source : unesco
Simón Bolívar et les valeurs républicaines
A Angostura, en 1819, dans un discours fameux prononcé lors de l’ouverture du Congrès du Venezuela, Simón Bolívar réaffirme les principes de son action politique et son attachement indefectible a un pouvoir républicain fondé sur la liberté et l’égalité garanties par la constitution. De cet écrit majeur, nous présentons quelques extraits essentiels.
LE maintien d’un même individu au pouvoir a souvent mis un terme aux régimes démocratiques. Les élections maintes fois répétées sont essentielles dans les systèmes populaires, car rien n’est plus dangereux que de laisser longtemps l’autorité à un même citoyen. Le peuple s’accoutume à obéir, et lui à commander. Telle est l’origine de l’usurpation et de la tyrannie. Un juste zèle est la garantie de la liberté républicaine, et nos citoyens doivent craindre à juste titre que le même magistrat qui les a commandés si longtemps les commande à jamais.
La saine nourriture de la liberté
La liberté, dit Rousseau, est une nourriture succulente, mais d’une digestion difficile. Nos faibles concitoyens devront fortifier longtemps leur esprit avant de parvenir à digérer la saine nourriture de la liberté. Quand leurs membres sont engourdis par les chaînes, leur vue affaiblie par l’ombre des cachots et leur volonté annihilée par les pestilences de l’esclavage, comment pourraient-ils être capables de marcher d’un pas ferme vers l’auguste temple de la liberté, d’en admirer de près les splendeurs éblouissantes et de respirer sans oppression l’air pur qui règne à ces hauteurs ?
En dépit d’aussi cruelles réflexions je me sens ravi de joie par les grands progrès qu’a faits notre république, au début de sa noble carrière. Attaché à l’utile, animé du sens de la justice et aspirant à la perfection, le Venezuela, en se séparant de la nation espagnole, a recouvré son indépendance, sa liberté et son égalité, bref, sa souveraineté nationale. Il s’est constitué en une république démocratique, proscrivant la monarchie, les distinctions, la noblesse, les avantages, les privilèges. Il a déclaré les droits de l’homme, la liberté d’action, de pensée, de parole et de presse. Cette oeuvre éminemment libérale, ne sera jamais assez admirée pour la pureté d’intention qui l’a inspirée. Le premier Congrès du Venezuela a dignement exprimé la majesté du peuple et l’a gravée en caractères indélébiles dans les annales de notre législation lorsqu’il scella le pacte social le plus apte à assurer le bonheur d’une nation.
Un principe souverain : l’égalité
L’esprit des lois ne dit-il pas que les lois doivent être appropriées au peuple auquel elles sont destinées ? Que c’est un grand hasard si le code légal d’une nation convient à une autre ? Que les lois doivent tenir compte des conditions physiques du pays, de son climat, de sa situation, de son étendue, de la qualité des terres, du genre de vie des populations ? Qu’il faut considérer le degré de liberté que la Constitution peut supporter, la religion des habitants, leurs inclinations, leurs richesses, leur nombre, leur commerce, leurs coutumes, leurs manières d’être ? Eh bien, voilà le code que nous devions consulter, et non point celui de Washington !
Gardons à l’esprit que notre peuple n’est pas européen, qu’il n’est pas davantage américain du Nord, mais un composé d’Afrique et d’Amérique plutôt qu’une émanation d’Europe, car l’Espagne elle-même échappe à l’Europe par son sang africain, ses institutions et son caractère national. Les citoyens du Venezuela jouissent tous, par leur constitution, interprète de la nature, d’une parfaite égalité politique. Quand bien même cette égalité n’aurait pas été un dogme à Athènes, en France et en Amérique, nous aurions dû la consacrer pour corriger nos différences apparentes.
A mon sens, législateurs, le principe fondamental de notre régime repose immédiatement et exclusivement sur l’égalité établie et pratiquée dans cette nation. La nature fait les hommes inégaux en caractère, en tempérament, en force, en facultés. Les lois corrigent ces différences puisque, en plaçant l’individu dans la société, elles font en sorte que l’éducation, l’industrie, les arts, les services publics, les vertus lui donnent une égalité fictive, proprement appelée politique et morale. Ce fut un trait d’inspiration éminemment heureuse de réunir dans le cadre d’un Etat toutes les classes, dont la diversité s’accroissait en raison de la propagation de chaque espèce. Grâce à cette seule initiative, on a pu déraciner la cruelle discorde. Et que de jalousies, de rivalités et de haines a-t-on pu éviter !
A l’école de la République
L’égalité nous est nécessaire pour refondre, si j’ose dire, en un tout les castes, les opinions politiques et les mœurs. Puis, étendant nos regards sur le vaste domaine qu’il nous reste à parcourir, nous fixerons notre attention sur les périls qu’il nous faut éviter. Que l’histoire nous serve de guide dans cet examen ! Si nous passons de l’Antiquité aux Temps modernes, nous trouvons l’Angleterre et la France, qui attirent l’attention de toutes les nations, et leur donnent mille leçons éloquentes en matière de gouvernement. L’évolution de ces deux grands peuples, tel un brillant météore, a inondé le monde d’une telle profusion de lumières politiques que, maintenant, tous les hommes qui pensent savent quels sont les droits de l’homme et quels sont ses devoirs, en quoi consiste l’excellence des gouvernements et en quoi consistent leurs vices. Tous savent apprécier la valeur intrinsèque des théories spéculatives des philosophes et des législateurs modernes.
Il convient ici de vous répéter, législateurs, ce que vous dit l’éloquent Volney dans la dédicace de ses Ruines : « Aux peuples naissants des Indes castillanes, aux chefs généreux qui les mènent vers la liberté : que les erreurs et les infortunes de l’Ancien Monde enseignent la sagesse et le bonheur au Nouveau ! » Ne laissons pas échapper les leçons de l’expérience. Apprenons à l’école de la Grèce, de Rome, de la France, de l’Angleterre et de l’Amérique du Nord la science ardue qui enseigne à créer et à conserver les nations avec des lois adéquates, justes, légitimes et surtout utiles. N’oublions jamais, non plus, que l’excellence d’un gouvernement ne consiste pas dans sa théorie, sa forme, son mécanisme, mais dans son adaptation à la nature et au génie de la nation.