BUCAREST ET L’INFLUENCE FRANÇAISE Entre modèle et archétype urbain 1831-1921_recto
Auteur : Bogdan Andrei Fezi Collection : Aujourd’hui l’Europe Editeur : L’Harmattan Paris Paru le 15/12/2005 ISBN : 2-7475-9181-6 • janvier 2006 • 456 pages

 

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RESUME

Au XIXe siècle, Bucarest prend exemple sur le modèle français. Son administration, sa législation urbaine et son enseignement s’en inspirent. Les architectes roumains font leurs études à Paris et la voierie bucarestoise est l’objet de percées de type haussmannien. Ce n’est qu’à partir du début du XXe siècle que la ville s’achemine vers le paradigme radioconcentrique…


Quatrième de couverture

Il y a plus d’un siècle, Bucarest, la capitale de la Roumanie, vit au rythme de la France. Entre 1831 et 1921, l’administration, la législation urbaine et l’enseignement sont inspirés du modèle français. La plupart des architectes roumains font leurs études à Paris et un nombre important de bâtiments sont construits dans la capitale roumaine par des architectes français. La concorde avec son modèle français vaudra à Bucarest le surnom de « petit Paris des Balkans ». La série de transformations bucarestoises permettra, dès la seconde moitié du XIXe siècle, une réforme de la voirie par la réalisation d’un système de percées de type haussmannien. Au début du XXe siècle, les travaux urbains bucarestois quittent la référence au modèle parisien, s’acheminent vers le renforcement du paradigme radioconcentrique de la ville et culminent par la matérialisation de l’archétype urbain, le cardo-decumanus, inscrit dans les boulevards circulaires. Partant d’une longue période d’influence française, Bucarest construit sa propre identité urbaine. « Le Bucarest de Bogdan Andrei Fezi est un livre à la fois savant et original. L’auteur offre ici une promenade, une promenade éclairée par la mémoire. » Catherine Durandin


Avant-propos

Le Bucarest de Bogdan Andrei Fezi est un livre à la fois savant et original. L’auteur offre ici une promenade, une promenade éclairée par la mémoire.

Bogdan Andrei Fezi manie avec sérieux une bibliographie très riche, française, roumaine et de langue anglaise conjuguant des références à l’histoire de Bucarest et des lectures théoriques qui portent sur la représentation de la cité. Il a, d’autre part, dépouillé et utilisé « comme en témoigne le très riche appareil critique au fil du texte —un grand nombre de revues spécialisées. Il a eu la curiosité de retrouver les archives du Conseil Municipal de Bucarest dont les débats éclairent les intentions des architectes et les arguments des législateurs. L’utilisation de ces sources est tout à fait neuve.

La question posée, celle de l’influence française, est traditionnelle. Mais l’auteur a évité le piège : il n’est pas tombé dans l’emphase de la survalorisation de la présence française en Roumanie. Il a su repérer des époques majeures, des évolutions et un processus lié à la spécificité des caractères de la ville, de sa situation et de son peuplement. Bogdan Andrei Fezi dégage, autour des points de repère clefs que sont le Règlement organique de 1831 puis les plans de 1921, trois moments. S’il met en lumière le moment privilégié de l’influence française à l’époque de la fondation des Principautés Unies de 1859, époque du règne de Napoléon III et du Paris de Haussmann, Fezi apporte des nuances, et souligne le rôle déterminant de la volonté des élites dirigeantes dans les choix architecturaux. Avec les années 1878-1921 où l’ouverture de la Grande Roumanie après 1918 débouche sur des références plurielles, plus européennes que spécifiquement françaises, l’auteur propose une approche complexe qui ne peut manquer de convaincre ses lecteurs.

A suivre la démarche retenue, l’on est conduit à réfléchir sur les modes d’accès de la Roumanie à la modernité occidentale.

Enfin, les annexes de l’ouvrage sont précieuses. Chronologies, exposé des plans urbains successifs, cartes et surtout un rappel très précis de la biographie et des œuvres des architectes ayant conçu l’évolution de Bucarest. . .

Le Bucarest de l’architecte Bogdan Andrei Fezi est à la fois séduisant et convaincant.

