent même prêter l’oreille aux idées des Lumières, avec, par exemple, la présence de Voltaire à la cour du roi de Prusse. Et c’est encore le vent d’ouest qui, avec la Révolution française, aida largement au développement du nationalisme allemand.

Les représentants des Lumières en Allemagne qui, en même temps, étaient les représentants de ce qu’on a convenu d’appeler « l’époque classique » allemande, accueillirent avec enthousiasme la Révolution française. La littérature allemande, représentée par Goethe et Schiller mais aussi par des philosophes comme Fichte, était motivée par une nouvelle vision de l’homme, imprégnée des idées de liberté et de morale, comme en témoigne le philosophe Immanuel Kant avec son « impératif moral » ou son traité pacifiste « de la paix éternelle ». Goethe et Schiller, dans la période « Sturm und Drang », démontaient l’Ancien Régime et la féodalité (Guillaume Tell , Les Brigands , Gôtz von Berlichingen, etc.). Sous l’impulsion des troupes napoléoniennes se forma, par exemple, la République de Mayence, où l’esprit républicain tenta de démolir l’ordre ancien. Tragiquement, ses traces ne se retrouvent plus aujourd’hui que dans les traditions vestimentaires des carnavals de Mayence et de Cologne.

Si les codes de la nationalité sont divergents – jus soli et jus sanguini -, la France n’en a pas moins influencé le nationalisme allemand : les choses n’ont changé outre-rhin que lorsque soufflait un fort vent d’ouest

En bref, les forces dynamiques et progressistes du républicanisme allemand (ou, pour être précis, les éléments républicains dans certaines régions ou villes allemandes) se trouvaient confrontés à un dilemme à cause de la constellation politique de l’époque : défendre le républicanisme et les vertus de la Révolution française impliquait aussi d’être associé aux troupes d’occupation napoléoniennes. C’est ainsi que les principes de liberté et de démocratie entraient en contradiction avec les buts du nationalisme naissant, qui pouvait être habilement instrumentalisé par les forces absolutistes de l’Ancien Régime. Les points de départs radicalement différents des nationalismes français et allemand devaient avoir des conséquences sur l’élaboration des idéologies nationalistes dans les deux pays.

C’est cette situation spécifique en Allemagne et en France qui, jusqu’à aujourd’hui, détermine aussi le droit de la nationalité. En France, État territorialement uni longtemps avant la Révolution et la naissance du nationalisme, la création de la nation devint un projet politique basé sur les principes d’égalité, de liberté et de fraternité : était donc français qui était né sur le territoire français. Du fait de l’inexistence d’un État allemand au moment de la naissance du nationalisme, celui-ci dut aller chercher les composantes de la nation dans d’autres références, comme la langue, la culture, la généalogie…

C’est là que se trouvent les racines du jus soli qui, malgré les changements envisagés récemment, continue à imprégner et à déterminer le droit de la nationalité en France, et du jus sanguinis, qui régit toujours le droit de la nationalité allemand.

Les valeurs républicaines se heurtent à l’impératif de libération

Les Lumières en Allemagne étaient donc un amalgame entre la lutte contre le féodalisme régnant et une tentative de projet politique unificateur, ces deux aspects s’excluant mutuellement. Les valeurs révolutionnaires cherchant à établir un ordre nouveau furent importées manu militari par un occupant venu de l’ouest, Napoléon Bonaparte. C’est cette situation paradoxale qui fit des guerres prussiennes, antinapoléoniennes et donc, en quelque sorte, antifrançaises, l’affirmation d’un esprit national allemand imprégné d’une ambivalence particulière. L’affermissement des valeurs de la Révolution française, dans la révolution bourgeoise contre l’ordre ancien, se heur¬ tait à la réalité de la libération nationale contre un occupant étranger, un combat qui, dans sa pratique, ne correspondait nullement à l’idéal révolutionnaire chaleureusement acclamé par l’intelligentsia et les éléments éclairés de la bourgeoisie allemande. À cela s’ajoutait le dualisme religieux des principautés allemandes qui, à son tour, livrait des éléments de légitimité aux dynasties, la rivalité entre la Prusse (protestante) et des Habsbourg (catholiques) réapparaissant à ce niveau.

