source : http://journals.openedition.org/lrf/2844
Gusti-Klara Gaillard-Pourchet, « Haïti-France. Permanences, évolutions et incidences d’une pratique de relations inégales au xixe siècle », La Révolution française [En ligne], 16 | 2019, mis en ligne le 20 juin 2019, consulté le 26 septembre 2022
Tout au long du siècle, les relations franco-haïtiennes sont fondamentalement inégales. Subordination financière, dissymétrie des échanges commerciaux, relations diplomatiques déséquilibrées, prédominance des référents culturels français (religion, langue)
Résumé
Les assises des relations néocoloniales franco-haïtiennes sont progressivement plantées puis confortées durant le long xixe siècle haïtien (1804-1915). Dans un premier temps, les choix politiques observés par les élites dirigeantes haïtiennes en formation, comme la prise en compte des intérêts anglais et étasuniens et l’évolution de l’échiquier régional, participent à freiner la progression de l’influence française en Haïti. En 1825, et avec en toile de fond la politique de la canonnière, la reconnaissance sous conditions de l’indépendance de l’ancienne Saint-Domingue par la France inaugure une étape de renforcement des échanges entre les deux États en dépit de discontinuités épisodiques. À la fin du xixe siècle, la prépondérance française en Haïti atteint son apogée, la présence des jeunes puissances allemande et étasunienne restant relativement modérée jusqu’en 1910.
Tout au long du siècle, les relations franco-haïtiennes sont fondamentalement inégales. Subordination financière, dissymétrie des échanges commerciaux, relations diplomatiques déséquilibrées, prédominance des référents culturels français (religion, langue) au sein des couches sociales dominantes constituent le cadre dans lequel s’inscrivent durablement les rapports de dépendance tissés entre Port-au-Prince et Paris. Le débarquement des marines en Haïti en juillet 1915, en pleine guerre mondiale, marque une rupture : le rétrécissement graduel des échanges franco-haïtien sera à l’ordre du jour.
INTRODUCTION
Après une mise en contexte des relations entre la France et Haïti dès l’indépendance de celle-ci, la présente contribution traite des rapports entre Haïti et la France de 1875 à 1915, en privilégiant leurs aspects économiques. Ces bornes chronologiques sont assurément éloignées de la période de la création de l’État haïtien, de l’invention laborieuse de son organisation sociale et politique ainsi que des rapports internationaux inédits avec lesquels l’ancienne Saint-Domingue doit composer, et si possible, infléchir durant la première moitié du xixe siècle. Toutefois, au-delà des apparences, ce décalage chronologique nourrit une des mises en perspective du dossier, celle d’une approche sur la longue durée des relations néocoloniales complexes tissées entre l’ancienne métropole et la colonie émancipée. Je m’attacherai ici à jeter des passerelles entre la première moitié du xixe siècle haïtien et le dernier tiers de ce siècle pour en déceler les axes de continuité, avec leurs incidences, qui traversent ces relations bilatérales marquées au fer du déséquilibre. Puis, toujours au même prisme, ce seront les discontinuités, les nouveautés qui apparaissent au cours du moment historique 1900-1915 qui seront mises en relief. Mais, au préalable, je voudrais préciser en quoi les quarante-quatre années 1804-1848 constituent la période-matrice des relations franco-haïtiennes de la seconde moitié du long xixe siècle, période qui voit la suprématie de la France, suivie du lent repli de sa prépondérance
I – Considérations sur la période-matrice 1804-1848
Toute relation bilatérale est construite par deux États partenaires qui ont leurs visées respectives, leurs problèmes intérieurs comme leurs atouts spécifiques et des paramètres internationaux à prendre en compte dans la réalisation de leurs objectifs. Ici, et œuvrant pour des forces économiques spécifiques, un État toujours colonialiste et esclavagiste cherche à conserver sous son emprise un autre État embryonnaire et de surcroît fragilisé par les retombées économiques, démographiques et sociales de la guerre émancipatrice.
Il faut ici, et au prisme de notre approche, retracer à gros traits quelques-unes des grandes étapes de de la construction des liens bilatéraux initiaux. La configuration de ces rapports se met en place sous l’empire de plusieurs influences et contraintes, en particulier l’héritage colonial, l’échiquier international, les difficultés souvent tumultueuses d’une société et d’un État à inventer et à bâtir, la mise en œuvre de relations néocoloniales. Dans cette perspective, rappelons ici le cadre général dans lequel ces rapports s’édifient, certes autour des temps forts de 1825 et 1838, mais inscrits également dans la moyenne durée, pour laquelle des jalons spécifiques peuvent être proposés.
La première période qui s’ouvre en Haïti en 1804 à l’issue des guerres révolutionnaires est assez connue en ce qui a trait aux liens avec l’ancienne métropole. Celle-ci se refuse longtemps à reconnaître l’indépendance de Saint-Domingue, arrachée sur le champ de bataille. Cette intransigeance de Paris fait écho au souhait de revenir sur leurs terres de nombre des ex-colons, souvent dramatiquement éparpillés dans les territoires voisins ou en France. De 1804 à 1825, on retient entre autres événements marquant, directement ou non, les rapports entre les anciennes métropole et colonie : la mise au ban d’Haïti par la France et les grandes puissances d’alors, pour l’essentiel esclavagistes, colonialistes et racistes ; le massacre aveugle de nombre de Français restés dans l’île, en mars 1804, sur fond de hantise d’une nouvelle expédition Leclerc et pour rendre « à ces vrais cannibales guerre pour guerre, crimes pour crimes, outrages pour outrages » ; l’assassinat du premier chef d’État Dessalines en octobre 1806 ; la vitalité relative des échanges commerciaux d’Haïti avec les États-Unis en dépit de leur prohibition par le gouvernement étasunien et malgré la forte présence commerciale anglaise en Haïti ; l’évacuation en 1809 par la France de la partie orientale de l’île, bientôt rétrocédée à l’Espagne, dont les représentants seront à leur tour expulsés en 1821 ; la prise en compte croissante par le gouvernement français, à partir de 1814-1815, des négociants français intéressés à pénétrer le marché haïtien ; face aux menaces françaises de reconquête, l’éventualité d’une indemnisation aux ex-colons pour la perte de leurs biens fonciers envisagée en 1814 par le président Pétion, mais le refus catégorique du roi Christophe de considérer cette option ; dans la continuité de la vision de Toussaint Louverture et Dessalines pour la réunification de l’île, la prise de contrôle de Santo-Domingo en 1822 par les troupes du gouvernement Boyer.
