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Simon Dorso dans mensuel 435, daté mai 2017 – 1373 mot. Doctorant à l’université Lyon-II, Simon Dorso étudie l’adaptation du pouvoir franc aux conditions démographiques, militaires et économiques orientales.


L’étude des installations franques en Palestine a trouvé, avec l’archéologie, un nouveau souffle. Des formes d’habitat, des exploitations agricoles et des industries inédites : les croisades ont changé le visage du Levant.

 

La croisade une colonisation comme les autres - l'histoire n°435
La croisade une colonisation comme les autres – l’histoire n°435

Après la création des États latins d’Orient, le pouvoir et les institutions qui se mettent en place, comme le roi de Jérusalem, cherchent à assurer la pérennité de la présence franque. Ils tentent d’attirer massivement des chrétiens latins, en proposant des statuts juridiques et un régime foncier attractifs. Si la dimension coloniale du royaume et plus largement des croisades, portée par la majorité des historiens dans les années 1950-1960, a été critiquée et débattue (cf. Benjamin Kedar, p. 34), les modalités et les conséquences de l’établissement en Orient d’une population exogène sont des questions aujourd’hui largement renouvelées par l’archéologie.

L’impact du régime franc sur les campagnes a ainsi été profondément reconsidéré. Le XIIe siècle voit une augmentation sensible du nombre de sites ruraux occupés dans l’ensemble du Levant, rompant ainsi avec la phase de déclin des deux siècles précédents. S’il reste difficile d’identifier avec certitude la population de ces villages, nouveaux ou repeuplés, plusieurs sites attestent d’une tentative de colonisation rurale franque.

Le premier de ces villages, Emmaus al-Qubeibeh, a été découvert et fouillé au cours de la Seconde Guerre mondiale par des franciscains italiens assignés à résidence sur les terres de l’ordre par les autorités mandataires britanniques. Le site se développe de part et d’autre d’une rue centrale, des maisons oblongues et mitoyennes attenantes à une église typiquement latine (par son plan et sa décoration) et à un bâtiment civique : la curia. L’intérieur des maisons est simple mais confortable, disposant de cheminées, d’éviers et d’un espace de cuisine. Un étage et un toit plat offrent le plus souvent un lieu de vie et de travail supplémentaire.

Une communauté bigarrée

Ce type d’habitat, le village-rue, n’est pas étranger à l’Occident médiéval, où il est fréquemment associé aux zones de grands défrichements. Il est une réponse pragmatique à la nécessité de fonder rapidement un centre de peuplement destiné à exploiter et mettre en valeur un territoire. Ce modèle est importé en Palestine au moins à partir des années 1150.

Depuis les fouilles franciscaines, plusieurs sites du même type ont été étudiés en Israël, tous dans les environs de Jérusalem et dépendant d’une même institution : le prieuré du Saint-Sépulcre, l’ordre religieux créé en 1099 par Godefroy de Bouillon, s’est développé rapidement et est devenu un des principaux propriétaires terriens du royaume. Les établissements en question ne présentent aucun aménagement défensif, signe possible d’une pacification de la région de Jérusalem dans la seconde moitié du XIIe siècle.

Qui habite ces villages ? La rareté des édifices cultuels ou des espaces funéraires préservés prive l’archéologue de précieux renseignements, mais, par chance, le prieuré du Saint-Sépulcre compte parmi les institutions ayant conservé une partie de leurs archives en Occident. Nous disposons donc d’une documentation relative à quelques-uns de ces villages. Les chartes décrivent sans ambiguïté la nature « coloniale » de ces établissements et de leur population, ne serait-ce que par des concessions d’exemptions fiscales et de diverses libertés.

Les documents latins dressent aussi un portrait bigarré de la communauté, composée d’hommes et de femmes originaires de l’ensemble du pourtour méditerranéen, parfois même des pays scandinaves, bien que certains territoires demeurent plus représentés (les terres francophones, la Provence et les royaumes normands). Si la documentation atteste de mariages entre nouveaux immigrants et autochtones, la population des villages-rues paraît être dans sa très large majorité chrétienne et de rite latin : peu de mixité, donc, à l’échelle du site. Pas davantage à l’échelle régionale : les études confirment la tendance à établir ces villages de colons dans des zones peuplées principalement par des chrétiens orientaux. En revanche, le royaume de Jérusalem, dans son ensemble, est marqué par de fortes disparités régionales en termes de densité et de forme d’occupation du sol.

Pour les cas non documentés par les sources écrites, l’archéologue rencontre des difficultés : en dehors de ces villages-rues, qui n’en constituent qu’une part infime, on sait peu de chose de ces communautés villageoises. Nous possédons par exemple une quantité infime de vestiges alimentaires ou funéraires, attestant de l’appartenance du défunt à un rite particulier.

