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Thiveaud Jean-Marie. Droit, économie, monnaie, finances dans le regnum Francorum. Petite chronique des temps mérovingiens. In: Revue d’économie financière, n°38, 1996. Finance et Europe : Questions de confiance ? pp. 191-224.

www.persee.fr/doc/ecofi_0987-3368_1996_num_38_3_5581

 


En quelque trois siècles, si l’on calcule depuis l’effondrement de l’empire d’Occident, la Gaule romanisée s’est profondément transformée


PREMIÈRES PAGES

Mais, avant de considérer les dimensions juridiques, économiques et financières de ces temps confus, sans doute convient-il d’abord de resituer en quelques lignes l’arrière plan historique et géopolitique de ces époques de grandes mutations. Quoiqu’on en dise aujourd’hui, la Gaule mérovingienne esquisse déjà les contours de la France, dans ses multiples dimensions géographiques, politiques, linguistiques, culturelles, etc. Même si l’unité française au sens strict ne se constitue véritablement qu’au XlIIe siècle, après plusieurs guerres extérieures ou intérieures dont la croisade des Albigeois, le reflet des luttes qui émaillent, jusqu’à l’époque carolingienne, l’aventure du regnum Francorum fondé par Clovis se perpétuera longtemps. En outre, les vagues d’invasions germaniques, slaves et asiatiques qui continuent de déferler dans ces périodes et entraînent des zones nouvelles de peuplement, contribuent, au delà du territoire français, à préfigurer la carte de l’Europe actuelle. (p. 193)

[…]


Reproduction des pages 196 à 201

L’avènement de Clovis et les débuts du regnum Francorum

Vers 480, lorsque l’autorité romaine a définitivement disparu, l’anarchie fait exploser l’ensemble des Gaules et bouleverse la géographie politique. Au sud, Visigoths et Burgondes régnent en maîtres et se livrent à des guerres incessantes. A l’ouest, dans la zone militaire que l’on nommait le Tractus armoricanus, les populations bretonnes qui ont quitté l’Angleterre au Ve siècle sous la pression des envahisseurs saxons maintiennent leur autonomie politique et culturelle ; au nord, les Francs, éclatés en petits royaumes concurrents, n’ont pas encore trouvé leur unité. Néanmoins, cette région septentrionale, déjà assez bien maîtrisée par Childéric 1er, s’offre à une conquête et à une homogénéisation que va réaliser Clovis. Sur cet ensemble hétéroclite, et si l’on excepte les parties méridionales et orientales de culte arien, le dernier centre de l’autorité demeure l’épiscopat catholique gallo-romain.

S’il est difficile, une fois encore, de dater l’avènement de Clovis à la tête de son petit royaume, généralement fixé en 481, il est clair que nous voyons un jeune chef prendre en mains le destin de la région en battant le dernier « roi des romains », Syagrius, vers 486 et en s’emparant ensuite des territoires situés au nord de la Seine puis au nord de la Loire. Viennent après, selon des chronologies incertaines, la victoire de Tolbiac 196 contre les Alamans, le baptême qui fait de Clovis le seul roi catholique de l’Occident, puis la victoire de Vouillé contre les Visigoths et la conquête des territoires entre Loire, Garonne et Rhône qui s’ensuit. L’unification politique de ces régions, prises par la force, ne sera pas immédiate mais ces entreprises victorieuses entraînent la reconnaissance officielle de la royauté franque par l’empereur Byzantin Anastase, en 508. Clovis, selon Grégoire de Tours, reçoit alors des ambassadeurs impériaux la tunique et le diadème du consulat. Au terme de trente années de règne, Clovis parvient enfin à rallier les Francs ripuaires à sa cause et son nouveau royaume, le regnum Francorum, dont la capitale est Paris, s’étend désormais entre l’Océan, les Pyrénées et quelques régions juqu’au delà de la rive droite du Rhin. Cet ensemble ne correspond pas à la Gaule romaine, n’incluant ni la vallée du Rhône, ni la Provence, ni la côte de la Méditerranée, aux mains des Burgondes et des Visigoths.