De l’ordonnance de 1825 au traité de 1838
À l’issue de ces vingt-et-unes premières années, l’année 1825 ouvre un second moment des liens bilatéraux qui couvre treize années. 1825 amorce un tournant avec l’ultimatum de l’ordonnance imposée par le baron de Mackau sous la menace, en cas de refus du gouvernement Boyer, du bombardement de Port-au-Prince par 14 navires de guerre et 528 canons. Cette ordonnance reconnaît « aux habitants de la partie française de Saint-Domingue l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement » à la condition que le jeune État se soumette, d’une part, à la clause financière centrale d’un dédommagement aux ex-colons et, d’autre part, à la clause commerciale établissant un tarif préférentiel pour les produits français importés. Si la capitulation du gouvernement Boyer, qui s’inscrit dans un contexte contraignant, n’est pas approuvée par nombre de citoyens, elle répond aux vœux de certaines strates sociales, en particulier les négociants étrangers établis dans la capitale.
Le montant de l’indemnisation aux anciens colons pour la perte de leurs propriétés immobilières s’élève à 150 millions de francs. Il a été unilatéralement établi par l’ancienne puissance coloniale. Ce montant a été calculé à partir de la valeur du rendement de ces propriétés avant l’éclatement des guerres d’indépendance. Il a toujours été effectivement avancé, y compris par l’État haïtien, que ladite compensation ne dédommage pas les ex-colons de la perte, en 1793-1794, de leurs esclaves suite à l’abolition de l’esclavage par le gouvernement français. Cette indemnisation de 1825 se distinguerait donc des modalités de la seconde abolition en 1848. Toutefois le montant de 125 millions de francs (loi du 30 avril 1849) attribué par l’État français aux anciens propriétaires d’environ 250 000 esclaves des colonies (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion…) est proche de celui de l’indemnisation imposée à Haïti en 1825. Cette proximité m’invitait, il y a une douzaine d’années, à poser (avec quelques réticences) l’hypothèse d’un éventuel lien entre le montant de la « dette de l’indépendance » d’Haïti et la valeur des 430 000-470 000 esclaves à Saint-Domingue à la veille de la Révolution française. Des travaux relativement récents évoquent, peu ou prou, cette question et de façon percutante. Notamment, ceux de Jean-François Brière, Pierre Force et, en particulier, Frédérique Beauvois suggèrent d’interroger, et probablement remettre en cause, partiellement ou totalement, l’assertion vieille de près de deux siècles maintenant que le dédommagement monnayé des anciens colons concerne uniquement leurs propriétés foncières. Ma consultation (à peine initiée) de quelques documents d’archives relatifs à l’expérience d’indemnisation de Saint-Domingue/Haïti, tels le Code des colons de Saint-Domingue et certains des dossiers de demande d’indemnisation produits par des ex-colons, tendrait à confirmer cette intéressante mise en perspective. Certes le mode de calcul alors publiquement annoncé ne fait pas mention du prix d’achat et de la force de travail des esclaves. Pourtant, la force servile constituait la source essentielle de la rentabilité des investissements des colons dans « la perle des Antilles ».
[…] § 7 à 10 non reproduits
1848 concourt à l’intransigeance haïtienne de 1852
Dans cette perspective de périodisation articulée à l’année 1848, quatre arguments au moins peuvent être avancés.
Les deux premières raisons ont trait à des événements qui associent au registre strictement bilatéral celui du devenir sociopolitique d’Haïti, tout en les ancrant, au niveau des mentalités, à la pratique colonialiste somme toute récente.
La posture de dominateur intégrée de longue date par l’ancien maître ressurgit à maintes reprises entre 1840 et 1848. Ces manifestations font écho aux modalités militaires de l’imposition de l’ordonnance de 1825 et elles soulignent la rigueur des rapports franco-haïtiens, des rapports dominant / dominé tant au niveau économique qu’au niveau politique. Deux exemples significatifs seront évoqués ici.
Le premier est lié au tremblement de terre qui, en mai 1842, ravage le Cap-Haïtien, la seconde ville du pays. Ce cataclysme a lieu au moment où le gouvernement Boyer fait face à une opposition grandissante et alors que les cours internationaux du café se dégradent. Pas de quartier pourtant en ce qui a trait aux engagements financiers internationaux d’Haïti. En 1843, le consul de France Levasseur exige avec intransigeance le paiement de l’annuité qui vient à échéance. Il envisage même d’exiger que, en garantie de la prochaine reprise du service de la dette, Port-au-Prince cède (temporairement ?) à la France le Môle Saint-Nicolas (pour la partie occidentale d’Haïti) et la presqu’île de Samana (pour la partie orientale). Les pressions pour que l’échéancier soient respectées sont donc telles qu’Haïti finit par s’exécuter. En janvier 1844, soit certes avec un an de retard, l’échéance de 1843 est acquittée par le gouvernement Hérard (décembre 1843-mai 1844). Le chargement des pièces d’or se fait évidemment avec moult précautions et le plus discrètement possible pour ne pas encourir les foudres de la vindicte populaire…
Le second exemple de l’expression de cette posture aux relents colonialistes et esclavagistes a trait au levier des dédommagements revendiqués par les autorités françaises en faveur de leurs ressortissants en Haïti. Quarante ans après la proclamation de l’indépendance d’Haïti, la longévité et la puissance du ressort colonialiste chez les représentants des maîtres d’antan est manifeste. En septembre 1845, un Français, Dubrac, pharmacien de son état et hostile au gouvernement Pierrot en place (avril 1845-mars 1846), après avoir été sommé de quitter le pays, est incarcéré quelques jours sur un bateau de guerre haïtien appelé Le Rapide. Alors que ce ressortissant a entretemps été libéré, un navire de guerre français pénètre dans les eaux territoriales et son capitaine invite à son bord le commandant de la corvette haïtienne Le Rapide. Répondant à l’invitation, ce commandant s’y fait rouer de coups de fouet et un double dédommagement est réclamé en faveur du Français Dubrac. L’acceptation partielle par Port-au-Prince du dédommagement exigé ne sera pourtant pas jugée suffisante par le consul Levasseur, qui sanctionnera cette attitude en rompant les relations avec le gouvernement Pierrot.
