source : https://journals.openedition.org/crcv/19361#tocto1n4

in Łukasz Mikołaj Sadowski, « L’historicisme français dans l’architecture en Pologne (v. 1870- 1914) : une mode ou un substitut au style national ? », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 26 avril 2021, consulté le 01 octobre 2022

Cet article a été traduit du polonais par Magdalena Kotowska et revu par les directeurs de publication, Maciej Forycki, Katarzyna Kula et Flavie Leroux.

Après 1870 en Pologne, le style français prend un sens supplémentaire : il s’impose progressivement comme un substitut au style national, alors que le pays tombe sous le joug étranger

L’historicisme français dans l’architecture en Pologne (v. 1870- 1914) : une mode ou un substitut au style national ?

Le « costume français » des résidences polonaises

La majorité du territoire de l’ancienne République de Pologne se trouvait sous dépendance russe. C’est là que furent construites ou modernisées la plupart des résidences nobles, aussi bien en campagne qu’en ville, notamment dans l’ancienne capitale du royaume, Varsovie.

Il est intéressant d’explorer comment se présentait la situation en Pologne, en particulier. Soulignons au préalable qu’il est très difficile de préciser la notion même de « Pologne » entre 1870 et 1914. Les terres polonaises étaient sous la domination étrangère de trois pays envahisseurs : la Russie, l’Autriche (après 1867 Empire austro-hongrois) et la Prusse (après 1871 Empire allemand). Le mécénat et les initiatives, notamment dans le domaine architectural, se limitaient donc à un cadre privé : celui des propriétaires terriens. Malgré la perte de l’indépendance, l’étendue territoriale sur laquelle se trouvaient leurs résidences était relativement vaste. C’est pourquoi nous prendrons ici en considération les territoires appartenant à la Pologne avant le premier partage (1772), où des Polonais vivaient encore en grand nombre au milieu du xixe et au début du xxe siècle.

En dépit de la situation politique compliquée (la dernière insurrection contre les Russes a échoué en 1864), et en dépit des persécutions notamment dans les espaces sous dépendance russe et allemande, l’aristocratie polonaise et la petite noblesse aisée purent pour la plupart conserver leurs propriétés et leurs pouvoirs. La connaissance de la langue française, les abonnements à des journaux français ou même les voyages vers Paris témoignaient d’une sympathie générale pour la France, comme nous avons pu le constater ailleurs. En outre, un vaste groupe d’aristocrates polonais séjournait en permanence en France et à Paris, où ils investirent dans l’immobilier. L’hôtel Potocki, situé au numéro 27 de l’avenue de Friedland (8e arrondissement), en est le plus remarquable exemple : il est l’un des plus importants hôtels particuliers de la ville dès les années 1870 et jusqu’au début des années 1920.

La majorité du territoire de l’ancienne République de Pologne se trouvait sous dépendance russe. C’est là que furent construites ou modernisées la plupart des résidences nobles, aussi bien en campagne qu’en ville, notamment dans l’ancienne capitale du royaume, Varsovie. Deux grands et imposants palais y furent bâtis dans les années 1870. Le premier fut celui de Władysław Branicki, situé dans le jardin de Frascati, dont l’architecture était de style Henri IV. La référence à la France y était telle que ce palais fut même choisi comme siège de l’ambassade de France pendant l’entre-deux-guerres. Un autre complexe important fut lhôtel de Konstanty Zamoyski, construit sur l’axe et au bout de la rue de Foksal (fig. 1). Ses élévations en brique et pierre rappelaient également le style de la Renaissance française tardive, cependant la configuration du corps de bâtiment et des ailes laissait un espace entre cour et jardin fortement réduit. Le palais de Kozłówka près de Lublin, siège de la famille Zamoyski datant du xviiie siècle, fut également reconstruit pour Konstanty dans la seconde moitié du xixe et au début du xxe siècle. Les travaux concernaient avant tout les intérieurs, apportant une touche de modernisation au caractère baroque tardif initial. Des lustres et des cheminées, copiées des originaux rococo se trouvant à Versailles, étaient ramenées de France. La nouvelle chapelle du palais, construite entre 1903 et 1909 par un architecte de Varsovie, Jan Fryderyk Heurich, faisait aussi référence à la résidence des rois de France. Bien que sa taille fût moins imposante, l’on y retrouvait de grandes similarités au niveau des stucs, des colonnades, de l’orgue et de l’autel, ce dernier étant décoré de bronzes (figures d’anges, têtes de putti, motifs floraux, front avec représentation de l’enterrement du Christ) fournis par une entreprise française, la fonderie d’art du Val d’Osne (fig. 2 et fig. 3). Cette chapelle est l’un des rares exemples de transfert de modèles français d’architecture sacrée sur le sol polonais. Une autre famille aristocratique polonaise, les Sobański, a de même transformé un manoir classiciste en château dans les années 1880. Cet ancien manoir, situé à Guzów, a ainsi reçu une silhouette extrêmement pittoresque, diversifiée par des avant-corps, témoignant d’une forte influence des châteaux de Vaux-le-Vicomte et de Maisons (aujourd’hui Maisons-Laffitte).