Les fils de Clovis

A sa mort, en 511, Clovis laisse quatre fils, Thierry, l’aîné, bâtard né d’une femme inconnue, Clodomir, Childebert et Clotaire, les fils de Clotilde. Le regnum Francorum, en vertu des modes de succession germanique, est alors partagé en deux grandes masses, au nord et au sud de la Loire, elles même réparties entre les quatre fils. Thierry 1er reçoit les territoires du nord-est, les Belgique première et seconde et les deux Germanies, y compris la rive droite du Rhin et sans doute l’Auvergne et l’Aquitaine orientale. Clodomir hérite les régions d’Orléans, Tours, Sens, Auxerre, Chartres, Bourges. Le royaume de Childebert englobe, selon nos critères d’aujourd’hui, des fragments de l’Aquitaine, de la Bretagne, du Poitou, la Normandie, Paris et l’Ile de France tandis que Clotaire dispose de la Forêt charbonnière (Flandre occidentale), de la vallée de la Somme et de la Picardie. Thierry 1er et son fils Théodebert sont les plus illustres de la dynastie, ils conduisent une politique ferme et conquérante en Alémanie, en Thuringe et jusqu’en Italie. Théodebert entretient des relations diplomatiques avec Byzance et Justinien, il entreprend une oeuvre de législation et sera le premier à frapper des monnaies à son effigie. (Voir Fig. a en annexe.) Mais à la mort de Théodebald son successeur, en 548, Clotaire s’empare du royaume et avec Clodomir et Childebert, ses deux frères, entame la conquête du royaume burgonde qui s’achève en 534 avec, en plus, l’annexion de la Provence, ouvrant l’accès à la Méditerranée. Childebert conduit des expéditions contre les Visigoths jusqu’en Espagne mais il est refoulé et ne parvient pas à récupérer la Septimanie (Languedoc Roussillon).


Le temps des dissensions familiales

Au milieu du Vie siècle, le regnum Francorum s’étend donc jusqu’à l’Italie septentrionale et loin en Allemagne orientale et Clotaire, seul survivant des fils de Clovis en reste le seul maître jusqu’à sa mort en 561.

Quatre autres fils, trois issus d’une même mère, Caribert, Gontran et Sigebert et le quatrième, Chilpéric, d’une autre, comme à la génération précédente, ont à leur tour le royaume et les trésors en partage. Malgré une brève tentative de Chilpéric pour accaparer l’ensemble du patrimoine, le territoire, très élargi depuis Clovis, est réparti entre les quatre frères. Gontran prend le royaume burgonde, sauf Orléans, Chartres, Tours et Poitiers qui reviennent à Caribert, et il gagne aussi la basse vallée du Rhône jusqu’à Marseille. Caribert est installé à Paris et ses terres s’étendent de la Manche aux Pyrénées, limitées à l’est par une ligne passant par Angers, Angoulême, Limoges, Auch jusqu’en Comminges. Sigebert dispose des terres germaniques, entre Cologne, Mayence, Maastricht, Trêves jusqu’à Metz, Toul et Verdun, Reims et Laon, puis de l’Auvergne, de la Provence jusqu’à Nice. Chilpéric reçoit les régions du nord, de Tournai à Soissons, plus différentes enclaves, dont Toulouse.

Bientôt, l’ensemble du regnum Francorum est fragmenté en trois nouveaux Etats, la Neustrie, l’Austrasie et la Bourgogne qui vont devenir l’objet des convoitises réciproques et des confrontations familiales. Les luttes brutales entre les frères conduisent à la mort de Sigebert en 575 puis à celle de Chilpéric en 584. Son fils, Clotaire II, se trouve vite dépossédé par la collusion du burgonde Gontran et de Childebert, roi d’Austrasie, ce dernier englobant la Bourgogne dans ses posessions, à la mort de Gontran, en 592. Mais, trois ans après, Childebert disparaît à son tour et la célèbre et terrible Brunehaut, sa mère, régente l’ensemble territorial que lui contestent Clotaire II et Thierry et Théodebert, les deux fils de Childebert. Clotaire II aura la dernière main, il défait les fils de Childebert et s’empare de leurs royaumes puis met sauvagement à mort Brunehaut, en 613. 

Ces luttes incessantes au sein de la famille des rois francs sont mfiniment complexes à suivre et si leur caractère barbare laisse perplexe le lecteur de Grégoire de Tours et des autres chroniques, la nature des enjeux et les motifs de ces accaparements défient davantage encore l’imagination. Dans cette seconde moitié du Vie siècle, de par la fragmentation des Etats, la structure politique évolue avec la mise en place, auprès de chaque roi, d’un maire du palais, et par le fait, avec la position croissante d’une aristocratie, entre la cour, l’administration et l’armée, dont la puissance va peu à peu s’affirmer contre les monarques et dominer les légendaires « rois fainéants ».