Trois ans après cette expression tenace du mépris et de la violence colonialistes, des données nouvelles interviennent sous le gouvernement de Faustin Soulouque (mars 1847-janvier 1859), tant au niveau intérieur que diplomatique. L’année 1847-1848 ne clôt pas abruptement le bras de fer engagé entre Paris et Port-au-Prince, les situations de crise extrême, pour si intenses qu’elles soient, sont toutefois par la suite de durée limitée.
Quels sont les arguments pour retenir cette borne de 1848 ? L’exercice est assurément délicat et se veut surtout être une proposition d’outil, daté et perfectible, pour appréhender les relations franco-haïtiennes au xixe siècle.
Tout d’abord, cette année-là coïncide avec la première année d’exercice du pouvoir du chef d’État Faustin Soulouque, brièvement président puis empereur.
Ensuite, au niveau de la politique intérieure, l’année 1848 marque, entre autres et simultanément, l’affirmation de la continuité de l’État en ce qui a trait aux troubles agraires et un épisode de rupture au sein des couches dirigeantes. Le pouvoir bénéficie en effet de la répression victorieuse, initiée par son prédécesseur, contre le mouvement paysan d’envergure dirigé par Jean-Jacques Acaau. Cette répression, conduite par le gouvernement Riché (mars 1846-février 1847), se clôt définitivement en 1848. Ce mouvement revendicatif contestait l’option de l’organisation agraire comme celle de la distribution des richesses choisies par les classes dirigeante et dominante en formation. De fait, la population rurale demeure contrainte à se soumettre à la rigueur du Code rural édicté en 1826 justement pour, entre autres, contribuer aux exportations de café, gage majeur des ressources de l’État et également du paiement de la « double dette » de l’indépendance. Le pouvoir a ainsi les coudées franches pour s’en prendre à une composante clé des classes dirigeantes. Au milieu de l’année 1848, Soulouque initie contre l’oligarchie mulâtre une féroce répression qui sabre les tenants de la « politique de doublure » appliquée depuis la chute de Boyer.
En ce qui a trait à la politique extérieure, la continuité est la ligne observée par le nouveau chef d’État, entre autres dans les rapports avec l’ancienne métropole. En 1848, après près de quatre ans d’interruption du service de la dette par les précédents présidents, Soulouque ne craint pas de représailles du gouvernement français. En effet, une convention franco-haïtienne signée en mai de l’année précédente a régularisé les comptes. Un rééchelonnement de la « dette de l’indépendance » est alors négocié pour un échéancier s’étirant jusqu’à 1868, et le règlement différé des annuités impayées de 1844 à 1848 sera à honorer entre 1868 et 1872. Par ailleurs, le paiement par Haïti des annuités de la « dette de l’indépendance » se modernise. Il peut désormais se faire par le biais de traites payables en France. Applicable dès 1848, le procédé est certes toujours étroitement lié aux exportations de café vers la France, mais il permet d’éviter dorénavant que, au su et vu de la population de la capitale, des lingots d’or et d’argent ne soient embarqués sur des navires français. Ce qui évitera au créancier comme au débiteur des manifestations de colère de la population. Enfin, en cette même année 1848, la représentation haïtienne en France est élevée au rang de consulat.
[…] § 21 à 28 non reproduits
II – Éléments de continuité des rapports bilatéraux (1875-1900)
La guerre civile sévit dans les années 1867-1870 sous le gouvernement de Sylvain Salnave. Ce conflit armé et la ligne politique de Salnave accentuent les difficultés à assurer le paiement de la « dette de l’indépendance ». La guerre amplifie assurément le nombre de « réclamations » déposées auprès des autorités haïtiennes par des ressortissants étrangers, dont des Français ; par ailleurs, et entre autres incidences, l’orientation religieuse du pouvoir malmène l’influence française au sein de l’Église catholique d’Haïti. Cette guerre civile débouche sur une partition du pays en trois États jusqu’à l’exécution du président Salnave en janvier 1870. Le premier gouvernement qui succède à Salnave, en l’occurrence, celui de Nissage Saget (mars 1870-mai 1874), s’attache à rétablir le statu quo des relations franco-haïtiennes. Toutefois, la France absorbant l’essentiel des ventes de café haïtien, quasi mono-exportation d’Haïti, et la « double dette » de 1825 étant, à la première moitié des années 1870, en passe de s’éteindre, un nouveau cap économique pourrait être emprunté par les liens bilatéraux en question. En particulier, le fruit du travail du paysan haïtien qui, par les taxes pesant sur le café, paye la dette extérieure, pourrait lui être restitué par l’administration centrale, au moins partiellement, et ainsi mieux irriguer l’économie du pays au bénéfice de la collectivité. Ce changement de cap éventuel est écarté et, au sein des influences étrangères à l’œuvre en Haïti, la prépondérance française devient manifeste.
Au seuil des années 1900, la dépendance économique à l’ancienne métropole parait totale
En 1875, sous Michel Domingue (juin 1874-avril 1876), Port-au-Prince contracte un second emprunt externe, toujours auprès d’une banque française. Cette orientation est observée et entérinée cinq ans plus tard sous Lysius Salomon (appartenant comme Domingue à la mouvance du Parti National), dont le gouvernement (octobre 1879-août 1888) réprimera avec vigueur l’insurrection du Parti Libéral. Ce choix financier d’endettement est à nouveau renforcé une quinzaine d’années plus tard sous Tirésias Simon Sam (mars 1896-mai 1902). Au final, au seuil des années 1900, la dépendance économique à l’ancienne métropole parait totale et l’aura culturelle de la France, phare de la « civilisation » latine, est vive au sein des couches lettrées, même si un courant laïc conteste sinon l’application du Concordat, du moins ses réalisations concrètes. Dans la construction des relations fondamentalement inégales ainsi que dans leur approfondissement, la responsabilité est sur certains points relativement partagée.
