source : http://journals.openedition.org/crcv/23019
Anna-Victoria Bognár, « Le voyage en France des architectes et fonctionnaires des bâtiments du Saint-Empire : son importance dans les parcours et titres professionnels », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [En ligne], | 2021, mis en ligne le 08 avril 2022, consulté le 14 octobre 2022.
Traduction de Jean-Léon Muller
Un signe éloquent de l’exemplarité croissante de la France est l’adoption de noms français pour désigner les fonctionnaires de certaines administrations du Bâtiment

EXTRAITS
Résumé
Si depuis le xvie siècle l’Italie a été la destination par excellence des architectes désireux de se former, c’est la France qui gagne en importance après la guerre de Trente Ans et finit par lui ravir ce titre dans la seconde moitié du xviiie siècle. Cette contribution vise à donner de ces évolutions une image plus précise et à présenter brièvement la méthode statistique mise en œuvre dans l’analyse de 409 biographies d’architectes, actifs dans les États du Saint-Empire à l’aube de la période moderne. Il faut noter que ceux qui se rendent en France se contentent le plus souvent de visiter Paris. (Il en va de même pour l’Italie, où c’est surtout Rome qui suscite l’intérêt des voyageurs allemands, Venise ne figurant que très rarement sur leur parcours). Dans cet exposé, nous nous efforcerons de montrer que l’intérêt pour l’art et l’architecture n’est pas le seul motif de leur périple. De fait, ces séjours à l’étranger – que ce soit en France, en Italie ou aux Pays-Bas – semblent avoir eu un effet positif sur la carrière des architectes du Saint-Empire. Ce constat ressort d’ailleurs clairement de l’analyse statistique. Un autre signe éloquent de l’exemplarité croissante de la France est l’adoption de noms français pour désigner les fonctionnaires de certaines administrations du Bâtiment, notamment celles de Saxe et du Brandebourg-Prusse. Toutefois – comme le montre notre dernière partie – cela ne signifie nullement que les personnes concernées se voient assigner les mêmes fonctions qu’en France. On en voudra pour preuve les missions confiées, dans le Saint-Empire, au « Directeur », à l’« Intendant » et, surtout, au « Conducteur ».
INTRODUCTION
La nécessité d’entreprendre un voyage éducatif a été clairement formulée par les théoriciens de l’architecture de langue allemande Walther Hermann Ryff, Joseph Furttenbach et Leonhard Christoph Sturm. Il faut attendre la fin du xviiie siècle pour voir la quasi-totalité des architectes du Saint-Empire (93,3 %) entreprendre un tour de formation. Pourtant, à l’époque baroque, les deux cinquièmes d’entre eux (40 %) font déjà de même. Après la guerre de Trente Ans, la France devient une destination presque aussi importante que l’Italie. Nous allons donc examiner ici de façon plus approfondie les voyages en France des architectes du Saint-Empire, leurs conséquences sur leurs carrières et sur les administrations du bâtiment en général. Dans un second temps, nous nous intéresserons à l’influence que l’administration française des bâtiments ainsi que les désignations des fonctions et échelons ont pu avoir sur la terminologie allemande.
Le voyage en France, tremplin professionnel des architectes allemands ?

Globalement, le tableau montre que l’Italie est de loin la destination la plus courue (75 visites). Viennent ensuite la France (52 visites), le Saint-Empire lui-même, avec un nombre important de voyages ou de déplacements (44 visites), les Pays-Bas et les territoires voisins (41 visites), les terres des Habsbourg (35 visites) et puis, de façon bien plus modeste, l’Angleterre (19 visites)
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L’exemplarité des désignations professionnelles françaises : importance et limites d’un transfert culturel
Les intitulés d’emploi ou de fonction sont souvent, au moins étymologiquement, liés à des modèles français, mais jamais à des modèles italiens
Hormis l’organisation de leur carrière et l’appropriation de modèles architecturaux, de techniques de construction ou de modes d’organisation des chantiers, les architectes accordent aussi de l’importance à d’autres éléments inspirés de l’étranger. Ainsi, dans l’administration des bâtiments du Saint-Empire, les intitulés d’emploi ou de fonction sont souvent, au moins étymologiquement, liés à des modèles français, mais jamais à des modèles italiens. En examinant les cas de l’« Intendant », de l’« Inspektor », du « Direktor » et du « Conducteur », nous allons voir dans quelle mesure les postes correspondants et leurs fonctions sont aussi d’inspiration française.