Un fait demeure cependant, au terme d’un siècle d’affrontements familiaux sanglants, le regnum Francorum de Clovis s’est considérablement élargi par les conquêtes de ses descendants, couvrant, par rapport à la géographie d’aujourd’hui, la quasi-totalité de la France, une bonne partie de l’Allemagne occidentale, de la Suisse et le l’Italie septentrionale.

Des éléments inédits à l’époque, mais dont nous constatons qu’ils durent encore à présent, se font jour à la périphérie de ces territoires. Comme on l’a vu, les Bretons, chassés du territoire britannique méridional par les Anglo-saxons au Ve siècle, demeurent, sur la péninsule, en deçà des limites du regnum Francorum et marquent leur autonomie avec une obstination telle que les rois mérovingiens ne poussent pas plus avant leur emprise. Il en va de même avec les habitants de la Vasconie, Basques ou Gascons, qui opposent dès lors une résistance active à toute sujétion. Et la même attitude se vérifie avec l’arrivée des Lombards, peuple germanique qui passe soudain, vers 568, de Pannonie en Italie du nord et de l’est où ils luttent activement contre les représentants de Byzance qui réclament alors le secours des armées franques. Dans les mêmes périodes, les Avars, venus d’Asie, s’installent en Europe centrale, avant que les Slaves ou Esclavons ne viennent, quelques décennies plus tard, occuper l’Europe du sud. Au fond, tous les pôles de résistance identitaire ou de revendication à l’autonomie que nous connaissons en cette fin de XXe siècle remontent strictement à cette première esquisse de l’Europe des temps mérovingiens.


« Les rois fainéants », la chute du système géopolitique

En 613, Clotaire II est le seul roi des Francs, comme son grand père Clotaire 1er, cinquante ans plus tôt. Dès l’année suivante, en réunissant deux assemblées d’évèques et d’aristocrates laïques, le nouveau roi met de l’ordre dans son vaste domaine déchiré par des décennies de luttes. L’édit royal issu de cette réunion, conservé et précisément daté du 18 octobre 614, dispose en vingt-quatre articles des attributions du pouvoir royal en matière politique, judiciaire, fiscale, etc. Les événements qui bousculent très vite les affaires du royaume tendent à laisser penser que ce texte n’a pas trouvé son application. La pression de l’aristocratie dans les différents Etats relance la question du partage des territoires et les dissensions clanniques. Clotaire II meurt en 629 et Dagobert, son fils, lui succède et règne sur la totalité des royaumes de Neustrie, Austrasie et Bourgogne, après avoir concédé quelques domaines à son demi-frère Caribert (i.e. Saintes, Périgueux, Cahors, Toulouse, Agen et l’Aquitaine méridionale entre la vallée de la Garonne et les Pyrénées). Quelques années plus tard, harcelé par les grands d’Austrasie qui prétendent à l’autonomie de leurs territoires, Dagobert délègue son fils Sigebert, âgé de trois ans, pour y régner à sa place, mais obtient finalement le contrôle. « Le bon roi Dagobert » des chansons et légendes apparaît, en effet, davantage comme un diplomate que comme un guerrier conquérant. Il maintient cependant l’ordre public dans son royaume et passe, dans les récits, pour un juge exemplaire. Quoique peu enclin aux batailles, il parvient néanmoins à soumettre, provisoirement, les Bretons et les Gascons et négocie des accords avec les Slaves de l’est et du sud, après des campagnes militaires sans succès. Dagobert règne brièvement et meurt en 639 à Saint-Denis. Après lui, commence le déclin des rois mérovingiens. Le trésor et les territoires sont de nouveau mis en partage mais sous l’autorité, cette fois, des maires du palais des différents royaumes, compte tenu de la faiblesse et du jeune âge des monarques en place, Sigebert III et Clovis LT. Dans l’ Austrasie de Sigebert, apparaît un maire du palais, ancêtre des dynasties à venir au siècle suivant, Pépin de Landen, premier des pépinnides et, partant, des futurs carolingiens. Mais la période est surtout dominée par l’anarchie crois* santé, orchestrée par les aristocrates ou les populations dissidentes. Ainsi, la Thuringe et l’ Alémanie échappent bientôt, entre 640 et 645, à la couronne d’Austrasie et gagnent leur autonomie. En Neustrie et en Bourgogne, les maires du palais exercent le pouvoir et font et défont les jeunes rois, renvoyant aussi parfois les reines, comme Batilde, régente de Neustrie-Bourgogne, qui se réfugie, en 665, dans le monastère de Chelles/ Marne. Vers 660, en Bourgogne, des réactions sont violemment portées par l’Eglise et l’évêque d’Autun, Léger, prend la tête de l’opposition au maire du palais Ebroïn et il finit par remporter la victoire en 673, en déclenchant une révolte populaire et en appelant à l’aide le roi d’Austrasie Childéric II. L’assassinat de Childéric, deux ans plus tard, met un terme au succès remporté par l’évèque Léger contre le maire du palais et relance les tumultes entre les partis et les clans. Léger est massacré par Ebroïn, désormais maître absolu de la Neustrie-Bourgo- gne, sous couvert du roi Thierry III inopérant, et il est prêt à s’emparer de l’Austrasie où Pépin II de Herstall a confisqué le pouvoir, après la mort du roi Dagobert IL La longue série des confusions et des rivalités se déchaîne alors pour près d’un siècle. Pépin de Herstall, battu à plusieurs reprises, finit par l’emporter en 687 et récupère entre ses mains le roi de Neustrie-Bourgogne, Thierry III, son trésor et son administration qu’il réunit à l’Austrasie. Le regnum Francorum voit s’éteindre peu à peu la dynastie des rois mérovingiens et, sous l’emprise des pépinnides, ses nouveaux maîtres, attendra pendant trois quarts de siècle l’avènement des carolingiens. 