Au-delà des déchirements provoqués par la recherche du concept de nation, et des divergences sur la forme institutionnelle que devait prendre un État national allemand, la question de la définition de la nation allemande impliquait aussi les deux principales forces hégémoniques de l’ancien Saint Empire romain germanique : la dynastie des Habsbourg et la Prusse. Désormais, la définition de la nation allemande oscillait entre la solution d’une « grande Allemagne », basée sur la langue et donc incorporant la plus grande partie de l’Empire des Habsbourg (mais pas ses territoires slaves et hongrois), et la solution d’une « petite Allemagne » qui excluait l’Empire des Habsbourg au profit d’une hégémonie prussienne. Ainsi, les critères de définition avaient immédiatement des conséquences au niveau de la définition territoriale du futur État national allemand.

Sans entrer dans les détails de la Révolution bourgeoise -avortée -de 1848, précisons qu’il y avait aussi, outre la question de savoir qui et quoi constituait l’Allemagne, une incapacité à se débarrasser des vieilles structures féodales et absolutistes. Au lieu de parachever la démolition de l’ordre ancien, l’Assemblée des démocrates de l’église Saint-Paul, le 18 mai 1848 à Francfort-sur-le-Main, fut finalement écrasée sous les bottes du militarisme prussien, ce qui ouvrit la voie à l’unification allemande sur la base du concept de la « petite Allemagne ».

L’ordre absolutiste persistant et les stratégies territoriales monarchiques devaient donner lieu au fatal projet de mariage entre les Hohenzollern (catholiques) de Sigmaringen et les Bourbons d’Espagne, un projet considéré par Napoléon III comme une menace territoriale. Inutile de rappeler ici que les protestations françaises furent adroitement manipulées par Bismarck pour pouvoir déclencher la guerre de 1870-1871. Et c’est cette guerre qui devait entraîner la naissance d’un État allemand dominé politiquement par le militarisme prussien, qui développa rapidement des visées de grande puissance en jouant habilement sur les frustrations du nationalisme allemand. D’une certaine manière, le complexe d’infériorité du nationalisme allemand trouve son expression symbolique dans le fait que cet État national (avec l’exclusion de l’Empire des Habsbourg) fut proclamé hors du territoire allemand, au château de Versailles.

La conception de la nation en France et en Allemagne_homig_2000.
Guillaume Ier est proclamé empereur d’Allemagne au château de Versailles, le 1er janvier 1871 : l’État national allemand prend naissance en France, un paradoxe qui, d’une certaine manière, symbolise le complexe d’infériorité du nationalisme allemand (gravure d’après Anton von Werner -Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz, Berlin)
Hegel légitime l’autoritarisme prussien

L’autoritarisme et le militarisme prussiens devaient par la suite marquer profondément l’État unifié allemand qui, sous la poigne de Bismarck, se transforma en cheval de bataille contre toute force révolutionnaire, en combattant notamment la social-démocratie. La persistance des principautés héritées du passé faisait de cette Allemagne un État fédéré de princes au lieu d’en faire un État-nation dans lequel s’exprimait la volonté démocratique des citoyens. C’est ainsi que les principes de démocratie et d’union nationale sur une base révolutionnaire entraient en contradiction avec les intérêts étatiques et absolutistes des structures politiques existantes.

À cet autoritarisme réel s’ajoutait, en le légitimant, la philosophie de l’État de Hegel, auquel l’anarchie de la société bourgeoise faisait horreur et pour qui tous les intérêts conflictuels devaient être subordonnés à l’idée d’un intérêt général tel qu’il était représenté par le système monarchique : « Si cette ‘idée’ est transformée en principe de l’éthique, l’existence individuelle des citoyens n’a de légitimité que dans la mesure où cette existence tend à se muer avec l’ensemble. «  Et c’est peut-être justement parce que l’histoire a toujours refusé aux Allemands l’unité nationale que le nationalisme allemand a produit ce sentiment de supériorité ethnique revendiqué comme l’essence de « l’âme allemande ». C’est de cette façon que l’autoritarisme de l’absolutisme prussien a pu fort bien se confondre avec les idées de discipline et d’obédience envers cet être supérieur qu’est l’État, et ceci d’autant plus que ce sont justement ces vertus qui permirent d’achever, au moins en partie, l’unité nationale et de faire de cette Prusse-Allemagne une grande puissance au centre de l’Europe.

