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L'âge d'or des abbayes - l'histoire n° 67

 


Au service de Dieu et des puissants

Les temps carolingiens voient se développer les monastères par centaines. Le roi lui-même fonde des abbayes qu’il dote et protège. Et qui deviennent un refuge de la culture.

Entre le foisonnement créatif du IVe-VIe siècle et le classicisme monastique des XIe et XIIe siècles, la période carolingienne pourrait sembler manquer d’intérêt. Il n’en est rien : entre 768, l’accession de Charlemagne au trône, et 855, la mort de Lothaire son petit-fils, pas moins de 417 monastères ont été construits dans l’Empire carolingien. Dans le même temps, Benoît d’Aniane, un aristocrate wisigoth devenu moine, donne la première inflexion à la règle de saint Benoît, annonçant certains traits du monachisme clunisien, dont on pourrait d’ailleurs se demander s’il n’est pas encore carolingien par bien des égards.


« CIMETIÈRES AUX GRANDS »

La prospérité des monastères carolingiens se traduit dans les sources écrites mais aussi dans les vestiges archéologiques. Certes les abbatiales carolingiennes ont été remplacées au cours des siècles par des constructions plus récentes, romanes ou gothiques, la reconstruction de Saint-Denis par l’abbé Suger au XIIe siècle étant probablement le cas le plus emblématique. Mais les fouilles permettent d’imaginer la splendeur d’imposants bâtiments. Cette puissance que traduit le bâti n’est que ce qui reste de la richesse de ces abbayes qui furent, avec les princes, les principaux propriétaires fonciers de l’époque.

Le développement du monachisme carolingien ne peut se comprendre que dans la droite ligne du comportement aristocratique des VIIe et VIIIe siècles. Il est de bon ton, dès lors que l’on relève d’une famille un peu huppée, d’avoir son monastère familial créé autour des reliques d’un saint personnage avec lequel l’un ou l’autre ancêtre a entretenu des relations suivies. Surtout, ce monastère doit rester sous le gouvernement des membres de la famille à qui il est fréquent qu’il serve de nécropole. Ainsi, les Pippinides fondèrent l’abbaye Saint-Arnoul de Metz autour de la dépouille de l’évêque éponyme, fondateur de la dynastie. Arnoul présente dans sa biographie bien des traits du saint aristocrate du Haut Moyen Age : carrière administrative, expérience érémitique, fonctions épiscopales. Son fils est le grand-père de Charles Martel. Pour sa part, Itta, la femme de Pépin Ier de Landen, maire du palais de 585 à 640, fonde vers 648 le monastère de moniales de Nivelles avec l’intention d’en faire sa dernière demeure. S’y trouvent les restes de son époux et de sa fille Gertrude qui y a exercé la charge abbatiale, avant que, comme il est alors normal, l’une de ses nièces lui succède. La fonction de nécropole se perpétue puisque Himiltrude, première épouse de Charlemagne, y est inhumée. Même si depuis Charles Martel (717-741) les Carolingiens ont élu Saint-Denis comme ultime résidence.

Les monastères n’ont pas comme seule finalité de servir de « cimetières aux grands » pour reprendre la formule médiévale qui désigne l’abbaye de Saint-Denis. Car la mission première dévolue à ceux qui ont choisi de vivre « sous le joug de la règle » est de prier, avant tout pour ceux qui ont fondé leurs maisons, qui les ont dotées en biens, en terres, en revenus et qui continuent à les soutenir sur le plan matériel. Ces fondations sont des actes de piété et les prières qu’en attendent les fondateurs et leurs descendants sont à comprendre d’abord dans la circulation de la caritas, des liens de parenté spirituels qui unissent clercs et laïcs. Les moines intercèdent pour les morts et pour les vivants. Cette perspective est encore au coeur de la charte de fondation de Cluny, dans la première décennie du Xe siècle. Le même acte rappelle la volonté du fondateur, le duc d’Aquitaine, de voir les moines prier également pour l’âme du roi.


PRIER POUR LE ROI

Car la royauté est partie prenante dans l’histoire du monachisme carolingien, tout d’abord parce que le roi se conduit lui-même comme un aristocrate en fondant des abbayes, qu’il dote et protège. Mais la différence est alors qu’on y prie pour le salut du royaume ou de l’empire, pour le succès des armées du prince et la bonne réussite de son gouvernement.