Mosaïque ethnographique vs. unification politique

En quelque trois siècles, si l’on calcule depuis l’effondrement de l’empire d’Occident, la Gaule romanisée s’est profondément transformée, au gré des invasions et occupations successives, formant ainsi une sorte de patchwork ethnographique dont la fusion unitaire réclamera du temps. Le principe de la personnalité des lois tend à maintenir cette diversité des origines et des cultures même si le pouvoir politique et les institutions publiques constituent, sur l’ensemble territorial, un cadre unique pour tous.

La monarchie mérovingienne procède d’abord de la culture germanique et le roi est un chef de clan, élu par le groupe dont il est issu. Les relations de départ avec l’administration romaine, la participation de certains, comme Clovis, à l’encadrement de l’armée impériale ou d’autres aux cercles de la cour impériale, contribuent à un mélange des traditions et des cultures mais qui demeure assez superficiel, le fond germanique demeurant toujours vivace. Les notions de droit public sont absentes, en dépit des codifications législatives, Le roi mérovingien n’a rien du magistrat romain, il n’est pas revêtu d’une mission de maintien de l’ordre et du respect de l’intérêt général. Le pouvoir est personnel, le roi est entouré de ses leudes qui lui jurent fidélité et, en retour, il leur accorde sa protection, son mundium. Ainsi se forme ce que l’on appelle la trustis ou truste royale, le groupe des fidèles désignés comme antrustions, noyau de ce curieux système monarchique. Le roi demeure dans la vieille logique patrimoniale du clan germanique, il est le propriétaire de ses domaines, du royaume et des trésors. A sa mort, l’ensemble des biens est partagé entre les héritiers, selon le système de la succession privée et sans référence au droit d’aînesse. Les alliances avec l’Eglise catholique — et non pas arienne comme dans les autres royaumes germaniques — accélèrent encore le mélange des croyances, des coutumes et ensuite des institutions. Quoique peu à peu encadrés par l’aristocratie et les évèques et bientôt dominés par les grands, les rois mérovingiens restent malgré tout sous l’influence de la culture germanique. La monarchie, comme le prouvent les événements, est de plus en plus héréditaire et de moins en moins soumise à l’élection populaire, nonobstant le rituel, parfois signalé dans les chroniques, de l’élévation sur le pavois. Au bout d’un siècle, elle est vraiment sous la coupe des maires du palais et des grands officiers dits palatins, qui forment ainsi une sorte de conseil ministériel avant la lettre. Autour d’eux se développe un corps d’officiers voués à des fonctions diverses, diplomatiques, judiciaires, financières, etc. Enfin, la part des ecclésiastiques attachés à la cour tend à augmenter au fil des siècles, sans atteindre l’importance qu’elle aura dans le régime carolingien. Le caractère personnel puis aristocratique du pouvoir laisse les peuples en dehors des circuits de décision ; les assemblées ou placita qui s’organisent surtout dans la période de déclin réunissent surtout des grands et des évèques. 

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