via Persée
Labory Gillette. Alexandre Vattemare, pionnier des échanges culturels internationaux (1796-1864). In: Les oubliés de l’histoire. Actes du 134e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, « Célèbres ou obscurs : hommes et femmes dans leurs territoires et leur histoire », Bordeaux, 2009. Paris : Editions du CTHS, 2012. pp. 301-305. (Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 134-8)
www.persee.fr/doc/acths_1764-7355_2012_act_134_8_2207
« la première tentative d’organisation des échanges de publications entre gouvernements fut faite par une institution dont l’existence n’était due ni à l’initiative des pouvoirs publics ni à la conclusion des traités, mais qui avait été créée par un particulier, M. Alexandre Vattemare »
– Unesco, 1956
RÉSUMÉ
Après avoir mené une carrière de ventriloque, auteur et acteur, qui le rendit célèbre dans toute l’Europe, Alexandre Vattemare eut l’idée, en fréquentant les bibliothèques et cabinets de curiosités lors de ses tournées, d’organiser un système d’échanges de livres et d’objets. Il tenta de convaincre les parlementaires et les ministres français de l’aider à mettre sur pied une agence, mais il se heurta à la torpeur administrative et eut le plus grand mal à obtenir une reconnaissance (BNF, n. acq. fr 21003-21007). Ses idées, en revanche, ont rencontré une large audience aux États-Unis et au Canada, qui se sont montrés plus réceptifs envers la nouveauté et l’audace de ses projets. Ses deux voyages ont suscité l’enthousiasme des institutions locales, notamment à Boston, qui lui est redevable de la création de sa bibliothèque (New York Public Library, Vattemare papers). Après sa mort, il est tombé dans un oubli quasi total jusqu’au jour où l’intérêt pour l’histoire des institutions culturelles a remis en scène sa figure originale et la pertinence de sa démarche, axée sur l’accès au savoir et la diffusion gratuite et universelle de la culture. Une exposition présentée en 2007 à Paris puis à Boston a permis de lui rendre enfin hommage, ouvrant ainsi de nouvelles voies à la recherche
texte intégral
Au mois de janvier 2007, les rues de Paris se sont couvertes d’affiches représentant le portrait romantique d’un homme et annonçant une exposition internationale bilingue intitulée : « L’ambassadeur extravagant, Alexandre Vattemare, 1796-1864, ou le partage des savoirs. » Ce titre, qu’il ne faut pas prendre à la lettre, car il ne s’agit pas d’un véritable diplomate, résume en quelques mots l’itinéraire d’un personnage du xixe siècle hors du commun qui fut ventriloque, voyageur et visionnaire, mais qui sombra, après sa mort, dans un oubli quasi total. Il était temps de le faire sortir de l’ombre.
L’exposition s’est tenue à Paris du 31 janvier au 14 avril 2007 à la bibliothèque Forney dans le 4e arrondissement, puis s’est transportée aux États-Unis à Boston où, inaugurée le 15 juin 2007, elle a été prolongée jusqu’à la fin du mois d’octobre. Elle s’est accompagnée d’un cycle de conférences données à Paris et en province (Marly-le-Roi et Strasbourg en 2007, Lyon en 2008). Une large couverture médiatique par articles de presse et interviews à la télévision en a complété la promotion.