Quels sont les axes de continuité repérables dans la dynamique des relations franco-haïtiennes entre la période fondatrice 1804-1848 et la fin du xixe siècle ? Le champ économique sera ici central, le registre culturel sera brièvement abordé, mais, pour chacun d’eux, les indices annonciateurs d’évolution, d’infléchissement, seront soulignés tout en évoquant leurs incidences.
Des liens économiques au fer du déséquilibre
Dans le domaine économique, trois éléments de continuité se détachent plus particulièrement.
Le premier est la dépendance commerciale d’Haïti aux ports français, particulièrement celui du Havre. En effet, le café, produit pour l’essentiel par des petits exploitants agricoles, fournit la quasi-totalité des taxes douanières et celles-ci alimentent près des trois-quarts du budget annuel d’Haïti. Or, singularité construite au cours des décennies suivant immédiatement l’ordonnance de 1825 et le volume des exportations haïtiennes de café plafonnant à 30 000 tonnes, les deux-tiers de ce volume à la fin du xixe siècle sont destinés aux ports français et, indication non secondaire, y sont acheminés par des frets maritimes assurément non haïtiens. De plus, si la France est le premier débouché des ventes haïtiennes, elle occupe le second rang, voire le troisième, pour les importations d’Haïti, les États-Unis étant déjà en tête de file. Cela crée une situation de dépendance qui s’apparente à une vassalisation, puisque les exportations de café constituent le poumon du budget haïtien. Celui-ci est de plus soumis à la volatilité des prix de cette denrée, qui passe de 100 francs les 100 livres en 1890 à près de 37 francs en 1899 et dans les premières années du xxe siècle. Ces variations sont certes prioritairement commandées par les cours internationaux du café, mais leurs incidences sont à corréler aussi avec les retombées sur la production agricole des aléas cycloniques locaux comme des guerres civiles (en 1883, entre le gouvernement de Salomon et l’opposition du Parti Libéral, puis en 1888, au lendemain du renversement de Salomon). Au final, cette dépendance au Havre des rentrées budgétaires haïtiennes mettra assurément Paris en position de force lors des négociations commerciales de 1900 et 1907 pour obtenir de Port-au-Prince que les produits français bénéficient du tarif préférentiel.
Le second élément de continuité est la sujétion financière d’Haïti. Depuis 1825, la France en est la seule créancière et la seule pourvoyeuse de capitaux depuis le prêt de 30 millions de francs octroyé en 1825 pour que Port-au-Prince puisse payer la première annuité de la « dette de l’indépendance ». Cette situation n’évoluera que bien plus tard, au cours des années 1910. C’est donc dans ce cadre, et au moment où l’exportation de capitaux français recherche des taux de rentabilité alléchants, que deux nouveaux emprunts extérieurs vont être contractés par Port-au-Prince et qu’une banque française va y fonder un établissement bancaire.
Le premier des deux emprunts s’effectue sous le gouvernement Domingue, qui n’a été reconnu par Paris qu’après s’être acquitté de l’annuité due en 1874 au titre de la « dette de l’indépendance ». Bien que ce soit un procédé moins outrageant que par le passé, ce coup de semonce diplomatique au nouveau pouvoir rappelle tout de même la mise au ban des nations de 1804 à 1825. À la différence qu’Haïti n’a alors plus à chercher à s’intégrer dans le concert des nations, à rompre son isolement, puisque même les États-Unis, depuis une dizaine d’années, ont enfin noué des relations diplomatiques avec elle. C’est dans ce contexte que, en 1875, soit à cinquante ans d’écart, Haïti renouvelle son option d’endettement externe. Pourtant, du fait de la réduction du montant de l’indemnisation aux ex-colons en 1838 ainsi que des suspensions et reprises de paiement, des rééchelonnements successifs du service de la « double dette » et de l’acquittement de celle-ci, l’État haïtien ne doit plus que 8 millions de francs sur les 90 millions finalement dus selon les clauses de 1838, soit moins de 10 %.
En 1875, l’endettement externe d’Haïti fait donc un bond prodigieux, puisque le prêt du Crédit industriel et commercial (CIC) s’élève à 36 millions de francs au coquet taux d’intérêt de 8 %. Certes, les objectifs affichés par Domingue sont légitimes et même progressistes : les fonds, remboursables sur vingt-et-un ans, serviront à liquider la « double dette » et à initier un programme de travaux publics. Toutefois, dans la pratique, la donne sera dramatiquement autre en ce qui a trait au second objectif. La transaction entre le CIC et l’État haïtien s’accompagne de commissions pour la partie créancière et de concussions, en particulier chez le débiteur. La proportion prise par ces commissions et concussions est telle que, toute honte bue, moins de 2 % aboutit au trésor haïtien. Le ministre des Finances en exercice finit sa carrière de façon dramatique en 1876. Il est alors lynché, mais l’absence de procès empêche d’établir l’intégralité du réseau des bénéficiaires de cette transaction ainsi que leur identité. Paris craint alors une répudiation, par les nouvelles autorités haïtiennes, de cet engagement financier jugé inique par nombre de citoyens et cette inquiétude est d’autant plus vive que les débats à ce sujet sont portés avec virulence au parlement haïtien par les représentants du Parti Libéral. Effectivement, il faut attendre l’investiture, en 1880, de Lysius Salomon pour qu’un compromis relatif à l’emprunt Domingue soit établi entre le Crédit industriel et commercial et l’État haïtien. Le compromis se base en grande partie sur une réduction d’un bon tiers du montant à rembourser (soit 23 millions au lieu de 36), ainsi que sur une diminution du taux d’intérêt et sur un allongement considérable de l’échéancier puisque, au lieu de 1896 il a désormais à échoir en 1922. Mais, comme nous le traiterons plus tard, ce réajustement négocié de l’emprunt 1875 ne se fait pas au total détriment du CIC, qui obtient, dans un autre domaine, d’autres avantages financiers substantiels.