 

Catherine DURANDIN

Professeur des Universités

Institut National des Langues et civilisations Orientales


PREMIÈRES PAGES

1.1. Le contexte historique

Le XIX° siècle trouve le peuple roumain face à deux questions nationales: l’Union des Principautés et l’lndépendance. Il s’agir de s’afranchir du double protectorat: turc (installé depuis 1711 en Moldavie et depuis 1716 en Valachie), et russe (depuis 1828). Pour échapper à un Orient oppressif, les Roumains se tournent résolument vers l’Occident. Avec la même origine latine et des intérêts stratégiques communs, la France représentera le meilleur soutien pour la création de la Roumanie moderne. Ainsi naît un des cas les plus heureux d’acculturation et une des influences françaises les plus persistantes au monde.

Plusieurs étapes retracent les moments clés de l’influence française chez les Roumains:

  1. La première, où l’influence est indirecte, se passe sous protectorat ottoman. Entre 1711 et 1821 en Moldavie et entre I716 et 1821 en Valachie, on impose aux provinces roumaines la suzeraineté de la Porte à travers les princes chrétiens orthodoxes d’origine grecque, du quartier du Phanar d’Istanbul. Ces princes phanariotes, liés aux anciens interprètes officiels grecs de la Porte, possèdent une bonne connaissance des langues étrangères, surtout du français et de l’italien, langues des traités internationaux, et ce sont eux qui introduisent pour la première fois en Roumanie la culture française. Leur ouverture et leur connaissance de la France sont remarquables. Nicolae Caragea, interprète officiel de la Porte (1769-1774) et prince de la Valachie (1782-1783) sera d’ailleurs proposé, par ses amis français, au titre de membre correspondant de l’Academie des inscriptions et belles-lettres. Alexandru Ipsilanti, régnant en Valachie (1774-1782, 1796-1797) et en Moldavie (1786-1788), est le prince phanariote qui favorise le plus l’introduction des idées françaises en Roumanie. Il essaie de s’entourer de Français, d’une aristocratie roumaine éduquée dans l’esprit français et de se construire même une cour sur le modèle de Versailles. Cependant, en dépit de leur intérêt pour la culture française, ces princes phanariotes appartiennent toujours à l’Orient.
  2. Le moment qui marque un tournant dans l’acculturation des Principautés roumaines est l’occupation russe de 1806 à 1812. Grâce au virage vers l’occident de la Russie francophone, commencé en 1700 sous Pierre le Grand, les officiers russes amènent, en plus des manières et des vêtements occidentaux, la langue française. Cette influence ne touche pourtant pas profondément l’architecture ou l’urbanisme de Bucarest, future capitale de la Roumanie.
  3. C’est le Règlement Organique de 1831 qui jette les nouvelles bases de l’architecture et de l’urbanisme bucarestois. Il est le résultat de l’occupation de la ville par les armées russes entre 1828 et 1834, pendant une période de double tutelle russe-turque, et il témoigne à nouveau d’une influence française parvenue par un chemin indirect. Le Règlement Organique de 1831, élaboré pendant la présidence russe du général Paul Kiseleff, des Divans de la Valachie et de la Moldavie, soumises au protectorat du tsar, a représenté une véritable Constitution et une ouverture à l’Union de la Valachie et de la Moldavie. C’est un document dont le texte original est rédigé en français et qui présente des emprunts aux lois françaises. Le Règlement Organique contient une annexe concernant exclusivement la capitale de la Valachie, le Règlement sur l’assainissement, l’embellissement et le maintien du bon ordre dans la ville de Bucarest.
  4. L’influence de la France s’exprime de manière directe et s’étend à tous les domaines de la vie roumaine suite à l’Union de 1859 qui donnera naissance aux « Principautés Unies de la Valachie et de la Moldavie », appelées, après 1862, la Roumanie. Ce sont les idées révolutionnaires françaises qui animent les Roumains.Comme dans la proclamation du royaume d’ltalie en 1860, le soutien accordé parNapoléon III aux principautés roumaines sera décisif. L’Union sera suivie d’une réforme totale de la législation et de l’administration roumaines sur des bases largement inspirées par la France, justifiant ainsi l’effusion roumaine pour la «sœur latine».
  5. l.e point culminant de l’influence française est la Grande Union de 1918 réunissant l’ensemble des territoires habités majoritairement pas les Roumains. Par la mission du général Henri Mathias Berthelot, la France aura un rôle déterminant dans la réorganisation de l’année roumaine.