Outre ceux déjà cités, on peut évoquer d’autres exemples plus modestes comme le palais de la famille Rembieliński à Krośniewice et celui de la famille Kretkowski à Więcławice. La résidence de Krośniewice est considérée comme le plus ancien exemple de l’influence exercée par l’architecture française sur un territoire sous dépendance russe (1870). Le palais de la famille princière de Radziwiłł à Jadwisin, datant de la fin du xixe siècle, se réfère grâce à ses formes stylistiques à l’époque de François Ier, reprenant des éléments du château de Blois, du Clos-Lucé (près d’Amboise) et de l’architecture du nord de la France. Si la majorité des propriétaires bâtisseurs étaient polonais, pointent néanmoins quelques exceptions, à l’image d’Ivan Dehn, général du tsar qui a fait construire l’une des plus magnifiques résidences de style français à Koziennice dans les années 1896-1900. Cette demeure, qui remplaçait un palais du xviiie siècle, empruntait aux traits architecturaux de l’époque de François Ier et d’Henri II. Enfin, au-delà des terres du royaume de la Pologne, on fit construire ou reconstruire plusieurs résidences sur des territoires appartenant aujourd’hui à l’Ukraine (Spiczyńce, Turczynowe, Raszków, Antoniny, Ołyka), à la Biélorussie (Żołudek, Nieśwież) et à la Lettonie (Bebra, Józefów), qui à l’époque faisaient administrativement partie de l’Empire russe.

Cela témoigne de la fascination exercée par le style français non seulement chez les donneurs d’ordre mais aussi chez les artistes, qui travaillaient en accord avec les tendances architecturales de leur époque

Certaines de ces résidences étaient conçues par des architectes polonais, tels que Leandro Marconi (palais de Krośniewice, palais de la famille Branicki à Varsovie, palais de Zamoyski également à Varsovie et sûrement à Kozłówka, palais de Turczynowy et probablement de Bebra), Władysław Marconi (Żołudek) et Jan Kacper Heurich (Więcławice). Cela témoigne de la fascination exercée par le style français non seulement chez les donneurs d’ordre mais aussi chez les artistes, qui travaillaient en accord avec les tendances architecturales de leur époque. Il est néanmoins intéressant de noter que les palais de Jadwisin et de Kozienice furent conçus par un Français, François Arveuf, architecte connu à Varsovie. De son séjour en Pologne, de 1896 à sa mort en 1902, il a laissé quelques réalisations d’ailleurs pas toujours dans le style français.

Les résidences bâties dans le même temps pour de grands industriels avaient quant à elles un caractère complètement distinct. En témoignent notamment les palais et villas de la ville industrielle de Łódź, fondés par de riches manufacturiers d’origines juive et allemande, comme le palais de Poznański (15, rue Ogrodowa) et une villa-palais de Juliusz Kindler dans le faubourg Widzew-Żdżary (faisant actuellement partie de la ville).

Bien qu’à une échelle plus réduite, le style français dans l’architecture des résidences polonaises était aussi largement représenté dans les territoires sous dépendance autrichienne