Restons-en aux emprunts extérieurs. En 1896, soit une quinzaine d’années après le modus-vivendi trouvé au sujet de l’emprunt Domingue et l’extinction de la « double dette » de l’indépendance (en 1883), qu’aucun gouvernement n’a envisagé de répudier, la sujétion financière d’Haïti est confortée. La France reconnaît officiellement qu’Haïti a totalement honoré sa dette envers les anciens colons et un nouvel emprunt haïtien est contracté auprès du même Crédit industriel et commercial. Cet emprunt, de 50 millions de francs, est souscrit par l’administration de Tirésias Simon Sam, au moment où la décote du prix du café est vertigineuse, atteignant à peine la moitié de sa valeur moyenne des dernières années. Inversement, quand le gouvernement d’Antoine Simon (décembre 1908-août 1911) contracte l’emprunt extérieur dit de 1910, qui s’élève à 65 millions de francs, les cours du café sont à la hausse (75 francs les 100 livres) et l’optimisme pour le remboursement de la créance est au rendez-vous. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale et la fermeture du débouché du Havre au café haïtien prennent le contrepied de ces prévisions. Endettement extérieur d’Haïti et commerce mondial du café ont donc définitivement partie liée. Cependant, indiquons ici que, pour l’emprunt de 1896 aussi, certes à des degrés moindres que pour celui de 1875, la corruption s’invite. Par ailleurs, il faut souligner que cette mainmise des capitaux français sur la dette externe constitue un levier de pression politique aux mains du gouvernement français. Par exemple, le ministère français des Finances n’autorise pas la cotation à la Bourse des titres de l’emprunt 1896 tant que les réclamations/demandes d’indemnisation de ressortissants français, lésés lors des guerres civiles sous Salnave ou au cours de la répression en 1883 sous Salomon, n’auront pas été traitées et liquidées en leur faveur.
Voyons maintenant le troisième élément de continuité né à la période fondatrice 1804-1848, mais qui se développe de façon singulière au cours de la période 1875-1915, car il répond opportunément à la recherche de gains des institutions bancaires de France. Il est évident toutefois (faut-il le rappeler ?) que les capitaux que la France investit en Haïti représentent une part dérisoire du volume de ses investissements à l’étranger, y compris en Amérique latine. À noter d’ailleurs que, au contraire de l’Allemagne par exemple, le gouvernement français, observant une politique rentière, n’encourage pas les entrepreneurs français à investir en Haïti. De plus, par le biais de ses ressortissants sur place, dominant progressivement la structure du négoce extérieur d’Haïti et piliers des avances au Trésor haïtien, l’influence de la puissance montante européenne, l’Allemagne, s’intensifie. En tout cas, tout en confortant le recours au seul marché français pour les emprunts externes et pour tenter d’assainir les finances de l’État en réduisant entre autres les emprunts internes contractés auprès des négociants consignataires étrangers, au début de la présidence de Salomon, la Banque nationale d’Haïti (BNH) est fondée en 1880. C’est la première institution financière du pays et elle en restera longtemps la seule. Cette chasse gardée de Paris est d’autant plus appréciable que les rivalités impérialistes s’intensifieront bientôt dans la Caraïbe.
Entre autres singularités, en plus du fait que la France se maintient dans la position de puissance rentière, il faut mettre en relief quatre des caractéristiques de la Banque nationale d’Haïti.
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La maison mère de la BNH est le Crédit industriel et commercial qui, justement, vient d’obtenir du gouvernement Salomon la reconnaissance définitive de l’emprunt Domingue, moyennant certes quelques ajustements.
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L’établissement en question n’est pas soumis aux contraintes imposées par la Constitution haïtienne depuis 1806 et qui interdisent aux étrangers et structures étrangères le droit de propriété sur le sol haïtien.
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La BNH est chargée du service de la trésorerie d’Haïti. Elle prélève donc un pourcentage sur toutes les opérations de paiement, en particulier celles ayant trait à la dette publique (tant interne qu’externe), dont 1 % du montant des annuités est retenu.
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Enfin, trois directives phares se détachent dans la feuille de route de la BNH :
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La banque n’offre pas à ses clients de compte d’épargne.
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Aucun système de crédit préférentiel à l’État haïtien n’est mis en place par la BNH. Le taux de crédit qu’elle offre à celui-ci peut atteindre 18 % l’an. Ce qui, entre autres, accroit l’influence des négociants consignataires étrangers, traditionnels bailleurs de fonds des gouvernements successifs depuis le début du xixe siècle.
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Enfin, la BNH ne prête pas d’argent aux entrepreneurs nationaux alors que, à cette époque justement, en particulier dans le nord du pays, des investissements sont initiés (briqueteries, plantations sucrières etc.). Il est certes vrai que, suite aux tensions politiques, aux répressions brutales comme aux guerres civiles et à leurs dommages collatéraux, les entrepreneurs nationaux ne bénéficient pas de la canonnière étrangère et ne sont donc généralement pas indemnisés. Prêter à ces entrepreneurs pourrait être une opération sans garantie pour la banque.
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Au bout du compte, la Banque nationale d’Haïti n’a de « nationale » que cet adjectif. Elle s’attache à rapatrier en France le plus de capitaux possibles en se conformant aux directives qui ont guidé sa création. Au niveau du pays-hôte, cette banque symbolise l’imbrication entre la vassalisation financière et la dépendance commerciale, puisque c’est le café vendu en France qui alimente les caisses de l’État haïtien. Évidemment, quand les recettes douanières haïtiennes se réduisent, pour quelque raison que ce soit, la BNH est bien placée pour obliger l’État haïtien à privilégier le paiement de sa dette externe. Cette injonction provoquera des heurts, mais ceux-ci n’éclateront pas de suite mais une trentaine d’années plus tard. De toute façon, la BNH conservera globalement ce format initial d’organisation et d’intervention jusqu’en 1910, qui ouvrira une nouvelle étape des liens franco-haïtiens.