Bien que les progrès de ces dernières décennies soient considérables, il demeure aussi hasardeux de donner une idée de l’importance de l’émigration européenne provoquée par les croisades en Orient. Reste qu’une entreprise de peuplement rural, encadrée par le roi ou des institutions ecclésiastiques, peut bien être prouvée, même si le phénomène est limité à la fois dans l’espace, surtout aux alentours de Jérusalem, et dans le temps, la reconquête de Saladin après la bataille de Hattin (1187) entraînant la perte de la majorité des territoires francs.

La croisade une colonisation comme les autres - l'histoire n°437-du sucre et des chateaux
Le Saint-Sépulcre
Des productions nouvelles

L’installation des Francs en Palestine a aussi entraîné de profondes modifications économiques. A l’échelle de la Méditerranée, elle ouvre aux flottes occidentales de nouveaux ports de commerce qui court-circuitent en partie les intermédiaires traditionnels, comme l’Égypte. A l’échelle locale, les changements sont parfois impressionnants. La production du sucre, denrée essentiellement destinée à l’exportation, explose ainsi au cours de la période franque.

La canne à sucre était déjà cultivée au XIe siècle, dans le nord de la Syrie et sur la côte levantine. Mais des dizaines de sites de transformation du sucre – moulins et raffineries – ont été identifiés et mis en relation avec l’implantation franque. Production très lucrative, le sucre devient une véritable industrie dans le royaume de Jérusalem, qui dispose d’un terrain et d’un climat particulièrement favorables, le long de la plaine côtière, dans la vallée du Jourdain et dans le bassin marécageux de la Huleh. Avec la Sicile, et avant d’être remplacé par Chypre au cours du XIIIe siècle, le royaume devient le principal pourvoyeur de sucre d’un Occident chrétien insatiable. Les revenus tirés du sucre par la Couronne sont si considérables que l’exploitation de la canne est un temps envisagée pour le financement de projets de croisade après la perte du royaume de Jérusalem. Le savoir-faire est local, et si une main-d’oeuvre libre est attestée, des prisonniers de guerre travaillent également dans les raffineries latines.

Sur le site de Horvat Manot (appelé Manueth par les Francs), à quelques kilomètres au nord d’Acre, les vestiges d’une raffinerie de sucre ont été mis au jour par les Antiquités israéliennes en 1995. Le complexe comprend un grand bâtiment, un aqueduc et un pressoir creusé dans la roche. Le bâtiment principal, composé de deux halles voûtées formant un L, dispose d’un étage. Contre la plus petite pièce, un bassin de rétention est alimenté par l’aqueduc. Ce réservoir sert sûrement à actionner un moulin hydraulique qui lui-même actionne la presse découverte 22 mètres plus bas. La canne à sucre, cultivée à proximité du site de broyage, est découpée en segments d’une vingtaine de centimètres puis insérée sous les meules du moulin avant d’être pressée à nouveau dans une seconde presse. Le jus ainsi récupéré est bouilli dans des chaudrons et le sucrose séparé grâce à l’ajout d’additifs. Le sirop est alors versé dans des vases coniques pour décantation. En cristallisant dans ces derniers, le sucre se dissocie de la mélasse recueillie dans une jarre placée sous le vase conique.

La croisade une colonisation comme les autres - l'histoire n°437-pains de sucre

L’émergence d’une véritable industrie sucrière n’est pas l’unique évolution de l’agriculture palestinienne sous le régime franc ; les fouilles témoignent par exemple d’une augmentation sensible de la production viticole et de l’élevage porcin, illustrant aussi une évolution des pratiques alimentaires. Faute d’études palynologiques (analyse archéologique des pollens) suffisantes, il demeure néanmoins difficile de constater l’étendue des conséquences de l’installation des Latins sur l’environnement.

Les nombreux sites découverts, notamment grâce aux progrès de l’archéologie préventive, autorisent également à revenir sur des objets mieux connus. Ainsi, les célèbres châteaux d’Orient sont observés à la lumière des nouvelles données. S’ils ont longtemps été considérés comme des refuges pour une élite franque « assiégée » par des autochtones, leur fonction administrative est désormais mise en avant, en lien avec les tours et les fermes fortifiées qui servent la gestion agricole.

En un constant dialogue avec les historiens, des réflexions émergent enfin sur la structuration des territoires, les relations entretenues entre les sites ruraux et les villes, à travers leurs dimensions économique et politique. Plus largement, les États latins sont davantage considérés au sein de leur environnement islamique comme des espaces connectés, non plus uniquement via le commerce et les échanges diplomatiques, mais également comme vecteurs des savoirs et des savoir-faire : en témoigne le regain des études sur les christianismes et les arts orientaux.

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