source : https://journals.openedition.org/rhcf/418

Amaury Lorin, « « La civilisation suit la locomotive » : le credo ferroviaire de Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine (1897-1902) », Revue d’histoire des chemins de fer, 35 | 2006, 41-54.

Le réseau ferroviaire de l’actuel Vietnam est une « folie » conçue au début du xxe siècle par les Français dans des circonstances historiques bien particulières. Un pari fou mais néanmoins tenu, malgré un coût humain et financier exorbitant

« La civilisation suit la locomotive » : le credo ferroviaire de Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine (1897-1902)

EXTRAITS

 

INTRODUCTION

« On sait quelle persévérante volonté il a fallu pour arriver à construire le chemin de fer du Yunnan et à établir dans cette province géographique liée à notre Indo-Chine l’autorité prépondérante de la France. »

« L’Indo-Chine s’est faite par l’acier et par l’argent : par l’acier du rail et par l’argent du budget commun. » 

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Empruntant, un jour de décembre 1996, la ligne de chemin de fer Haiphong-Kunming dite « du Yunnan », une des dernières légendes ferroviaires, j’admirais, alors que s’offrait à ma vue une luxuriante mer de verdure, se dévoilant au gré de multiples crochets et de vertigineuses escalades en corniches, le courage de ceux qui avaient affronté et su vaincre cette extravagante brousse pour construire un tel ouvrage, une succession de prouesses techniques dans un relief particulièrement hostile. Traversant villes et campagnes dans un décor de film d’aventures, le réseau ferroviaire de l’actuel Vietnam, ponctué d’un pittoresque chapelet de gares ocres de style 1900, est une « folie » conçue au début du xxe siècle par les Français dans des circonstances historiques bien particulières, sous le mandat de Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine (1897-1902) (fig. 1). Un pari fou mais néanmoins tenu, malgré un coût humain et financier exorbitant.

Cette sensation, forte, prolongée par une série d’interrogations, est à l’origine première de cette étude, fondée sur un examen conjoint du fonds du ministère des Colonies et du fonds, rapatrié, du gouvernement général de l’Indochine : quelle place exacte tient le chapitre ferroviaire dans l’action d’envergure orchestrée par Paul Doumer ? La voie ferrée, au-delà de la simple construction d’infrastructures matérielles, ne joue-t-elle pas un rôle stratégique et colonisateur déterminant, à réévaluer et à apprécier au même titre que le volet fiscal par exemple ? Enfin, la réalisation de grands travaux d’infrastructure, en prenant l’apparence de bienfaits vecteurs de progrès comme venus du ciel, aide-t-elle à adoucir la dure étreinte administrative ressentie par les indigènes ?


Chemins de fer, grand outillage économique et « mise en valeur »

[…]


 
Un programme ambitieux, entaché de démesure

Sorte de voie romaine des temps nouveaux », le chemin de fer apparaît, à la fin du XIXe siècle, comme un excellent moyen de colonisation

 
De tous les aspects matériels de ce qui est appelé la « mise en valeur », les grands travaux d’infrastructure fournissent sans doute à la colonisation française en Indochine sa vitrine la plus brillante, du moins la plus visible, transformant le paysage, manifestant la supériorité et l’avance des techniques européennes, permettant le développement des richesses du sol et du sous-sol, en un mot, « changeant la vie ». Le « programme Doumer », signé de mégalomanie pour ses détracteurs, comprend ainsi la construction de chemins de fer, comme de routes, de voies d’eau, de ponts, de ports, etc.

Comparé à « une sorte de voie romaine des temps nouveaux », le chemin de fer apparaît, à la fin du XIXe siècle, comme un excellent moyen de colonisation. On veut en faire l’outil impérial par excellence, utile à la sécurité comme au développement économique. La civilisation, pense-t-on alors, suit la locomotive. On recommande de prendre exemple sur les transcontinentaux étrangers : chemin de fer américain de New York à San Francisco, transsibérien, le rêve du temps étant celui des grandes liaisons intercontinentales, de voies ferrées s’avançant à travers d’épaisses jungles et forêts réputées impénétrables. Pour toute une littérature, l’image du colonial devient celle du courageux « bâtisseur de ponts ». Ainsi, pour Doumer lui-même, « la tâche à accomplir est lourde, mais intéressante au possible : on a à tailler en plein drap ». Vaincre la nature et l’espace, briser l’obstacle de la distance apparaissent comme la condition première de toute œuvre de développement économique.   […]


Conclusion

L’importance et la place des chemins de fer comme composante essentielle voire comme colonne vertébrale d’une politique plus large de « mise en valeur » méritent d’être reconsidérées à la hausse.

Ainsi la politique ferroviaire apparaît bien au cœur même de l’action de Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine. Réalisée au prix d’un terrible sacrifice humain, elle peut se lire comme la clef de voûte de tout le quinquennat doumérien à la tête de l’Indochine. Certes, certains chantiers se révèlent des gouffres financiers, telle la ligne ferroviaire reliant Phu Lan Thong à Lang Son, dont le devis initial est de 5 millions de francs et qui coûte en réalité 22 millions pour 101 kilomètres de voies, mal conçues de surcroît, tant et si bien que Doumer est contraint, quelque mois plus tard, de les faire changer, la voie étroite choisie originellement se montrant incapable de supporter un trafic lourd et régulier… Mais l’importance et la place des chemins de fer comme composante essentielle voire comme colonne vertébrale d’une politique plus large de « mise en valeur » méritent d’être reconsidérées à la hausse.

Dans ces conditions, Doumer apparaît à bon droit comme le véritable architecte, organisateur et maître d’œuvre de cet ambitieux projet politique qu’est alors l’Indochine pour la Troisième République française. Perle de l’empire français, l’Indochine en deviendra le plus riche et le plus beau fleuron, représentant un investissement colonial considérable pour la France.

Les négociations avec les banques qui accompagnent le projet ferroviaire indochinois sont à l’origine de la réputation non démentie de financier de Paul Doumer, compétence technique sur laquelle il va en partie construire sa carrière politique. Celle-ci le conduira aux plus hautes fonctions de l’État.

Auteur
Georg Lehner
Historien, Université de Vienne.

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