Cette dépendance est entretenue par la crainte de Port-au-Prince qu’un éventuel non-paiement des créances françaises débouche sur une occupation du territoire comme l’Égypte l’a connue à la fin du xixe siècle
Tel est donc l’environnement dans lequel évoluent les relations économiques franco-haïtiennes, où la subordination du jeune État est de mise. Cette dépendance est entretenue par la crainte de Port-au-Prince qu’un éventuel non-paiement des créances françaises débouche sur une occupation du territoire comme l’Égypte l’a connue à la fin du xixe siècle. Cette subordination orientée perdure d’ailleurs même quand, écho des temps qui changent, en plus des bâtiments de guerre français, d’autres canonnières, surtout allemandes et étasuniennes, interviennent de plus en plus. Ces deux dernières nations savent pénétrer dans les eaux territoriales haïtiennes, non seulement pour défendre les intérêts d’un de leurs ressortissants (Affaire Lüders par exemple en 1896), mais aussi, et de plus en plus, pour protéger la vie et les biens de leurs ressortissants et même, le cas échéant, tout ressortissant étranger résidant en Haïti. Enfin, cette absence de souveraineté financière d’Haïti perdure, ainsi que son principe, malgré les efforts, à la fin du xixe siècle, de certains hauts fonctionnaires soucieux d’œuvrer à l’assainissement des finances publiques (tel le ministre des Finances Anténor Firmin, par exemple) et malgré les propositions restées sans suite d’économistes (tel un Edmond Paul) appelant à abolir l’impôt sur le café. Aucune réelle assise ne soutient donc l’objectif éventuel d’une véritable souveraineté économique.
Cette emprise de la France sur Haïti n’est pas qu’économique : certes dans un périmètre social restreint, elle vient à toucher aussi un pan du registre culturel. Et ce, malgré le cri officiel proféré par Dessalines dans la Déclaration d’indépendance de 1804 : « Haine éternelle à la France ».
Deux attaches culturelles prioritaires
Les élites dirigeantes en formation revendiquent le legs culturel de l’ancienne métropole, certes malgré l’exception notoire dans le royaume d’Henry Christophe et les accrocs sous Soulouque et Salnave. Héritage paradoxal, peut-être, de l’ère coloniale, ces élites sont attachées à la langue française et aux valeurs de civilisation « latines », dont le christianisme catholique. D’après elles, cette religion est susceptible d’aider la jeune société à rejoindre les nations dites « civilisées » et, par ce créneau, accéder non seulement au développement spirituel, mais également économique. Relevant de l’histoire des mentalités, les deux marqueurs culturels de l’identité nationale, à savoir le vaudou et le créole, sont donc à cette époque toujours niés comme tels par les élites.
Sauf moments exceptionnels (sous Soulouque et Salnave par exemple), et prenant le contrepied des dispositions de la constitution adoptée en 1805 sous Dessalines, une des inlassables quêtes des gouvernements républicains de la première moitié du xixe siècle a été de parvenir à négocier un concordat avec le Saint-Siège. Après moult péripéties, c’est finalement chose faite en mars 1860 sous Geffrard. Le Concordat octroie un statut privilégié à la religion et à l’Église catholiques en Haïti et l’État haïtien pourvoit à l’entretien des religieux en contrepartie d’un serment de fidélité au gouvernement de la République. Dans cette perspective, l’État haïtien s’engage à allouer une subvention annuelle au Séminaire Saint-Jacques en France, chargé de former des élèves destinés à devenir prêtres en Haïti. Deux ans plus tard, une autre convention est signée, visant à épauler l’État haïtien dans deux secteurs sensibles. Cette convention confirme le rôle clé assigné à l’Église catholique dans les domaines de l’éducation scolaire et de la santé par le biais de congrégations françaises.
Durant la période 1875-1915, le Concordat et la seconde convention associée, ne sont pas remis en cause, sauf rares exceptions, par les gouvernements. Toutefois, des prises de position et des revendications vigoureuses contestent soit leur bien-fondé, par le biais d’un courant anticlérical, soit leur application, jugée inefficiente, avec, par exemple, la dénonciation de l’existence d’un seul prêtre haïtien en tout et pour tout au seuil du xxe siècle. Aussi une fraction de l’opinion publique lettrée craint-elle un retour du colonialisme, mais cette fois « en soutane ». Cette inquiétude est d’autant plus vive que les membres les plus influents de l’épiscopat catholique peuvent adopter des lignes de conduite dont les représentants de l’État peuvent légitimement prendre ombrage. Comme par exemple sous Salomon au sujet des actes de mariages. Ainsi, même si les violentes croisades anti-vodou (dont celle de 1896-1897) initiées par l’Église catholique bénéficient d’une large adhésion de l’opinion lettrée, l’expression des réticences au pouvoir de cette même Église dans la sphère politique porte de plus en plus. Cette manifestation critique contribue au lent développement, certes en retrait, du courant d’échanges laïcs avec la France, en particulier dans le domaine de l’instruction publique et avec le concours de l’Alliance française.
Ce maillage économique et culturel complexe des relations néocoloniales françaises est également traversé, et progressivement impacté, par les évolutions de la carte géopolitique régionale et de l’échiquier mondial. Voyons brièvement quelques-unes des dynamiques qui, de 1900 à 1915, œuvrent en sens différent, voire contraire, à celles qui caractérisent la période 1804-1848.
III – Évolution du rapport de forces bilatéral et ses incidences (1900-1915)
À la fin du xixe siècle, les appétits expansionnistes des jeunes puissances montantes s’expriment également en Haïti. Si la communauté germanique est un rouage de la pénétration allemande, pour les États-Unis, aux ressortissants peu nombreux, la proximité géographique et le dynamisme croissant de leurs entrepreneurs et banques favorisent la progression de leur emprise sur l’économie haïtienne. La conjoncture internationale intervient également en ce sens. La prépondérance de la France en Haïti se lézarde graduellement sous les coups de boutoir des deux puissances concurrentes, essentiellement dans les champs commercial et bancaire, tandis que le volet culturel y résiste davantage. Les mouvements de fond qui traversent la période 1875-1915 annoncent tant les mutations à l’œuvre dans l’organisation des relations économiques inégales entretenues par Haïti que la justesse des outils mobilisés dans cette perspective par les puissances intéressées.
