source : https://journals.openedition.org/cjm/1454
Mingzhe Zhu, « La place de l’enseignement du droit français dans la modernisation chinoise », Cahiers Jean Moulin [En ligne], 7 | 2021, mis en ligne le 14 décembre 2021, consulté le 02 octobre 2022.
Mingzhe Zhu
« La place de l’enseignement du droit français dans la modernisation chinoise »
Les missions civilisatrices de quatre modernisateurs au tournant des xixe et xxe siècles
Ce n’est pas étonnant que la doctrine française ait eu une telle influence en Chine moderne, parce qu’entre 1907 et 1962, plus de 230 juristes chinois ont soutenu leurs thèses dans l’Hexagone, beaucoup plus nombreux que les docteurs chinois en droit éduqués dans d’autres pays occidentaux
Résumé
Le droit civil français a joué un rôle important dans la recherche de la modernité en Chine, principalement parce que de nombreux acteurs clés ont été formés dans les facultés de droit françaises et que leurs projets de modernisation ont été inspirés par la pratique judiciaire ou la doctrine de l’Hexagone. Cet article propose une étude des écrits de quatre de ces acteurs, Ma Jianzhong, Georges Padoux, Jean Escarra et Wang Boqi, et examine comment ils ont compris la modernisation chinoise à travers le prisme du droit français. Bien qu’ils partagent tous l’idée qu’un Code civil bien conçu peut servir l’objectif politique de créer un État moderne puissant, leurs conceptions des relations entre le droit moderne et la société traditionnelle se distinguent les unes des autres. Ce constat montre que la formulation et l’élaboration d’un projet modernisateur sont contingentes et déterminées par les contextes historiques donnés.

EXTRAITS
Introduction
Nous allons voir comment les hommes politiques et professeurs de droit citent et interprètent l’histoire et les écrits théoriques du droit civil français pour justifier leurs projets modernisateurs.
Le 7 mai 1877, Ma Jianzhong (ou Ma Kié-tchong 马建忠 1845 -1900), fonctionnaire de la dynastie des Qing, arrive à la porte de Marseille. Ce polyglotte de 33 ans allait s’inscrire à l’École libre des sciences politiques, réussir son bac, et ensuite suivre sa formation à la faculté de droit de Paris. Mais de manière symbolique, il inaugurait les échanges franco-chinois sur le droit qui ont eu un impact important en Chine contemporaine. Comme les échanges de marchandises qui ont besoin de l’homme ou de la femme d’affaires, les échanges d’idées en matière juridique ont aussi besoin de personnes qui manifestent leur volonté de connaître le droit de l’autre. Écrire une histoire de ces échanges consiste largement à raconter leur vie à certains moments donnés. Parmi les juristes qui enseignaient plus ou moins le droit français en Chine, quatre hommes nous intéresseront particulièrement : Ma Jianzhong, Georges Padoux (1897-1961), Jean Escarra (1885-1955) et Wang Boqi (ou Wang Pe-chi 王伯琦 1909-1961). Ces personnages, deux Chinois et deux Français, deux fonctionnaire-diplomates et deux professeurs, brillent par l’ampleur de leurs écrits, par les positions importantes qu’ils occupent dans les hiérarchies universitaires ou bureaucratiques, mais aussi par l’idée qu’ils ont en commun selon laquelle le droit civil peut servir comme un instrument décisif dans la modernisation d’un pays. Leurs missions sont à la fois civilistes et modernisatrices.
Au tournant des xixe et xxe siècles, c’est la modernisation qui préoccupait toute la classe des élites en Chine. Selon Ulrich Beck, la « première » modernité consiste en six facteurs fondamentaux : la gouvernance d’un État-nation territorial, l’individualisation, le sens du travail, la notion d’exploitation de la nature, le culte de la rationalité instrumentale et, enfin, le principe de différentiation fonctionnelle. Si la définition de cet éminent sociologue allemand représente exactement la société produite par la configuration historique des transformations profondes que nous connaissons depuis le xixe siècle, elle n’empêche pas les acteurs qui s’engageaient, avec conscience, dans la réalisation de ces transformations, de professer une autre notion de leurs entreprises.