Quant à l’intérêt français pour la Roumanie, celui-ci est d’ordre stratégique. L’endiguement de la Zentraleuropa germanique pousse la France à une recherche continue d’alliés à l’Est de l‘Europe. Déjà au XVI° siècle, l’alliance de François 1er avec le sultan ottoman Soliman le Magnifique, contre Charles Quint, porte aux Autrichiens et aux Espagnols des coups sévères en Europe et en Afrique du Nord. (Cette alliance octroie aux Français des conditions extrêmement favorables pour l’établissement et le commerce dans l’Empire, appelées «capitulations». Après le déclin de l’Empire ottoman, la France substitue la Russie à son ancienne alliée turque. Et puis, suite à la révolution bolchévique de 1917, l’alliance se fait avec les pays accédant à l’indépendance en 1918 : la Tchécoslovaquie, la Pologne et la Yougoslavie.

Dans ce contexte géographique, il est dans l’intérêt de la France que la Roumanie, qui allait devenir, après l’Union de 1918, son plus grand allié dans le Sud-Est européen, soit puissante.

Au-delà des raisons stratégiques, l’influence française en Roumanie est de tout temps culturelle. La conscience d’une France-sœur, d’un espace symbolique latin en communion culturelle, est vivement exprimée au XIX° siècle. La plupart des personnalités roumaines de la politique, du droit, des arts et des sciences du XIX° et du début du XX° siècle achèvent Ieur éducation on France. Ils suivent des cours universitaires, obtiennent parfois plusieurs doctorats, fréquentent le milieu culturel parisien de l’époque, s’inspirent du discours d‘Edgar Quinet ou de Jules Michelet, amis déclarés de la Roumanie. Les femmes jouent également un rôle important signalé dans les notes de Voyageurs étrangers, qui écrivent que les «dames» ont été les premières à adopter la mode occidentale.

L’influence française est majeure sur la classe politique roumaine. Sur 141 ministres roumains entre 1866 et 1916, 101 ont fait des études en France ou en français. Deux des princes ayant succédé à l’occupation russe, Gheorghe Bibescu (I842-I848) et Barbu Stirbeid (I849-I856), les fils du grand gouverneur Dumitru Bibcscu, reviennent de France en I824. Plus tard, les fréres Ion et Dumitru Brattiattu, Mihail Kogélniccanu, C.A. Rosetti, Grigorie Sturdza, Alexandru Lahovari et même Alexandru loan Cuza, le premier prince des Principautés Unies, Emanoil Protopopescu-Pachei et Nicolae Filipescu, maires de Bucarest, suivent la même filière française. Des la premiere moitié du XIX° siecle, un grand nombre de futures personnalités de la vie politique roumaine font partie des loges franc-maçonnes francaises: Mihail Kogalniceanu, Ion Ghica [Ghika], Vasile Alecsandri, Dumitru C.Bratianu, [on C‘. Bratianu, Ion Ileliade Radulescu. C.A. Rosetti, Christian Tell, Gheorghe Magheru.

Dans le nombre impressionnant de personnalités ayant étudié en France se trouvent aussi le mathématicien et astronome Spiru Haret, fondateur du système moderne d‘enseignement en Roumanie, le poète et dramaturge Vasile Alecsandri, les peintres Theodor Aman, Nicolae Grigorescu, Gheorghe Petrascu, les sculpteurs Ion Georgescu ou D. Paciurea, les musiciens George Enesco et Cella Delavrancea, le chirurgien Mina Minovici, le naturaliste Grigore Antipa.

Quant a l’influence linguistique, c‘est l’une des plus probantes réussites, issue d‘une origine latine commune aux deux peuples, ce qui apporte une contribution décisive à leur rapprochement. Pratiquement tous les boyards, tous les bourgeois et tous les intellectuels parlent le français. Même le roi Carol Ier de Roumanie, un Hohenzollern, s’adresse aux hommes politiques en français. L’essentiel de la terminologie moderne dans la législation, l’administration, la littérature ou l’architecture est français et de très nombreux néologismes latins entrent dans la langue à travers le français. L’extension de cette influence se mesure par le fait que les expressions françaises se retrouvent de nos jours définitivement assimilées et utilisées avec le plus grand naturel dans les couches les plus profondes de la population.