Modification graduelle de l’orientation géographique du commerce extérieur d’Haïti
La donne change progressivement en ce qui a trait à la hiérarchie des partenaires majeurs d’Haïti au niveau commercial. Pour la période de trente ans de 1875 à 1904, la France demeure le premier débouché des exportations haïtiennes, du café pour l’essentiel, en en captant environ 80 %. Mais son rang chute concernant les importations haïtiennes. La France lui vendant surtout des produits dits « de luxe », le segment du marché haïtien qui lui est réservé se réduit graduellement mais irréversiblement en faveur des produits étasuniens, qui bénéficient en plus de la proximité territoriale et d’un fret plus rapide et moins onéreux. Ainsi, pour la décennie 1875-1884, les importations en provenance de France constituaient près de 25 % du total alors que, de 1895 à 1904, elles n’en représentaient plus que 16 %, tandis que la part des États-Unis grimpe, passant de 23 à 60 %, et que l’Allemagne continue de conforter ses marques
C’est donc fort de cette dépendance commerciale haïtienne au débouché du Havre et des très bas prix du café que, en 1899-1900, Paris entame des pourparlers commerciaux avec Port-au-Prince. Ce sont les premières négociations bilatérales, alors que le traité de 1838 en avait annoncé la tenue imminente. Jusque-là, les échanges ont été régis par le traité de 1838, qui institue le traitement réciproque de la nation la plus favorisée. Le gouvernement français conditionnait l’ouverture de négociations commerciales à l’abrogation par la partie haïtienne de la clause, toujours reconduite, de la première Constitution interdisant aux étrangers de race blanche d’accéder à la propriété foncière et immobilière. Ces pourparlers commerciaux réalisent un des objectifs bilatéraux né durant la période-matrice de 1804-1848. Paris négocie en effet des dégrèvements substantiels des taxes pesant sur les ventes françaises à Haïti en contrepartie de l’application du tarif minimum à l’importation des cafés haïtiens. Les discussions aboutissent en juillet 1900 avec la signature du premier accord commercial franco-haïtien et le principe sera reconduit sept ans plus tard. Les puissances montantes américaine et européenne observent avec vigilance cette orientation et elles tentent d’obtenir également des préférences tarifaires similaires à celles accordées aux produits français.
Paris prend la mesure que cette avancée bilatérale ouvre la voie à un autre registre de pressions sur Port-au-Prince, celui d’une éventuelle menace de dénonciation du protocole commercial. Ce cas de figure ne surgira toutefois pas de sitôt, mais, on s’en doute, la menace sera alors brandie au sujet de la dette extérieure d’Haïti. Pour l’heure, au seuil du xxe siècle, c’est une nouvelle exigence de la Banque nationale d’Haïti qui est avancée, et avec l’entier appui du Quai d’Orsay. L’exigence en cause relève de l’ingérence.
La Banque nationale d’Haïti, un cheval de Troie ?
Effectivement, à partir de 1899-1900, et de plus en plus vigoureusement, la BNH demande au gouvernement haïtien de lui céder la gestion des douanes pour optimiser les recettes fiscales et ainsi mieux garantir le service de la dette externe, soit donc celui des emprunts 1875 et 1896. Il est vrai que la nécessité d’un assainissement douanier se pose. Des responsables nationaux en avaient déjà exhorté l’urgence arguant, entre autres, que la collecte des taxes douanières dans les ports haïtiens est entachée de corruption et que l’importance des rentrées pâtit des fréquentes situations de tumultes politiques (soulèvements armés ou guerres civiles). Toutefois, le gouvernement Tirésias Simon Sam rejette la sollicitation de la Banque nationale. Fort de l’appui potentiel de l’opinion publique, Simon Sam défend la souveraineté de l’État, certes fragilisée, et il refuse d’accorder à une institution somme toute étrangère le contrôle des douanes. Si la Banque réitère peu après sa demande sous Nord Alexis, elle doit bientôt interrompre un temps ses démarches, car l’opinion haïtienne est vent debout dès 1903 à la divulgation du scandale de corruption qui éclabousse les plus hauts dirigeants de la BNH. En effet, complices de personnalités d’État haïtiennes, ces dirigeants (français et allemands) de la Banque ont participé à de nombreuses malversations dans le cadre du processus de consolidation des dettes internes initié par Tirésias Simon Sam, qui, rappelons-le, avait souscrit à l’emprunt 1896. Alors que le centenaire de l’indépendance d’Haïti sonne, le président Nord Alexis (décembre 1902-décembre 1908) encourage la tenue d’un procès en bonne et due forme dont les verdicts et condamnations confirment les responsabilités individuelles. Toutefois, du côté du Quai d’Orsay, le désengagement n’est pas à l’ordre du jour. À l’issue de l’incarcération de dirigeants français de la Banque nationale d’Haïti et face au retrait (en 1905) du service rentable de la trésorerie à la BNH, Paris soutient les négociations initiées avec Port-au-Prince en vue de l’élaboration d’un contrat pour une nouvelle institution bancaire en Haïti, effectivement conclu en 1910. Plus surprenant encore sera l’accession prochaine au rang de chefs d’État de plusieurs des condamnés haïtiens graciés par Nord Alexis lui-même, puis par Antoine Simon.
Singulièrement, à partir de 1910, et malgré le nouvel emprunt extérieur de 60 millions contracté la même année par Haïti sur le marché français auprès, cette fois, de la Banque de l’Union parisienne, une érosion de la prépondérance économique française est amorcée.