Comme dans beaucoup de pays asiatiques et africains, la modernisation en Chine commence par et s’accompagne d’une série de défaites militaires, d’abord lors des deux guerres de l’Opium (1840-1842 et 1856-1860), poursuivies par la guerre franco-chinoise (1883-1885), lors de la guerre sino-japonaise (1894-1895) et, finalement, lors de l’occupation de Pékin par l’Alliance des huit nations (1900). Pour l’élite chinoise, il était devenu clair que leur pays n’était plus l’empire central, mais une accumulation de faiblesses et de pauvreté. Aussi l’application quotidienne des lois et la pratique judiciaire étaient-elles profondément troublées par l’irrégularité du procès pénal et les mesures provisoires, qui créaient l’impression que le droit chinois était sévère. Le plus fameux exemple est peut-être l’exécution des « six gentilshommes » de la réforme des Cent Jours (百日维新) en 1898, menée sans procès, ni poursuite (Qingshigao, p. 12745). Les bureaucrates locaux saisis pour statuer sur les attaques des Chinois contre les églises ou les missionnaires ne prenaient souvent pas le temps de bien apprécier les preuves et appliquaient les peines les plus lourdes pour calmer les étrangers. L’esprit de l’« usage prudent des châtiments » fut perdu et l’impression créée d’un droit sévère, dominé par les supplices et l’arbitraire. Les juridictions consulaires sont ainsi instituées par les traités avec les puissances étrangères, dont résultent aussi les tendances à réformer le droit et la justice.
La création de nouvelles institutions destinées à changer la situation bouleverse l’ordre établi selon l’idée confucéenne, transforme l’ordre ordinaire entre classes sociales et permet l’entrée en scène politique des jeunes issus de familles modestes, dotés de savoirs autrefois ignorés. À partir des années 1900, un diplôme de droit obtenu dans un établissement étranger devient le billet d’or du champ politique. Or, le « lü xue », l’art traditionnel du droit pratiqué par les bureaucrates pour trouver le sens des lois écrites, est dévalorisé face aux nouvelles institutions et aux codes établis selon les modèles occidentaux. La modernisation politico-juridique sollicite un groupe d’experts formés au savoir juridique étranger, ce qui provoque des bouleversements intellectuels. Aussi le confucianisme lui-même est-il également remis en question, et de nouvelles idées politiques – la monarchie constitutionnelle, le républicanisme, la démocratie, le socialisme, le communisme, voire le fascisme – sont exprimées ou même expérimentées lorsque le confucianisme cesse d’être l’idéologie directrice. Mais pour presque tous les Chinois « modernes », il faut un gouvernement centralisé et puissant qui s’attelle à la transformation de la société, avec tous les moyens politiques et juridiques. Les législations civiles ont été ainsi mobilisées pour redéfinir rapport entre l’État et sa société.
Les modernisateurs se disputent souvent sur ce rapport et sur le rôle des lois dans sa construction. Dans les vifs débats sur ces sujets, on se réfère aux droits étrangers, et notamment au droit français. Nous allons voir comment les hommes politiques (I) et professeurs de droit (II) citent et interprètent l’histoire et les écrits théoriques du droit civil français pour justifier leurs projets modernisateurs. Les quatre juristes retenus l’ont été non pas en raison de leur rôle dans les réformes, mais parce qu’ils partagent l’idée que la codification de la matière civile peut servir à la création d’un État moderne. Ils représentent un groupe d’acteurs mobilisant la connaissance des droits étrangers dans le champ juridique chinois. Collectivement, ces auteurs forment une force que l’on ne peut pas ignorer pour comprendre la fabrication du droit et de la science chinois actuels.