Au début de la période moderne, le terme « Intendant » est rarement utilisé en allemand dans le domaine de l’administration des bâtiments. « Il est à l’époque réservé au théâtre, alors que l’emprunt immédiat au latin “Superintendent” est surtout un titre ecclésiastique ». Des équivalents de l’« intendant des Bâtiments » français, lequel supervise les bâtiments civils en dirigeant aussi la partie liées aux beaux-arts et aux arts décoratifs, se retrouvent seulement de façon épisodique chez trois fonctionnaires : Matteo Alberti qui occupe, dans le duché de Pfalz-Jülich-Berg, la charge de « Generalsuperintendent der Festungen, Gewässer, Wälder, Bauten aller Art und technischen Werke » (surintendant général des forteresses, des eaux et forêts, des bâtiments de toute nature et des ouvrages de génie civil), et chez deux aristocrates, « Bauamsteitler » (directeurs des Bâtiments) en Saxe, Georg Wenzeslaus von Knobelsdorff et August Christoph von Wackerbarth.
En France, depuis la nomination de Philibert de l’Orme par Henri II en 1548, il existe aussi une fonction de contrôleur ou d’inspecteur. Ces fonctionnaires supervisent les ouvriers, rédigent les contrats, tiennent les livres de compte et les inventaires, et assurent l’attribution des marchés. Ils sont, comme Philibert de l’Orme, architectes de profession. À Vienne, la fonction d’inspecteur s’établit pendant un certain temps, à partir de 1705, en suivant de près le modèle français, mais ces inspecteurs ne sont pas toujours des architectes. La fonction non spécifique de « Bauschreiber » (qui correspond à celle d’un greffier) et d’administrateur financier est caractéristique des offices du Bâtiment du Saint-Empire, mais est inconnue en France, en raison d’un système différent d’attribution des marchés. Ce n’est en définitive que dans le Brandebourg-Prusse que le modèle de l’inspecteur français parvient à se substituer au « Landbaumeister » pendant une période plus longue (vers 1700-1770).
La Saxe est le seul État où la fonction de « trésorier-payeur » est instituée à partir de 1650 sous son nom français à l’office des Bâtiments. De même, le terme « Offiziers », autre emprunt au modèle français, désigne les fonctionnaires du Bâtiment. Le nom de « Dessinateure », introduit à partir de 1700 dans de nombreux offices des Bâtiments du Saint-Empire, dérive bien sûr aussi du français. Enfin, la séparation en France des domaines de la construction civile et militaire (en 1515), et surtout la création de la voirie (à partir de 1599), ont probablement servi de modèle, avec un fort décalage dans le temps, aux administrations équivalentes du Saint-Empire.
Un autre titre, celui de « Baudirektor » (directeur des Bâtiments), fait aussi fortune. Il s’agit, une fois encore, d’un titre lié à la cour, qui n’apparaît jamais dans les offices des Bâtiments municipaux. Les premiers exemples de « directeurs du Bâtiment » se trouvent dans le Brandebourg-Prusse et dans le nord de l’Allemagne. À Dresde, Wolf Caspar von Klengel est le premier à être nommé « Baudirektor » en 1671. À Munich c’est le tour de Heinrich Zuccalli en 1695. Dans les Offices de plus petite taille, la fonction n’est introduite qu’après 1700 et elle n’est souvent occupée que temporairement. À Vienne, le Generaldirektor (directeur général) n’apparaît qu’en 1772. L’adoption du terme français et de ses principales fonctions s’opère alors par nécessité, à l’occasion d’une réforme de l’Office. À la même période, des termes allemands correspondants, tels que « Aufsicht » (surveillance) ou « Aufseher » (surveillant), désignent depuis longtemps des fonctions inférieures dans le domaine des Bâtiments municipaux. On y trouve aussi des « Übergeher » (surveillants) qui officient principalement sur les chantiers de construction ou dans les ateliers de charpentiers et de tailleurs de pierre. Mais ils ne sont pas architectes.