A partir de 822, le règne de Louis le Pieux prend un tournant pénitentiel. Le monarque considère qu’il doit demander pardon à Dieu et se trouve, de ce fait, livré à la critique de certains prélats. Il est alors redevable aux moines qui prient pour le pardon de ses péchés ou pour les fautes qu’il a commises dans l’exercice de son ministère. Cette importance accordée à la prière monastique justifie la richesse et le mode de vie seigneurial de ces hommes issus majoritairement de l’aristocratie et explique le traumatisme provoqué par les raids vikings du VIIIe-Xe siècle. Ces derniers ont en effet souvent visé les monastères. Moins défendus que les cités, ils étaient des cibles faciles et concentraient des métaux précieux qui attirèrent évidemment la rapacité des hommes du Nord.

Mais les monarques carolingiens ne se sont pas contentés d’agir en aristocrates. Ils ont aussi pesé sur l’évolution du monachisme occidental. Deux types de règle monastique ont principalement régulé la vie des cénobites du Haut Moyen Age : la règle de saint Colomban, venue des îles Britanniques, et celle rédigée au Mont-Cassin par saint Benoît. Si la première met principalement l’accent sur l’ascétisme, la seconde est considérée comme un modèle d’équilibre, tentant de faire la part égale entre la prière et le travail, bannissant les excès. C’est la règle bénédictine que Charlemagne fait adopter en demandant, à la toute fin de son règne, à l’abbé du Mont-Cassin de lui adresser une copie du texte pour sa bibliothèque.

Mais c‘est bien Louis le Pieux, son fils et successeur, qui assura la diffusion de la règle de Benoît après la mort de son père. Alors qu’il n’est encore que roi d’Aquitaine, il fait la connaissance de Benoît d’Aniane. Dans sa Concordance des règles, celui-ci montre que les règles des saints Pacôme, Basile, Colomban et Benoît, loin de s’opposer, sont compatibles, mais que la dernière est supérieure aux autres. Aniane devient donc un monastère bénédictin, où les moines affluent à nouveau, si bien qu’il faut construire une nouvelle abbatiale dès 787. Devenu empereur, Louis invite Benoît à le suivre à Aix-la-Chapelle où il fonde le monastère d’Inden, qui devient le laboratoire de la réforme monastique carolingienne. Cette dernière repose sur la diffusion de la règle bénédictine, qui subit néanmoins une inflexion ouvrant la voie à l’expérience clunisienne au siècle suivant par l’accent mis sur la liturgie, le « travail de choeur », aux dépens du travail manuel qui ne devait probablement pas enchanter les aristocrates qui peuplaient les abbayes carolingiennes.

Ces choix témoignent d’un réel poids des rois sur les monastères qui s’exerce encore par leur important pouvoir de nomination. Si la règle de Benoît prévoit l’élection de l’abbé par l’assemblée monastique, la réalité est tout autre. Le monarque place un grand nombre de ses fidèles, clercs mais aussi laïques, à la tête de nombreux établissements. Si Alcuin détient ainsi l’abbatiat de Ferrières en sus de celui, ô combien prestigieux, de Saint-Martin de Tours et d’autres abbayes, Charlemagne et ses successeurs n’hésitent pas à faire de leurs proches les maîtres des importants domaines dévolus aux abbés des grands monastères carolingiens. Tours a vu se succéder à sa tête le sénéchal Adalard et Vivien, l’ancien chambrier de Charles le Chauve. Ce dernier, qui avait pour idéal la spiritualité monastique, fait de son cousin le chancelier Louis l’abbé de Saint-Denis avant de s’en réserver la direction après 867. L’abbaye, qu’il choisit pour être inhumé, y gagne un certain nombre de chefs-d’oeuvre de l’art carolingien qui viennent, à la mort du monarque, enrichir son trésor. Parmi ceux-ci, on peut citer des pièces antiques rehaussées de montures médiévales comme la « patène de serpentine » ou l’extraordinaire reliquaire carolingien dit « escrain de Charlemagne ».

Les liens vont néanmoins au-delà des institutions : nombre de grands personnages qui ont gravité dans l’orbite des princes ont été, à un moment ou un autre de leur carrière, moines. Ainsi, si l’on en croit les Annales royales, l’un des deux émissaires dépêchés à Rome auprès du pape Zacharie afin de recueillir son assentiment pour le changement dynastique n’est autre que Fulrad, l’abbé de Saint-Denis. Alcuin, moine et proche conseiller de Charlemagne, a été gratifié de nombreux monastères. Quant à Hincmar, le puissant archevêque de Reims sous Charles le Chauve, il a été un proche d’Hilduin l’archichapelain de Louis le Pieux, abbé de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Denis, où le futur prélat a été éduqué. Car aux temps carolingiens, les monastères sont aussi le refuge de la culture.