Pour bien situer la liaison intime entre les « vertus » de discipline et d’obédience et la conception de (l’État-) nation, il faut rappeler un autre aspect qui résulta de l’expérience de 1848. L’échec de cette tentative révolutionnaire a eu en effet des conséquences profondes pour la culture politique allemande :

• Les droits des citoyens n’ont pas été arrachés à l’État absolutiste, et celui-ci n’a pas été démantelé au profit de l’établissement d’un ordre nouveau fondé sur des bases républicaines et démocratiques.

• Bien au contraire, c’est l’État absolutiste et autoritaire qui a finalement réussi à résoudre territorialement les aspirations nationales, en incorporant dans le territoire national des régions germanophones : l’Alsace et la Lorraine. Le manque de légitimité démocratique fut compensé par les « Vertus » militaires et un nationalisme agressif.

• L’héritage de cette primauté de l’État sur les libertés et droits civiques se manifeste d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui dans le fait que les fonctionnaires publics se voient toujours refuser le droit de grève.

• Enfin, le fédéralisme allemand, quoique restructuré partiellement après la Seconde Guerre mondiale, est pour l’essentiel la conséquence de la naissance de l’État allemand sur la base des principautés héritées de la Paix de Westphalie. Mais ce fédéralisme est aussi un contrepoids important à l’emprise d’un État centraliste, et ceci est un élément positif de l’évolution constitutionnelle allemande.

L’Allemagne « normalisée » peut s’identifier à sa constitution

Si l’on considère la culture politique allemande d’aujourd’hui, il y a, me semble-t-il, un élément qui prête à réflexion et qui semble constituer une rupture avec le passé et avec les fondements du concept de la nation. La conscience collective d’avoir non seulement déclenché deux guerres mondiales, mais aussi de les avoir perdues, a brisé pour de bon l’idée d’une « supériorité culturelle » allemande. Ceci a donc détruit le consensus sur lequel pouvaient se baser l’Empire germano-prussien ainsi que l’expansionnisme et le racisme biologique des nazis. Il en résulte un scepticisme, fortement ancré dans une large partie de la population, envers le militarisme qui fut jadis la colonne vertébrale de l’État national. Ceci me semble être démontré par l’envergure que prend de temps en temps le mouvement pacifiste, par le droit de refuser le service militaire et par le fait que, parallèlement aux efforts gouvernementaux pour ramener militairement l’Allemagne sur la scène internationale, le nombre des objecteurs de conscience s’accroît fortement. En ayant accepté les résultats de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne semble être enfin devenue une puissance « normale » en Europe.

Cette « normalisation » et l’identification des citoyens allemands avec leur Constitution, ainsi que l’acceptation définitive des frontières de la République fédérale, rendent possible l’abandon des vieux concepts de la nation allemande, comme notamment sa définition par le sang ou par la culture, ou encore l’irrédentisme basé sur la langue. C’est justement sur cette base que la réforme du code de la nationalité semble trouver un consensus assez large dans la population. Comme le postule Jiirgen Habermas. le concept de l’égalité devant le droit, basé sur la Constitution, devrait permettre l’intégration des immigrés sans leur demander d’abandonner leur culture. L’acceptation et le respect de la Constitution sont des préconditions nécessaires à une intégration, et elles forment la base d’une culture politique commune à tous les citoyens et citoyennes, indépendamment de leur origine et de leurs coutumes. Si cette condition est remplie, on peut se passer de demander une assimilation qui postulerait aussi l’abandon de mœurs ou de coutumes spécifiques :  » L’intégration politique [ . . . ] ne justifie pas l’assimilation forcée au profit de la vie culturelle qui domine dans le pays. Dans l’État de droit, cette alternative implique que l’identité de la société -à laquelle on se réfère légitimement -n’est pas prémunie à long terme contre des changements induits par des vagues d’immigration. Parce que les immigrés ne doivent pas être forcés d’abandonner leurs propres traditions, il est possible qu’avec ces modes de vie nouvellement établis s’élargisse aussi le cadre dans lequel les citoyens interprètent leurs principes constitutionnels communs. C’est alors que fonctionnera ce mécanisme qui fait qu’avec une composition culturelle changée par des citoyens actifs, changera aussi le contexte auquel se réfère le concept d’identité ethnique et politique de la nation tout entière. »

C’est en ce sens qu’en Allemagne, après cent ans de recherches autour du concept de la nation, s’ouvre la perspective de faire de celle-ci un projet politique, comme cela a été le cas en France depuis la Révolution. La nation deviendrait alors, selon la célèbre phrase d’Ernest Renan, un plébiscite de tous les jours.

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