L’ampleur et la persistance de l’influence française en Roumanie feront affirmer par l’historien roumain Neagu Djuvara que «nulle part l’influence française n’a été en Europe aussi profonde et durable qu’aux pays roumains. […] Le lien des Roumains avec la France a été un cas passionnel.»

La Roumanie garde toujours le souvenir de l’époque où les liens entre les Français et les Roumains étaient devenus la source de sentiments d’une force et d’une profondeur rares. Les Français qui se sont établis à Bucarest, tels que Ulysse de Marsillac, consacrent leur amour à la Roumanie. Du côté des Roumains, les preuves d’effusion sont considérables. En 1850, Dumitru Brätiantt écrivait de lui-même à son maître, Jules Michelet, « moi qui aime la France plus que moi-même. autant. que ma patrie ».

La forte influence française est d’autant plus impressionnante que les troupes de l’Hexagone ne sont jamais arrivées en Roumanie, sauf l’éphémère mission militaire envoyée par Napoléon III à Alexandru loan Cuza et celle du général Berthelot. La communauté française en Roumanie n’est pas parmi les plus grandes, mais elle est la plus active du point de vue culturel et politique. On assiste, au moins culturellement, a une «colonisation» sans la présence du colonisateur.

L’acculturation roumaine réalisée sous influence française est décidée du haut de la pyramide sociale mais elle allait toucher toutes les couches de la population. Le ralliement à la France est général et, en 1857, le journal L’Étoile du Danube notait : « Dans une liste de souscriptions en faveur des inondés de France je trouve la somme de huit ducats d’Autriche et un quart de ducat provenant des pauvres villageois de deux petits villages [roumains], Hiliseul et Liveni, qui se sont cotisés pour venir en aide, disent-ils, à leurs frères de France.»

Dans le domaine architectural, les échanges avec la France sont toujours définitoires au XIX° siècle. La plupart des architectes roumains font leurs études à Paris à l’Ecole des beaux-arts, tels Ion Mincu, l. D. Berindei, Alexandru Sävulescu, Dimitrie Maimarolu. Soixante-dix-sept architectes roumains sont DPLG à Paris, dont quatorze travaillent à l’extérieur des frontières roumaines. Un nombre important de bâtiments représentatifs sont construits à Bucarest par des architectes français : le palais de la Banque Nationale (1883-1885) — Cassien Bernard et Albert Galleron, l’Athénée roumain (1886-1888) — Albert Galleron, le ministère de l’Agriculture ( l896) et la Faculté de médecine (I902) — Louis Blanc, les Fondations royales Carol ler (189l-1895), le palais de la Caisse des dépôts et consignations (1896-1900) et l’extension du palais de Cotroceni — Paul Gottereau, le palais de Justice — Albert Ballu.

Parmi les premiers architectes en chef de la ville se trouvent deux Français. Xavier Villacrosse et Michel Sanejouand.

Après une période d’influence de la stylistique architecturale française, c’est toujours à travers la France que naît le style architectural roumain. Les travaux de Lecomte de Nouy pour la restauration de l’église de Curtea de Arges, selon le projet de Viollet-le-Duc, aboutissent à une prise de conscience de l’architecture roumaine.

L’administration et la législation urbaines mises en place seront en grande partie inspirées du modèle français, de même que l’enseignement et les organisations professionnelles. Ainsi, la section d’Architecture est créée en 1865 à L’École des beaux-arts de Bucarest et, après sa fermeture l’année suivante, elle fonctionnera à nouveau en 1897. En 1891, est fondée la Société des architectes roumains. Le patrimoine roumain est préservé par la Loi pour la protection des Monuments historiques de 1892.

La série de transformations administratives et législatives bucarestoises permettra, dès la seconde moitié du XIX° siècle, la réforme de la voirie qui culmine avec la réalisation d’un système de percées de type haussmannien.

Le modèle français ne mène pourtant pas à la copie de l’image parisienne mais sert plutôt d’instrument dans la résolution des problèmes spécifiques à Bucarest. Des le début du XX° siècle, Bucarest s’émancipe du modèle français pour entrer en synchronie ou même devance la pratique urbaine européenne. Il se lance dans un processus urbain de renforcement de sa propre image de cité-jardin et d’amélioration de sa structure urbaine selon le paradigme radioconcentrique.

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