On peut estimer qu’elle a obtenu un très grand succès, comme en témoignent les vifs éloges inscrits dans le livre d’or et le nombre élevé de visiteurs : plus de 40 000 personnes, tant à Boston qu’à Paris. À Boston, un grand calicot déployé au-dessus de l’entrée de la Boston Public Library annonçait l’événement en ces termes : « Alexandre Vattemare, the french ventriloquist who changed the world. » Mots magiques qui ont su attirer des foules de visiteurs venus du monde entier. L’exposition a permis de découvrir un personnage qui ne peut pas nous laisser indifférents. Si son nom évoque encore peu d’échos dans la mémoire collective des Français, son histoire fait en effet partie de l’histoire culturelle internationale. Deux grandes idées pour lesquelles il a milité toute sa vie sont à retenir. L’une, tout à fait novatrice, est l’établissement d’une entente, d’une fraternité entre les peuples, au moyen d’échanges de livres et d’objets culturels, le système devant profiter à toutes les couches de la société et à tous les pays. L’autre, beaucoup plus large, est liée au développement du progrès social et de la démocratie : l’accès libre et gratuit au savoir par la création de bibliothèques ouvertes à tous et fonctionnant au moyen d’une subvention de l’État. Ces établissements existaient en France depuis la Révolution, mais manquaient cruellement aux États-Unis où lors de ses deux voyages, Alexandre Vattemare n’aura de cesse de le rappeler. Lorsque l’Unesco ouvrira, en 1973, l’année internationale du livre, elle fera figurer dans son programme ce mot d’ordre : « des livres pour tous » , qui est bien l’interprétation de la pensée et de l’action d’Alexandre Vattemare.
Pour comprendre la genèse de ses théories et comment il est arrivé à les mettre en application, il convient de parcourir les étapes de sa vie très mouvementée, car le personnage avant d’être promoteur des échanges culturels internationaux, fut d’abord comédien ventriloque, ce qui l’entraîna souvent dans des aventures feuilletonnesques. Issu d’une famille d’origine bourgeoise, né à Paris sous le Directoire, il est élevé en Normandie dans la région de Lisieux. Pour égayer une enfance que lui-même qualifiera plus tard de lugubre, à cause de la séparation de ses parents survenue très tôt, il va développer un talent qu’il découvre à l’âge de 7 ans, la ventriloquie. Un jour, en jouant à cachecache avec un camarade, il s’aperçoit qu’il est capable d’émettre des appels qui semblent venir d’une cave où, bien sûr, il ne se trouve pas. Il profite de ses dons d’illusion vocale pour inventer des farces de plus en plus compliquées, qui deviennent de véritables petites comédies dont il est le seul animateur. Il ne peut s’empêcher de multiplier ses tours, pas toujours de bon goût, qui lui attirent la réprobation de ses victimes et lui valent parfois de sérieux ennuis. Ainsi, au séminaire de Lisieux où il passera deux ans avant d’être mis à la porte. Ou encore à l’hôpital Saint-Antoine de Paris, où il obtient de brillants succès et, à l’âge de 16 ans, un poste d’aide-chirurgien ; mais il est renvoyé pour avoir fait parler les cadavres de la morgue.
En 1814, il est chargé de raccompagner, en qualité d’infirmier, une bande de quatre cents éclopés prussiens atteints du typhus, qu’il avait déjà soignés. Il se retrouve à Berlin, refuse d’être enrôlé dans l’armée prussienne et décide d’exploiter ses talents de mime et de ventriloque pour assurer sa subsistance ainsi que celle d’une famille d’émigrés français qui va s’attacher à lui. Il est tombé amoureux de la fille, Marie, alors âgée de 14 ans, qu’il épouse trois ans plus tard, en 1817. La première phase de sa carrière a pris naissance. Pendant plus de vingt ans, de 1815 à 1839, il parcourra tous les pays d’Europe, se produisant sous le nom de « Monsieur Alexandre » , et obtenant au fur et à mesure de plus en plus de succès. Il subsiste une partie de son journal intitulé Itinéraire dans plusieurs pays de l’Europe, 1814-1825. Il y décrit de façon détaillée toutes les villes qu’il a traversées et les rencontres qu’il y fait de personnalités et de chefs d’État – Goethe à Iéna (1818), Walter Scott en Écosse (1824), le tsar Nicolas Ier à Saint- Pétersbourg (1834), pour ne citer qu’eux, car la liste est impressionnante. Il donne des représentations publiques et privées et sa réputation ne cesse de grandir. Par exemple, en 1828, il joue à Saint-Cloud devant la famille royale, ou en 1830 à Chambéry devant les souverains de Savoie. Son répertoire consiste en des comédies burlesques, des pièces satiriques, dans lesquelles il incarne tous les personnages, jusqu’à trente-six rôles différents en une seule soirée.
