via : retronews
L’expansion intellectuelle de la France (Albert Dauzat)
La Revue mondiale , 15 mai 1920, p. 3/127
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La revue mondiale
1 mai 1919 – 15 décembre 1920.
Ancienne Revue des revues, La Revue mondiale est un bimensuel culturel. Dirigée par Jean Finot, philosophe et publiciste, puis par son fils Jean-Louis Finot en 1922, journaliste et romancier, elle est sous-titrée « peu de mots, beaucoup d’idées », et se vante de publier uniquement des articles inédits de la presse française et étrangère.
Les nouvelles nations, libérées du joug germanique ou moscovite, qui se sont érigées en Etats ou qui se sont reformées et agrandies au tour de noyaux primitifs indépendants, dans l’Europe centrale et orientale, entre la Baltique, l’Adriatique et la mer Noire, ont besoin d’une tutelle intellectuelle pour organiser leur enseignement national, leurs Universités, leurs écoles, leurs méthodes.
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TEXTE INTEGRAL
L’expansion intellectuelle de la France est un des problèmes les plus importants et les plus urgents de l’heure présente. C’est le complément indispensable de la victoire. Par suite de l’effondrement matériel et surtout moral de l’Allemagne, par suite du discrédit dans lequel sont tombées les conceptions pangermanismes, la France et l’Angleterre sont appelées aujourd’hui à se partager la direction intellectuelle du monde. A nous de savoir prendre et garder notre place dans cette joute courtoise et pacifique. Si nous sommes fortement handicapés sur le terrain économique par les ruines de nos régions dévastées et par les cruelles hécatombes de la guerre, en revanche, nos forces intellectuelles sont intactes, et nous pouvons dès maintenant faire rayonner le génie de notre civilisation, de nos arts et de nos sciences sur le globe, en rénovant la tradition presque millénaire, un instant affaiblie, même interrompue par la dépression morale consécutive à notre défaite en 1870.
Dès son arrivée au ministère de l’Instruction publique, M. Honnorat a placé cette grande œuvre au premier rang de ses préoccupations et en tête du programme de réformes qu’il résumait, dans un discours très nourri, le 29 janvier dernier, à la séance d’ouverture du Conseil supérieur de l’Instruction publique :
« Quelques-uns d’entre vous, Messieurs, savent que depuis longtemps j’ai consacré à ces questions une grande part de mon activité et quelle foi ardente j’y apporte. Je n’hésite pas à dire que le prestige de la France dans le monde dépend désormais surtout de la fonce, de l’éclat de son rayonnement intellectuel. »
Et plus loin, le ministre précisait quelques mesures pratiques pour atteindre ce but :
« Donner à nos Universités les moyens d’accroître leur action au delà de nos frontières jusqu’aux pays lointains, préparer, en France, aux étudiants accourus de toutes les parties du monde l’accueil le plus confortable et les meilleures conditions de travail, faciliter par une série d’accords internationaux la circulation des professeurs et des maîtres, maintenir partout et étendre les privilèges traditionnels de la langue française : voilà quelques points d’un vaste programme que le patient travail de mes prédécesseurs et de leurs collaborateurs a porté au point de maturation où j’ai le bonheur de le trouver au jourd’hui. »
* * *
I. — Les conditions actuelles ; besoins et desiderata
Les conditions actuelles, au lendemain du cataclysme qui a bouleversé l’Europe, sont particulièrement favorables à l’expansion de la langue et des lettres françaises. Les nouvelles nations, libérées du joug germanique ou moscovite, qui se sont érigées en Etats ou qui se sont reformées et agrandies au tour de noyaux primitifs indépendants, dans l’Europe centrale et orientale, entre la Baltique, l’Adriatique et la mer Noire, ont besoin d’une tutelle intellectuelle pour organiser leur enseignement national, leurs Universités, leurs écoles, leurs méthodes. Elles ont besoin de professeurs et de conférenciers, de livres, de directions. L’appui, le concours qu’elles sollicitent pour guider dans le domaine de la pensée leur œuvre de reconstitution nationale, ne doit pas leur faire défaut. Le français est appelé ici, sur la demande même des intéressés, à prendre la place de l’allemand et du russe, la langue des maîtres d’hier dont les peuples délivrés veulent effacer complètement l’emprise.
Dans les pays anglo-saxons, la guerre, en amenant sur notre sol de nombreux contingents britanniques et américains, en intéressant les contrées d’outre-mer aux choses d’Europe, a provoqué un rapprochement intellectuel avec la France, qui désormais, estimée à sa juste valeur, est aimée davantage parce qu’elle est mieux comprise. On désire la connaître encore davantage ; on fait appel, de partout, à nos jeunes maîtres comme à nos écrivains renommés. La pénétration réciproque des milieux français et anglo-saxons, qui fut déjà si féconde dans le passé, et qui doit s’exercer aussi sur le terrain linguistique, est une loi, une nécessité de l’avenir A nous d’y aider et de profiter des avantages de la situation actuelle.