L’adoption du mot « Conducteur » relève en revanche de la pure invention et a quelque chose de curieux. Cette fonction est semble-t-il apparue en Prusse et en Saxe. On constate tout d’abord, au moins dans la littérature spécialisée, que le « Conducteur » est mentionné beaucoup moins souvent en France que dans le Saint-Empire. Lorsqu’il l’est, c’est presque seulement dans le domaine militaire ou dans la fonction d’un entrepreneur. Avant 1791, il n’existe pas en France de conducteurs royaux, ou employés par l’État, et le conducteur français ne saurait remplir la fonction de chef de chantier, qui est exercée par l’entrepreneur. En revanche, dans les Offices des Bâtiments du Saint-Empire, les « Conducteure » sont de jeunes architectes. Ils sont formés comme des fonctionnaires, après avoir suivi une sorte de stage probatoire, ce qui évite le recours à une main d’œuvre extérieure coûteuse. En fonction de leurs qualifications, leur carrière les conduit au rang de « Landbaumeister » ou de « Bauinspektor », et ils parviennent aussi souvent au rang d’« Oberlandbaumeister » ou à des postes comparables, voire aux fonctions plus prestigieuses de « Baudirektor » ou d’« Oberbaurat ». Les conducteurs sont généralement subordonnés aux autres architectes de l’administration des Bâtiments, mais sont supérieurs aux greffiers, aux artistes et aux artisans. Ils les supervisent et remplissent de multiples tâches d’organisation et de gestion financière des chantiers. À l’inverse du contremaître, qui dirige des artisans dont il exerce aussi le métier et leur transmet les instructions du chef de chantier, le conducteur supervise tous les artisans, quelle que soit leur spécialité. Il les dirige conformément aux plans de l’architecte et, quand il a lui-même acquis davantage d’expérience, selon ses propres plans. L’organisation et la régulation des chantiers, l’achat de matériaux de construction, la conclusion de contrats et l’administration de la construction, conformément au budget alloué, font également partie de ses fonctions. À mesure qu’il avance en ancienneté, le conducteur se concentre davantage sur la réception des chantiers, l’élaboration de plans et l’acquisition de compétences pour de nouvelles fonctions au sein de l’administration des Bâtiments. Une formation complète d’architecte est une condition préalable à l’emploi de conducteur. Celle-ci vise au perfectionnement des compétences de maître d’œuvre, à l’évaluation précise des coûts et à l’établissement de devis adaptés. Une attention particulière est aussi accordée à l’approfondissement des connaissances théoriques, évaluées selon les canons vitruviens traditionnels ou actualisés.
Conclusion
La France est une destination prisée avant tout par les architectes de la Renaissance et par leurs confrères nés entre 1722 et 1747
La France est une destination prisée avant tout par les architectes de la Renaissance et par leurs confrères nés entre 1722 et 1747. Surtout depuis la publication de la Topographia Galliae de Caspar Merian et Martin Zeiller, au milieu du xviie siècle, les architectes germanophones disposent d’un bon outil pour préparer leur voyage d’études. Toutefois, les sélections proposées par les guides et la littérature de voyage orientent les choix des visiteurs vers les itinéraires les plus habituels, en direction des grands centres urbains. La plupart des périples d’architectes étaient des voyages d’études, dont les objectifs et les intérêts différaient sensiblement de ceux de la noblesse ou des autres artistes. Le séjour à Paris et dans ses environs durait en général de plusieurs mois à un an. À partir de la seconde moitié du xviiie siècle, c’est-à-dire bien après que Sturm a critiqué ce phénomène, le voyage en France ou en Italie devient un véritable tremplin pour la carrière des architectes du Saint-Empire dans les administrations du Bâtiments.
Pour ce qui est de la recherche de modèles pour les administrations du Bâtiment du Saint-Empire, il apparaît clairement que le caractère exemplaire de l’administration française relève plutôt d’une vision idéalisée. Son organisation ne peut être adaptée sans modifications majeures aux conditions des divers États ou villes libres d’Empire. Néanmoins, l’introduction des fonctions de « Baudirektor » et de « Conducteur » a eu impact majeur. Les attributions du conducteur vont certes évoluer jusqu’à en faire l’archétype du fonctionnaire des bâtiments du Saint-Empire. Cependant, sa fonction tout comme le rôle clef joué par le directeur des Bâtiments contribuent de manière significative à ce que les travaux soient, de plus en plus souvent, menés à terme en respectant au mieux les plans de l’architecte. Cette évolution renforce d’autant la position de ce dernier dans l’administration du Bâtiment, et contribue à faire progresser de manière significative la professionnalisation de son métier dans les États allemands.
Auteur
Anna-Victoria Bognár
De 2004 à 2011, Anna-Victoria Bognár a suivi, à l’université de la Sarre, un cursus en sciences de la culture, avec une spécialisation en histoire de l’art. En 2018 elle a soutenu à l’université de Stuttgart une thèse sur l’évolution de la profession d’architecte dans le Saint-Empire au début de la période moderne (publiée en 2020). Depuis 2018, elle est chargée de recherche à l’université Justus Liebig de Giessen et coordinatrice du projet « Glas. Material, Funktion und Bedeutung in Thüringen zwischen 1600 und 1800 » (« Verre – matériau, fonction et importance en Thuringe de 1600 à 1800 ») financé par le ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche et basé au musée du château d’Arnstadt (Thuringe).