Bien qu’à une échelle plus réduite, le style français dans l’architecture des résidences polonaises était aussi largement représenté dans les territoires sous dépendance autrichienne (appelés « Galicie », Galicja en polonais). Cette partie de la Pologne profitait en effet d’une plus grande liberté et d’un certain libéralisme, ayant son propre gouvernement, son parlement et même son gouverneur. Alfred Józef Potocki, qui occupait ce poste dans les années 1875-1883, a même fait construire une résidence dans le centre de Lwów (aujourd’hui Lviv, en Ukraine), dont il a confié la conception à Louis d’Auvergne et Julian Cybulski en 1880. Doté des traits de la néo-Renaissance et du néo-baroque français, ce palais était l’une des plus importantes résidences de l’ancienne capitale de Galicie. Un autre représentant de la même famille aristocratique, Roman Potocki, était propriétaire du château de Łańcut, datant du xviie siècle et bâti dans le style « palazzo in fortezza » (palais fortifié). Potocki le fit moderniser par deux architectes venus de Vienne : l’Italien Armand Pio et le Français Armand Bauqué. La transformation a surtout consisté à revoir les intérieurs mais aussi à construire des élévations, en créant des façades en brique et pierre selon les plans de Jacques Androuet du Cerceau pour le château de Charleval. Les travaux durèrent assez longtemps, de 1889 à 1912. Parmi les autres résidences de Galicie, il nous faut également citer le palais Rozdół de la famille Lancokoroński, conçu en 1874 par l’architecte de Lviv Julian Oktawian Zachariewicz, le palais de la famille Baworowski à Sorock (architecte inconnu), le palais de Wilhelmina Głogowski-Rey à Psary (conçu par Zachariewicz) et le palais de Zbigniew Lanckoroński à Tartaków. Dans ce dernier palais, la disposition des parties centrales par rapport aux parties latérales était probablement inspirée du Café de Paris à Monte Carlo, conçu par Charles Garnier. Selon Aftanazy, Lanckoroński, riche aristocrate cosmopolite, aurait en effet séjourné à Monaco peu de temps avant la construction du château.

Les premières résidences faisant référence aux modèles français n’apparurent pourtant pas dans les espaces sous domination russe ou autrichienne, mais dans ceux sous la dépendance de la Prusse

Les premières résidences faisant référence aux modèles français n’apparurent pourtant pas dans les espaces sous domination russe ou autrichienne, mais dans ceux sous la dépendance de la Prusse, notamment le grand-duché de Poznań. Bien que le nombre de réalisations qui y furent effectuées reste relativement mineur, leur grande importance semble incontestable. Un premier exemple de ce courant est le palais de Zimna Woda, construit après 1864 par l’architecte polonais Stanisław Hebanowski, apparemment pour Teodor Mycielski. La disposition du plan, les corps de bâtiments et leurs décors se référaient à la néo-Renaissance française et au baroque. Après 1870, Hebanowski conçut une réalisation de bien plus vaste envergure : le palais de la famille Łącki à Posadów. Grâce à l’ajout de hautes tours, la silhouette du bâtiment devint alors plus composite. Mais si les élévations possédaient des traits français, les intérieurs restaient arrangés selon la tradition polonaise. L’« armurerie », dans laquelle on rassemblait des souvenirs de famille, des portraits et tous types d’armes, rappelait les intérieurs des résidences magnates des xviie et xviiie siècles. Elle jouait ici un rôle particulièrement important : située au centre du palais et organisée sur deux niveaux, elle renfermait les plus importantes collections des propriétaires. Le corps du palais de la famille Ostroróg-Gorzeński à Tarce, conçu au même moment également par Hebanowski, était plus modeste mais techniquement très similaire (avec ses tours). Après 1867, fut enfin engagée la reconstruction du palais de la famille Belina-Węsierski à Zakrzewo, conçu d’après le projet d’un architecte français inconnu ramené par le bâtisseur Ludwik Ballenstedt de l’Exposition universelle de Paris. Le corps du palais « à la Mansart » rappelait les châteaux de Maisons et de Berny. La décoration des élévations faisait référence à la façade du château d’Écouen. Un vaste jardin était aménagé et entretenu par des jardiniers français (fig. 4).