DANS LE SCRIPTORIUM

Celui qui a ouvert au moins une fois un volume de la Collection des universités de France, les célèbres « Budé », et a consulté le stemma, l’arbre généalogique des textes, ne peut qu’avoir été frappé par le nombre d’oeuvres antiques dont la plus ancienne version conservée date de l’époque carolingienne. L’activité des copistes carolingiens est en effet extraordinaire au point que, depuis le XIXe siècle, on a pris l’habitude de désigner cette période sous le nom de Renaissance carolingienne. Bon nombre de ces scribes à qui l’on doit tant étaient des moines. La règle de saint Benoît associe d’emblée monachisme et lettres en prévoyant que chaque frère doit lire au moins un livre pendant le carême. Surtout, le travail de copiste, dont nombre de colophons attestent la rudesse, pouvait sans peine constituer la part de travail manuel prévue par la règle et offrait l’avantage d’être compatible avec les obligations liturgiques, ce qui n’était pas toujours le cas des travaux agricoles.

Mais, chez bien des abbés, la recherche des textes, de quelque nature qu’elle soit, la constitution de bibliothèques importantes, a dépassé les obligations régulières et s’est muée en véritable passion proche de celle déployée par les collectionneurs. La lecture de la correspondance de Loup, abbé de Ferrières, est sur ce point très éclairante. Le prélat érudit recherche auprès de ses correspondants les livres qui lui manquent, les versions qu’il pense plus correctes, pour les copier afin d’enrichir sa bibliothèque. Par sa recherche du texte juste et sa quête du manuscrit, l’époque carolingienne a apporté une pierre décisive à la construction de l’histoire intellectuelle de l’Europe.

L’accumulation de moyens matériels, d’outils intellectuels, de textes venus principalement de l’Antiquité et des autres espaces de la Chrétienté du Haut Moyen Age – Italie lombarde, Espagne wisigothique mais aussi et surtout les îles Britanniques d’où viennent tant de moines et de clercs carolingiens – a permis aux moines de construire des oeuvres théologiques ou politiques. Ratramne de Corbie et Paschase Radbert, qui ont été l’un et l’autre moines à Corbie, ont pris part aux grands débats théologiques qui ont traversé le IXe siècle, autour des questions de l’eucharistie et la prédestination. Le trublion de la théologie monastique carolingienne Gottschalk, qui est à l’origine de plusieurs grandes querelles sur la prédestination ou la Trinité, est lui aussi moine, mais à Orbais cette fois. C’est encore au monastère de Saint-Germain d’Auxerre que, par le biais de commentaires exégétiques, Haymon énonce, pour la première depuis longtemps, la trifonctionnalité indo-européenne. Il réalise ainsi ce que l’on a appelé « le baptême des trois ordres ». Il parvient en effet à réutiliser la tripartition mise en lumière par Georges Dumézil dans le monde chrétien, l’appliquant même aux commentaires des épîtres pauliniennes ou de l’Apocalypse.

Pourtant, les moines carolingiens sont peut-être paradoxaux. Riches, ils font voeu de pauvreté. Et, alors que leurs voeux les conduisent hors du monde, ils sont au coeur de ce dernier qu’ils irriguent par leurs écrits et leurs fonctions de conseillers du prince. Ce statut paradoxal s’explique dès lors que l’on se souvient de ce qu’est la fonction première du moine dans le monde carolingien. Le moine remplit un devoir d’État : prier. Prier pour la société, pour les vivants et pour les morts. C’est de là que tout part et c’est ce qui explique leur statut privilégié et leur rôle dans la transmission de l’héritage culturel antique. Car pour pouvoir se livrer à la prière, ils doivent être dégagés des soucis matériels. Or la richesse, au Haut Moyen Age, est d’abord agricole. Les moines, comme les autres hommes d’Église, sont des propriétaires fonciers. Ils ont donc la possibilité de disposer de troupeaux, donc de peaux, indispensable matière première des livres. Car n’oublions pas qu’un manuscrit, ce sont d’abord des têtes de bétail.

Mais le travail de copiste exécuté dans les monastères n’est pas mené dans le seul but de sauvegarder le patrimoine antique. Les moines vont chercher dans les textes anciens les arguments qui leur permettent de nourrir leur conception de la société, tout entière tournée vers leur attente eschatologique, mais aussi de justifier leur statut, à nul autre semblable dans ce monde. Chantant ici-bas la liturgie des heures, ils anticipent leur place dans l’au-delà comme l’écrit au IXe siècle le moine et poète Heiric d’Auxerre : « Vous êtes le troisième ordre, vous que Dieu a admis par élection dans la mouvance de son domaine privé […], d’autres subissent pour vous les dures conditions de la guerre ou du travail, de même vous, qui êtes attachés à leur service, persistez à les poursuivre de l’assiduité de vos prières et de votre office. »

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