source : https://journals.openedition.org/rgi/390
Georg Lehner, « Le savoir de l’Europe sur la Chine : transferts franco-allemands au miroir des encyclopédies (1750-1850) », Revue germanique internationale, 7 | 2008, 21-31.
Georg Lehner
Traduction de Pascale Rabault-Feuerhahn
À partir de la fin du XVIIe siècle, la France acquit une position pionnière dans la collecte, le défrichement et l’étude des informations provenant ou traitant de la Chine, tandis que dans les pays germanophones, on n’avait toujours pratiquement aucun accès direct à ces informations
Résumé
Les dictionnaires encyclopédiques français et surtout la Description… de la Chine de Du Halde ont influencé durablement les informations sur la Chine contenues dans les encyclopédies allemandes. Toutefois, cette reprise et cette diffusion des travaux français ont également eu des effets en retour et ont conduit à de véritables interactions entre les encyclopédies allemandes et françaises. Les encyclopédies françaises portent mention des travaux des savants allemands ainsi que de leur écho en France, et les articles des encyclopédies allemandes portant sur la Chine sont cités à plusieurs reprises et même traduits en français. Ces phénomènes de réception réciproque ont pris place au moment où la sinologie prenait la forme d’une discipline académique, selon une impulsion venue de France. Les sinologues ont d’emblée apporté leur contribution aux encyclopédies, aussi bien en Allemagne qu’en France. Dans leurs articles sur la langue et la littérature chinoises, ils reviennent aussi sur l’histoire de la sinologie en Europe, et l’on peut ainsi trouver, dans les encyclopédies allemandes, des remarques sur les jeunes Allemands qui venaient étudier le chinois à Paris dans les années 1820.

PREMIERES PAGES
INTRODUCTION
Les sources du savoir sur la Chine : la Description de Du Halde et les dictionnaires français dans les encyclopédies allemandes
Son ouvrage, publié en 1735, resta la principale source d’information sur la Chine jusqu’au milieu du XIXe siècle
C’est au début du XVIIIe siècle que l’on se mit, à Paris, à exploiter de manière systématique les lettres, les rapports et les traductions de textes chinois envoyés en Europe par les missionnaires français qui se trouvaient en Chine. Les Lettres édifiantes et curieuses des Missions étrangères par quelques Missionnaires de la Compagnie de Jésus rendirent notamment accessibles aux cercles qui s’intéressaient à ces sujets les rapports en provenance de Chine. Le jésuite Jean-Baptiste Du Halde (1674-1743), responsable de l’édition de ces rapports à partir de 1709, compila sa Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de la Chine et de la Tartarie chinoise à partir de ces informations et d’autres renseignements qui étaient parvenus de Chine. Son ouvrage, publié en 1735, resta la principale source d’information sur la Chine jusqu’au milieu du XIXe siècle ; traduit dans différentes langues européennes, il devint l’un des principaux outils utilisés pour la rédaction d’informations sur la Chine dans les encyclopédies européennes. L’ouvrage de Du Halde bénéficia d’emblée d’une très large réception dans l’espace germanophone. Outre des annonces et des comptes rendus, la Description servit pour le Universal Lexikon (1732-1754 ; les volumes 10 à 14 étaient parus en 1735) initié par Johann Heinrich Zedler (1706-1751). On trouve des renvois à Du Halde dans les données bibliographiques de l’article « Sina » (« Chine », paru en 1743) ainsi que dans l’article « Xacca » (« Bouddha »). Celui-ci parut en 1749, la même année que le troisième tome de la traduction allemande de la Description.
Les sources indiquées dans le Zedler font apparaître qu’étaient aussi très largement pris en compte d’autres ouvrages français, livres sur la Chine ainsi que dictionnaires spécialisés. Les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine (1696) de Louis Le Comte (1655-1728) sont régulièrement mentionnés, souvent accompagnés de China… illustrata (1667), le livre du jésuite Athanasius Kircher (1602-1680). Outre ces ouvrages, les rédacteurs du Zedler recouraient aussi aux Lettres édifiantes et curieuses. Les informations sur le bouddhisme étaient tirées du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (1647-1706). Pour la question importante des produits importés de Chine en Europe, le Zedler s’appuyait sur des dictionnaires français : le Dictionnaire universel du commerce de Jacques Savary des Bruslons (1657-1716), mais surtout la traduction allemande du Materialien Lexikon (Dictionnaire ou traité universel des drogues simples) de Nicolas Lémery (1645-1715). Pour ce qui était des entrées sur l’histoire et la géographie de la Chine, les ouvrages français étaient beaucoup moins pris en considération. Le Confucius Sinarum Philosophus (1687), livre certes publié à Paris et dédié à Louis XIV, mais qui doit être considéré comme un projet multinational de l’Ordre Jésuite, était régulièrement cité, en particulier à cause de la chronologie des Empereurs chinois qu’il donnait en annexe. Les données qu’il contenait sur les Empereurs étaient compilées par les rédacteurs du Zedler sous forme de mots clés très courts. Quant aux indications sur la géographie, le Zedler les puisait dans le Novus Atlas Sinensis de Martino Martini (1614-1661). Les renvois aux travaux de géographes français comme Michel Antoine de Baudrand (1631-1700) sont, pour leur part, très rares dans le domaine de la géographie chinoise.