Il enfile ses costumes les uns par dessus les autres et se métamorphose en un clin d’oeil en passant derrière un paravent tandis qu’il continue son dialogue. Il possède l’art de changer d’apparence par des distorsions faciales. Il est capable d’imiter les cris d’animaux, de même que les bruits les plus divers (le feu qui pétille, le beurre qui frit dans la poêle, le briquet, etc.). Pour préparer ses pièces de théâtre, il est amené à fréquenter assidûment les musées, les bibliothèques et les cabinets de curiosités des pays qu’il traverse. Il en établit ou s’en procure des catalogues ou des descriptions. Il s’est constitué lui-même, au cours de ses voyages, une fort belle collection de manuscrits et de documents iconographiques (gravures, estampes, lithographies), de monnaies et médailles. Il a ainsi acquis des connaissances qui l’autorisent à converser avec les savants les plus éminents. Ses visites dans les institutions culturelles lui ont fait prendre conscience que les collections de documents contiennent beaucoup de doubles, tout en présentant un certain nombre de lacunes. Et lui est venue l’idée de mettre en application l’un des moyens utilisés au xviiie siècle pour l’enrichissement des bibliothèques : l’échange, ce qui le conduit à la seconde étape de sa carrière. Il ne délaisse pas complètement ses activités artistiques, mais à partir de 1832, il les abandonne peu à peu au profit de ses activités culturelles. Il jouera pour la dernière fois en France en 1839 et en Amérique en 1841. « Monsieur Alexandre » cède le pas à Alexandre Vattemare.
Pour organiser les échanges, il faut une loi. Qu’à cela ne tienne ! Alexandre Vattemare, sans doute inconscient des difficultés qu’il est sur le point de rencontrer, adresse en novembre 1835 sa première pétition aux deux Chambres. L’idée est accueillie favorablement, mais la mise en œuvre paraît trop difficile pour que l’État s’engage. La mauvaise volonté des bibliothécaires à l’égard de celui qu’ils considèrent comme un autodidacte ne facilite pas les choses. Il devra se démener pour réaliser son projet. En 1836, il fonde la Société européenne des échanges de tous objets d’art, sciences et curiosités, pour laquelle il obtiendra quelques subsides publics, tout à fait insuffisants pour faire marcher son agence. Par conséquent, il organise, à partir de 1837, la vente par souscription d’un recueil de reproductions d’autographes et de gravures acquis au cours de ses voyages, ouvrage intitulé « Album cosmopolite » . La liste des souscripteurs est impressionnante : monarques, dignitaires et notabilités y foisonnent, à commencer par le roi des Français.
Plusieurs pays européens adhèrent tour à tour au système et organisent des échanges. La France ne se décide toujours pas à soutenir le projet, que certains qualifient d’utopique.