La reconstruction du château (manoir fortifié) de Gołuchów (fig. 5 et fig. 6) est une autre réalisation extraordinaire, en termes d’échelle mais aussi de qualité, localisée dans le territoire polonais sous domination prussienne. Entre la fin du xvie et le début du xviie siècle, cette résidence avait appartenu à la famille Leszczyński, avant de devenir à partir des années 1850 la propriété de Jan Działyński et de son épouse Izabela Działyńska, née Czartoryska. Les deux familles étaient aristocratiques, fortement engagées dans le mouvement indépendantiste et liées au groupement politique concentré autour de l’hôtel Lambert à Paris. La nouvelle forme architecturale de la résidence était l’œuvre de plusieurs architectes : Józef Kajetan Janowski, Zygmunt Gorgolewski et un Français, Maurice-Auguste Ouradou. Ce dernier était disciple et gendre de Viollet-le-Duc qui « en mauvais état de santé et surchargé par son activité professionnelle […], a recommandé […] Ouradou » pour répondre à la requête de Mme Działyńska. La réalisation, qui rappelle fortement les châteaux de la Loire – en particulier Chambord et Blois, fut le résultat de cette coopération mais aussi de l’activité des décorateurs, sculpteurs et peintres venus de France. Des détails originaux taillés dans la pierre, commandés en France, étaient placés dans les murs ; d’autres étaient copiés d’après des modèles de la Renaissance. Des meubles de même style achetés par Mme Działyńska chez des antiquaires européens remplissaient les intérieurs. La plus importante salle, dite « du Musée », était conçue par Ouradou à l’instar de la salle à manger du château de Chaumont. Ce style n’avait pas été choisi par Mme Działyńska par hasard. Gołochów avait appartenu à la famille Leszczyński, dont le plus célèbre représentant, Stanisław, avait été élu roi de Pologne à deux reprises en 1704 et 1733. En dépit de son règne court et contesté, il s’était par la suite lié aux Bourbons par le mariage de sa fille avec Louis XV. Il avait passé une partie de sa vie en France et était l’un des personnages les plus connus dans la compétition pour le trône de Pologne au xviiie siècle. Mme Działyńska elle-même était originaire de la famille Czartoryski qui aspirait également à la Couronne. Tous ces éléments expliquent qu’elle ait cherché à créer une résidence digne d’un monarque, bien qu’un tel siège n’ait jamais existé dans une forme pareille à cet endroit. Il s’agissait donc pour elle de s’inscrire à la fois dans le passé et dans le futur, en se rattachant à l’histoire de la monarchie et en lui préparant une résidence pour l’avenir, une fois l’indépendance retrouvée. Il faut souligner qu’outre le palais, elle a également fait construite une maison dite de « l’administration » dont le style français était, d’après l’historien de l’art Jaroszewski, emprunté de Cesare Daly (fig. 7).

La petite noblesse polonaise se référait précisément aux modèles français […] Le choix du style français était-il une manifestation politique consciente ? Il semble que l’on peut répondre par l’affirmative.

Les terres polonaises sous dépendance prussienne virent enfin fleurir d’autres résidences plus modestes, des sièges de province qui appartenaient à la petite noblesse : le palais de la famille Czarnecki à Sieków, le petit palais de Ferdynand Radziwiłł à Bagatela (conçu par l’architecte Zygmunt Gorgolewski), les palais de Miedzianów, de Mystki et de Cerekwica. Tous furent construits dans la seconde moitié des années 1870. Ce phénomène peut paraître étonnant : la petite noblesse polonaise se référait précisément aux modèles français, alors que les propriétaires allemands avaient plus souvent recours au style néogothique, qui renvoyait à la tradition « germanique » féodale dans l’architecture. Le choix du style français était-il une manifestation politique consciente ? Il semble que l’on peut répondre par l’affirmative. Dans la périphérie de l’Empire allemand, habitée en majorité par le peuple polonais, l’architecture adoptée par les propriétaires terriens était un symbole hautement significatif, alors que s’affirmaient les mouvements nationalistes, se jouait une politique anti-polonaise du côté du chancelier Bismarck, et étaient tentées une expropriation et une colonisation des terres du grand-duché de Poznań, dans les années 1870-1880. Affirmer par le biais de l’architecture la place et l’importance des nouvelles autorités occupantes était d’ailleurs une pratique courante dans les colonies ou les terres conquises. On peut citer ici des exemples d’urbanisme dans le style de l’empereur allemand Guillaume II à Poznań ou à Metz, ainsi que dans la concession allemande de Qingdao en Chine. À l’inverse, le choix de la forme française chez les Polonais était une sorte de manifestation antiprussienne, particulièrement suggestive au regard des événements de 1870-1871.

Auteur
Łukasz Mikołaj Sadowski
Docteur en histoire de l’art, Łukasz Mikołaj Sadowski est enseignant à l’Académie des beaux-arts de Łódź et directeur de l’Institut de théorie et d’histoire de l’art. Depuis 2012, il est président de la Société des historiens de l’art à Łódź. Il est également membre de l’Institut polonais d’études sur l’art mondial à Varsovie et de l’Association des amis des armes et uniformes anciens à Cracovie. Il a publié sa thèse sur les influences françaises dans l’architecture de l’aristocratie et de la noblesse polonaises. Il est également l’auteur d’articles en polonais, anglais, russe et traduits en chinois sur l’architecture occidentale en Extrême-Orient. En 2009, il a obtenu une bourse de l’Académie polonaise des sciences en Chine (Beijing, Harbin). Il est également auteur de sculptures et reliefs architecturaux à petite échelle.

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