Conclusion
Nous avons vu dans les passages précédents que les débats sur les chemins de la modernité sont souvent assis sur les lectures des auteurs français
Dès le voyage de Ma Jianzhong en 1877 jusqu’au décès de Wang Boqi en 1961, le droit civil français a servi de point de référence pour la modernisation du droit chinois, avant de céder la place au droit soviétique en Chine continentale ou au droit allemand à Taiwan. Tout au long de cette période relativement longue, les savoirs juridiques français ont été traduits, discutés et enseignés en Chine. Nous avons vu dans les passages précédents que les débats sur les chemins de la modernité sont souvent assis sur les lectures des auteurs français. De Portalis à Eschbach, de Rau et Aubry à Planiol et Capitant, de Gény et Ripert à Duguit et Hauriou, on ne saurait oublier non plus les auteurs moins connus, comme Georges Renard. En effet, ce n’est pas étonnant que la doctrine française ait eu une telle influence en Chine moderne, parce qu’entre 1907 et 1962, plus de 230 juristes chinois ont soutenu leurs thèses dans l’Hexagone, beaucoup plus nombreux que les docteurs chinois en droit éduqués dans d’autres pays occidentaux. Il y a également eu des Français venus de l’autre extrémité du continent pour enseigner le droit français. Parmi ces acteurs des échanges scientifiques franco-chinois, nous avons choisi quatre personnages qui ont joué un rôle privilégié dans la hiérarchie bureaucratique et universitaire et ont laissé suffisamment d’écrits pour que nous puissions en faire un portrait intellectuel. D’autres acteurs moins heureux ont passé leurs carrières dans les universités ou des administrations plutôt marginalisées ou, pire, ont sacrifié leurs vies pour la patrie, ont été condamnés pour haute trahison parce qu’ils ont servi le gouvernement de collaboration ou ont perdu une dizaine d’années tant dans les camps de travail du Guomindang avant 1949 que dans ceux du parti communiste par la suite. Leurs histoires méritent d’être racontées, mais forment le sujet d’un autre article.
Lorsque les acteurs citent et discutent le droit français pour justifier leurs opinions à propos de la modernisation du droit chinois, ils font des actes de langage par leurs discours dont une série d’éléments contextuels déterminent les contenus et conséquences. Au minimum, nos auteurs choisissent leurs matériaux et développent leurs interprétations en fonction de leurs propres mentalités, bien sûr, mais aussi des évènements historiques qui se déroulent autour d’eux, et de leurs interlocuteurs. Défenseurs ou adversaires de la culture juridique traditionnelle, ces quatre modernisateurs n’ont jamais eu l’occasion d’apprendre vraiment l’art du droit chinois ancien. Ils partagent aussi un intérêt pour le droit civil et la reconnaissance de sa fonction politique dans un pays en lutte pour sa modernisation. En même temps, les divergences sont aussi présentes. Nous voyons que Ma Jianzhong et Padoux, en tant que fonctionnaires, sont plus attentifs aux conséquences pratiques, tandis qu’Escarra et Wang Boqi, en tant que professeurs, sont plus préoccupés par l’intégralité des systèmes de pensée. Nous voyons aussi que les deux juristes français restent très réservés à l’idée que le droit puisse refaire un peuple, tandis que les deux gentilshommes chinois tâchent toujours de cultiver les gouvernés. Juger ou gouverner ? C’est une question à laquelle on ne peut répondre qu’en référence à l’une ou à l’autre tradition juridique qui a sa propre définition de l’office du juriste. Dans ce sens-là, ils sont inévitablement héritiers d’une culture juridique historiquement définie. Même Wang Boqi, le plus radical modernisateur, n’a jamais été « moderne ».
Quand dire, c’est faire. Si l’on revient à la définition de la modernité chez Becker, la création d’un modèle européen du droit civil a contribué à la modernisation chinoise, notamment pour substituer à l’art traditionnel du droit une science juridique individualiste. Le clan cessant d’être l’unité principale de l’organisation sociale, le lien direct s’est créé entre les citoyens considérés individuellement et l’État organisé selon les principes bureaucratiques et rationnels. Or, la transition de la tradition d’un seul code tout compris à l’organisation de plusieurs codes selon les matières dénote une différentiation fonctionnelle. Si le sens du travail est instauré ailleurs, c’est aussi ce droit civil transplanté qui redéfinit le rapport entre l’être humain propriétaire et les choses appropriées et facilite l’exploration de la nature, mais c’est sortir peut-être de l’horizon de notre article.
Auteur
Mingzhe Zhu
Senior Postdoc Researcher
Université d’Anvers / Law & Development Research Group