Le savoir sur la Chine : encyclopédies et transferts franco-allemands
La réception allemande du contenu des encyclopédies françaises se poursuivit avec la même ampleur jusqu’au milieu du XIXe siècle
Le Universal-Lexikon initié par Zedler fournissait des informations détaillées sur la philosophie chinoise. L’article qu’il consacrait à cette question (« Sinesische Philosophie ») s’appuyait sur les travaux du théologien protestant Johann Jacob Brucker (1696-1770) dans le domaine de la philosophie de l’histoire et ne proposait pas seulement une présentation des écrits philosophiques chinois connus à l’époque en Europe, mais offrait aussi un aperçu de la manière dont les savants européens traitaient de la philosophie chinoise. Cet article fut utilisé entre autres par Diderot pour son propre article sur la philosophie chinoise dans l’Encyclopédie, et l’article de Diderot fut à son tour repris dans la section « Philosophie ancienne et moderne » de l’Encyclopédie Méthodique.
La Description publiée par Du Halde continua à être souvent citée dans les encyclopédies allemandes jusqu’au milieu du XIXe siècle. La Oeconomisch-technologische Encyklopädie (1773-1858), publiée par Johann Georg Krünitz (1728-1796) et qui était au départ une traduction de l’Encyclopédie oeconomique parue à Yverdon, en est un exemple, même si pour cet ouvrage, et cela concerne aussi les parties sur la Chine, Krünitz s’appuya surtout sur les très nombreuses revues publiées à l’époque et qu’il ne cite Du Halde directement que douze fois dans les 73 volumes que compte l’ensemble. Dans une autre encyclopédie intitulée Allgemeine Encyklopädie der Wissenschaften und Künste (1818-1889), le recours à Du Halde est beaucoup plus fréquent ; cet ouvrage contient en outre une entrée « Du Halde », dans laquelle l’importance de la Description est expressément soulignée.
Dans les encyclopédies allemandes et françaises, la philosophie chinoise côtoie des thèmes liés à la vie quotidienne. Johann Francke (1648-1728), médecin à Ulm, avait proposé en 1694 d’utiliser la véronique (veronica) comme « thé de l’Europe », en remplacement, donc, du thé chinois. Le traité qu’il avait écrit à ce sujet avait trouvé des lecteurs aussi en France. Tandis que l’incitation émise par Francke fut commentée de manière tout à fait bienveillante dans les encyclopédies allemandes, notamment en référence à la baisse du pouvoir d’achat en Europe, elle suscita la plus grande réticence dans les colonnes de l’Encyclopédie publiée à Yverdon. Dans le domaine de la médecine chinoise, un certain nombre de transferts de connaissances à l’intérieur de l’Europe eurent lieu avec un grand retard. Pour décrire l’acupuncture et la moxibustion, les encyclopédies allemandes comme les encyclopédies françaises se référaient à des rapports qui avaient été effectués en lien avec la Compagnie hollandaise des Indes Orientales et publiés à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle que ces méthodes commencèrent à trouver davantage d’écho en Europe. La septième édition du Brockhaus (1827) mentionne que l’acupuncture n’a été « étudiée plus avant et appliquée » en France et en Grande-Bretagne que dans la deuxième décennie du XIXe siècle et que l’usage de la moxibustion aurait été « très recommandé » par les médecins français.
La réception allemande du contenu des encyclopédies françaises se poursuivit avec la même ampleur jusqu’au milieu du XIXe siècle, comme le montre par exemple le Grosses Conversations-Lexikon für die gebildeten Stände. Dans l’article « Homo » sont présentés non seulement les théories raciales d’un Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), mais aussi le tableau des « races humaines » que Jean-Baptiste George Marie Bory de Saint-Vincent (1752-1840) avait publié notamment dans l’Encyclopédie méthodique. Dans l’article « Oryza » (« Riz »), le Meyers Conversationslexicon renvoie, pour le « riz de montagne », à la description donnée par Lamarck dans l’Encyclopédie méthodique et aux illustrations correspondantes.
Au début du XIXe siècle, des savants européens commencèrent à se consacrer à l’étude du chinois. À la fin de l’année 1814, Jean Pierre Abel Rémusat (1788-1832) fut nommé à la Chaire de langue et littérature chinoise qui venait d’être créée au Collège de France et qui était la première du genre en Europe. Ses nombreuses publications, qui s’appuyaient sur un travail philologique, ont considérablement contribué à répandre des connaissances nouvelles sur la Chine, connaissances qui, pour la première fois en Europe, étaient tirées de sources chinoises. Avant lui, Julius Klaproth, né à Berlin en 1783 et mort en 1835, fils du célèbre chimiste Martin Heinrich Klaproth, avait déjà acquis de premières connaissances du chinois dès les années 1790. Après plusieurs années passées au service de la Russie, il s’installa finalement à Paris, où il put se consacrer entièrement à la science.
Le début des années 1830 marque, avec la mort de ces deux pionniers que furent Rémusat et Klaproth, une césure très nette dans l’histoire des études extrême-orientales
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Auteur
Georg Lehner
Historien, Université de Vienne.