Dépité de n’avoir pas obtenu le soutien qu’il espérait du gouvernement malgré les pétitions qu’il ne cesse de lui adresser, Alexandre Vattemare se tourne alors vers un pays neuf, l’Amérique du Nord. Il y fait deux voyages, le premier entre 1839 et 1841, le second entre 1847 et 1850. Il y est accueilli avec beaucoup d’enthousiasme, tant dans l’Union qu’au Canada où il passe cinq mois. Il s’est rendu compte que les États-Unis manquaient d’institutions culturelles démocratiques ouvertes à tous. Avec une hardiesse étonnante, il fait la leçon aux Américains. En 1841, dans une assemblée présidée par le maire de Boston, il n’hésite pas à attaquer la classe privilégiée, à laquelle il reproche de vouloir avant tout faire de l’argent. Il va même plus loin et plaide pour une démocratisation de la culture sans préjugé de race ni de couleur. En héritier des Lumières, il se montre tout à fait favorable au progrès moral et intellectuel des peuples. De ses deux voyages aux États-Unis, deux points capitaux sont à retenir. En premier, il faut noter la part prépondérante qu’il a prise à la fondation de la Boston Public Library, comme l’atteste encore aujourd’hui la présence de son nom gravé dans le marbre du hall d’entrée avec celui des autres fondateurs de l’institution. En effet, lors de sa visite dans cette ville qui se glorifiait d’être l’Athènes du Nouveau Monde, il a poussé les notables à la création d’une bibliothèque publique, et celle-ci est effectivement ouverte en 1854. D’autre part, on lui doit l’édification de la première bibliothèque américaine de la Ville de Paris, installée à l’Hôtel de Ville et fondée dès 1847 grâce aux échanges de livres entre les États-Unis et la France. Cette bibliothèque a miraculeusement échappé à l’incendie de l’Hôtel de Ville en 1871, car le fonds américain avait été transféré à la bibliothèque municipale du 16e arrondissement. Elle se trouve aujourd’hui réintégrée dans la bibliothèque administrative de l’Hôtel de Ville et rend beaucoup de services aux étudiants en droit et en économie. Au cours de son séjour au Canada, où il fut accueilli avec une chaleur particulière, il bâtit l’idée d’un grand institut regroupant les différentes institutions culturelles déjà existantes, préfiguration de nos médiathèques modernes. Le projet ne peut malheureusement pas se réaliser, pour des raisons politiques. À son retour du premier voyage américain, conforté par les succès obtenus, Alexandre Vattemare avait transformé sa société en Agence centrale des échanges internationaux pour accueillir et distribuer les dons reçus. Des milliers d’objets et de livres vont en effet circuler. L’Agence, gérée par trois personnes seulement – lui-même, son fils et son gendre –, est très vite débordée, submergée par l’afflux des dons. Ces difficultés sont aggravées par les remaniements ministériels causés par la Révolution de 1848, le coup d’État de 1851, puis la guerre de Crimée (1854-1855), qui interrompt l’échange d’objets d’art et de livres en Europe. De leur côté, aux États-Unis, à partir de 1861, les échanges sont fortement perturbés par la guerre de Sécession.
Lorsque Alexandre Vattemare meurt en 1864, c’est discrètement, presque dans l’anonymat. Sa dernière initiative a été la création du musée de Saint-Malo, dont la construction est avalisée par le maire en septembre 1862. Mais le musée part en fumée en 1944. Si l’Agence centrale des échanges ne put continuer à fonctionner après sa mort, les archives ont heureusement été sauvées grâce à leur acquisition par John Bigelow, consul des États-Unis à Paris et correspondant de l’agence. Par la suite, elles ont été déposées à New York. En 1884, pour le vingtième anniversaire de sa mort, Vattemare eut droit à un fort bel éloge, décerné par Josiah Quincy Jr., président de l’université d’Harvard et ancien maire de Boston avec qui il fut très lié. Le succès de Vattemare aux États-Unis s’explique en partie parce que le pays avait besoin de se doter d’institutions culturelles. En France en revanche, il a sombré dans un oubli presque total. Ses buts philanthropiques n’ont pas été compris. Ses vues élevées en matière d’union et de fraternité entre les peuples ont paru, dans les bureaux de l’administration, plutôt celles d’un utopiste. Il a fallu attendre 1956 pour que son action soit signalée par l’Unesco, rappelant que « la première tentative d’organisation des échanges de publications entre gouvernements fut faite par une institution dont l’existence n’était due ni à l’initiative des pouvoirs publics ni à la conclusion des traités, mais qui avait été créée par un particulier, M. Alexandre Vattemare » .
N’avait-il pas prévu son long purgatoire quand il adressa aux Canadiens, en 1841, un émouvant discours dans lequel il soulignait que « bien souvent ce n’est que longtemps après notre mort que la postérité rend enfin justice à ce que nous aurons fait pour elle » ?
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