1910 : nouvelle Banque « nationale », nouvel emprunt extérieur
La nouvelle Banque nationale de la république d’Haïti (BNRH) est toujours française, mais, aux côtés des capitaux français se positionnent, cette fois, des capitaux de la National City Bank étasunienne et de banques germaniques
Fait emblématique, la nouvelle Banque nationale de la république d’Haïti (BNRH) est toujours française, mais, aux côtés des capitaux français de la Banque de l’Union parisienne, se positionnent, cette fois, des capitaux de la National City Bank étasunienne et de banques germaniques. Avancée qualitative et de taille pour les États-Unis, car, appliquant une stratégie d’investissements en Haïti non observée par la France, les capitaux étasuniens y ont déjà investi dans des entreprises comme dans des concessions ferroviaires et, dans certains cas, avec l’appui de la National City Bank.
[…] § 54 à 56 non reproduits
Conclusion
L’année 1915 clôt ainsi la période quasi-séculaire ouverte par l’ordonnance de Charles X en ce qui a trait aux questions financières, qui lèsent la souveraineté économique d’Haïti
L’année 1915 clôt ainsi la période quasi-séculaire ouverte par l’ordonnance de Charles X en ce qui a trait aux questions financières, qui lèsent la souveraineté économique d’Haïti. La sape des échanges commerciaux franco-haïtiens suivra, mais celle des intérêts culturels français y sera tardive et au bénéfice graduel des échanges laïcs déjà encouragés sous le mandat de Salomon. Comme en 1825, la page des liens franco-haïtiens qui se referme en 1915 est évidemment également liée au contexte international et aux rivalités de grandes puissances dans la Caraïbe. Le long xixe siècle haïtien et ses dynamiques se doit donc d’être appréhendé sous le prisme de relations bilatérales franco-haïtiennes marquées du sceau de l’inégalité et aux incidences majeures sur le devenir de la société haïtienne. L’expérience haïtienne des relations postcoloniales est un cas d’école, un « néocolonialisme à l’essai ». Elle débouche sur la non-autonomie économique par rapport à l’ancienne métropole. Aggravée par le paiement imposé de la « dette de l’indépendance », cette expérience annonce les contraintes qui s’exerceront sur maints processus de décolonisation aux xixe et xxe siècles.
Ma présente contribution est un éclairage sur les relations franco-haïtiennes qui met en relief le poids de cette « dette de l’indépendance » sur la destinée économique et sociale d’Haïti. La solvabilité de l’État haïtien tout au long du xixe siècle doit être mesurée à l’aune de la coercition diplomatique, longtemps soutenue par la politique de la canonnière exercée par Paris. L’ordonnance de Charles X relayée par les trois emprunts (1875-1896-1910) a établi des servitudes économiques et sociales dont les effets imbriqués touchent la dette publique (externe et interne), impactent la production agricole, toujours davantage vouée à la mono-exportation de café, mais aussi le commerce extérieur, dont l’orientation conforte la subordination économique. Le poids de la dette contraint et parfois favorise le choix des dirigeants en place de tout faire pour honorer la dette externe et pour éviter tout retour à une mise au ban des nations. L’impact de ce choix est renforcé par l’absence de retour d’investissements dans l’économie agricole en faveur de la paysannerie, en particulier les petits exploitants, pourvoyeuse des précieuses devises.
Au seuil du xxe siècle, l’implication des petits paysans du Nord-Est dans les mouvements de rébellion « cacos » contre le pouvoir central pointe, entre autres, deux dynamiques qui s’entrecroisent. La première, d’ordre interne, est le ressort du clientélisme et des relations de métayage qui caractérisent le monde rural et que les chefs militaires régionaux et grands propriétaires fonciers peuvent mobiliser dans leur marche intéressée contre le pouvoir central. La seconde dynamique est liée à la dépendance économique d’Haïti. Une forte crise socioéconomique frappe les campagnes également touchées par l’essor démographique et dont les incidences sont amplifiées par les « dépossessions » liées aux concessions aux grandes entreprises étrangères agricoles et ferroviaires. En 1913, le programme « caco » dit de la « révolution de Ouanaminthe », rappelant d’ailleurs partiellement celui du mouvement de Acaau, exige, entre autres, « le triomphe définitif de la démocratie par l’abolition de toutes les inégalités économiques et sociales ». Aussi, nombre de petits exploitants agricoles, souvent devenus des journaliers agricoles saisonniers, rejoignent les prises d’armes de chefs militaires « cacos » contre le gouvernement de la capitale. Par ailleurs et pour la première fois depuis l’indépendance une émigration paysanne débute. Jusqu’ici, Haïti était plutôt une terre d’accueil pour des étrangers venus d’Europe, mais également des États-Unis et des territoires de la Caraïbe, y compris des possessions françaises. L’émigration haïtienne naissante s’oriente vers les grands chantiers de la région caribéenne, comme celui lié à la construction du canal de Panama, ainsi que vers les grandes plantations sucrières étasuniennes établies à Cuba et en République dominicaine. La dépendance multiforme de l’économie haïtienne au pôle étasunien s’affirme de plus en plus.
Entre 1910 et 1915, il y a donc une accélération du moment de rupture engagé en 1910 au niveau des relations économiques franco-haïtiennes : la prépondérance étasunienne est en passe d’évincer en Haïti la suprématie française qui avait atteint son apogée à la fin du xixe siècle.
Juillet 1915 marque la perte totale de la souveraineté d’Haïti face à la jeune et agressive puissance des États-Unis sous le prétexte d’une menace de la concurrence allemande et de la difficulté d’Haïti à honorer le service de sa dette extérieure. Hormis dans le domaine culturel, les intérêts français en Haïti vont se disloquer à court et moyen terme. Il faudra tout de même sept ans pour que le créancier d’Haïti devienne uniquement étasunien et les réticences ne viendront pas de la partie française, mais du gouvernement haïtien en exercice. La nouvelle phase des liens franco-haïtiens qui s’initie alors continue donc néanmoins de s’inscrire dans les courants de fond séculaires des rapports bilatéraux qui vont, à terme et de façon inégale, se modifier.
Auteur
Gusti-Klara Gaillard-Pourchet
Professeure
Université d’État d’Haïti