De leur côté, les pays latins ont senti plus vivement leur cohésion morale dans la lutte suprême contre le germanise. L’ascendant de la culture allemande a subi une atteinte décisive, et qu’il ne tient qu’à nous de rendre durable, dans l’Espagne neutre aussi bien que dans l’Italie et la Roumanie alliées ; au Chili comme dans le Brésil méridional où le germanise, sous des formes diverses, tentait de s’implanter, avec quelque succès, avant la guerre, c’est un effondrement total.
L’alliance de la Chine qui a envoyé d’excellents ouvriers dans nos usines de guerre, a provoqué dans ce grand pays un tel mouvement de curiosité et de sympathie à notre égard qu’on prévoit à bref délai un afflux considérable d’étudiants chinois en France ; des centres spéciaux doivent être constitués à cet effet. Enfin, les Etats Scandinaves, y compris la Suède longtemps germanophone, renouent les traditions du passé, réclament des échanges intellectuels plus suivis, et nous envoient des maîtres en attendant de recevoir les nôtres.
Les desiderata de ces enquêteurs, ou des professeurs de français enseignant à l’étranger, sont précieux à recueillir. Même ceux d’entre nous qui peuvent avoir quelque compétence en la matière y puisent d’utiles leçons et se voient souvent révéler des aspects imprévus de telle ou telle question, que la pratique a mis en lumière.
Ainsi, un professeur norvégien, en séjour à Paris, me disait dernièrement qu’il cherchait en vain un ouvrage français écrit en style clair et simple, — pouvant servir de livre de lecture et d’explication pour les élèves norvégiens, — et dans lequel seraient décrits la France, les paysages français, les villes françaises, afin de donner aux étrangers une idée de notre pays et de ses aspects. J’ai dû confesser qu’un tel livre n’existait pas : nul d’entre nous n’y a jamais songé ! Et pourtant il répond à un besoin, et il ne serait pas moins utile dans les écoles de France que hors de nos frontières. En attendant, mon Norvégien, qui est un homme tenace, s’est efforcé de réaliser son idée, par de longues et patientes recherches à la Bibliothèque Nationale, en juxtaposant une mosaïque de pages et de passages empruntés à divers écrivains français. Qu’on juge, par ce labeur de bénédictin, des sympathies et des besoins de certains pays étrangers ! Sachons au moins leur faciliter la tâche.
Autre exemple. C’est un professeur de Californie qui m’écrit à plusieurs reprises pour me demander un conseil. Dans tous les manuels de prononciation française qu’il a consultés (il s’en trouve pourtant d’excellents), il n’a trouvé aucune étude d’ensemble, aucun conseil pratique pour l’enseignement des liaisons, qui ont une importance capitale dans la phrase française et que les étrangers ont tant de mal à s’assimiler. Une fois de plus, personne en France n’y a pensé. Cette lacune, le maître américain veut la combler et, en dépit de l’état d’infériorité où le place son éloignement de la France et de nos bibliothèques, il réunit documents et observations, sollicite des directions à Paris, fait venir des livres et se met à la besogne.
J’a cité ces deux exemples entre cent pour montrer la diversité des problèmes d’ordre pédagogique qui se posent. On doit envisager aussi des questions d’un autre ordre.
Voici par exemple le lycée français de Londres qui vient d’être créé et pour lequel les Anglais ont mis gracieusement de magnifiques locaux à notre disposition. Cet établissement aura pour mission d’attirer à la culture française de nombreux jeunes gens de la bourgeoisie londonienne. Mais il vise aussi un autre but. Jusqu’ici, les enfants de nos nationaux résidant à Londres (où nos compatriotes sont près de trente mille) n’avaient à leur disposition aucun établissement français ; ils allaient donc dans des collèges anglais et, par suite, s’anglicisaient rapidement. Notre race n’est déjà pas trop prolifique pour qu’on ne cherche pas à sauvegarder la nationalité intellectuelle des familles françaises qui demeurent à l’étranger. On sait comment l’Allemagne avait cherché à parer à l’assimilation de ses nationaux par la trop fameuse loi Delbrück. La question a également préoccupé depuis longtemps les Italiens. Comme ceux ci, nous devons nous en inquiéter, en montrant au monde que nous avons d’autres méthodes que les procédés hypocrites et déloyaux du pangermanisme.
On voit par ces brefs aperçus, ouverts dans diverses directions, combien les questions sont nombreuses et complexes. Il faut un programme ordonné, une organisation nationale, des directions d’ensemble. C’est à quoi travaillent à l’heure actuelle les pouvoirs publics, auxquels doivent venir en aide les initiatives privées. Les moins réalistes d’entre nous ne sauraient trop méditer cette phrase d’un de nos correspondants américains : « Le commerce suit le langage ».
II – Les organes de notre expansion
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