source : http://journals.openedition.org/perspective/3604

Bénédicte Savoy, « Napoléon hors de France : arts et cours européennes », Perspective, 3 | 2007, 459-462.

En 1983, l’historien allemand Thomas Nipperdey faisait débuter sa grande étude sur l’Allemagne du xixe siècle par ces mots : « Au commencement était Napoléon ». À ses yeux, le fossoyeur du Saint Empire fut aussi à l´origine de l’Allemagne moderne ou, pour être tout à fait précis, à l’origine de l’Europe moderne, tant il est vrai que le diagnostic vaut aussi pour la plupart des états européens actuels


 

Référence(s) :

Bayerns Krone 1806. 200 Jahre Königreich Bayern, Johannes Erichsen, Katharina Heinemann éd., (cat. expo., Munich, Münchner Residenz, 2006), Munich, Himer, 2006. 311 p., 77 fig. en n. et b. et 197 en coul. ISBN : 3-7774-3055-2 ; 34,5 €.

Lodewijk Napoleon. Aan het hof van onze eerste Koning 1806- 1810, Paul Rem, Georges Sanders éd., (cat. expo., Apeldoorn, Paleis Het Loo Nationaal Museum, 2006-2007), Zutphen, Walburg Pers, 2006. 120 p., 5 fig. en n. et b. et 96 fig. en coul. ISBN : 90-5730-455-4 ; 105 €.

France-Bavière : allers et retours, 1000 ans de relations franco- bavaroises, Mathias Auclair éd., (cat. expo., Munich, Bayerisches Hauptstaatsarchivs, 2006/Paris, Hôtel de Sou- bise, 2006), Munich/Paris, Biro, 2006. 479 p., env. 200, fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 2-35119-008-4 ; 48 €.

 

TEXTE INTEGRAL

Transferts culturels, histoire croisée, métissages et fécondations transnationales : autant d’approches qui ont permis de renouveler en profondeur, ces dernières décennies, l’écriture de l’histoire européenne. De manière significative, et le paradoxe est moindre qu’il n’y paraît, c’est bien souvent en période de guerre, de conflit aigu, d’occupation par l’ennemi, dans ces moments où les historiographies nationales se sont longtemps plu à voir le paroxysme de l’hostilité et du rejet, que les dynamiques transfrontalières d’échanges et d’appropriation ont été (et sont) les plus intenses. L’épisode napoléonien est l’une de ces périodes. Les manifestations qui, partout en Europe, le commémorent depuis une dizaine d’années sont autant d’invitations à penser l’histoire des nations européennes en termes d’inter- actions complexes et de constructions mémorielles multiples. Que signifie pour l’histoire de nos cultures respectives la politique d’alliance par le sexe et le sang que Napoléon mena en Europe ? Quelles en furent les conséquences en termes d’histoire administrative et politique, bien sûr, mais aussi en termes d’histoire du goût, des formes, des idées ? Les catalogues de deux expositions présentées respectivement à Apeldoorn et à Munich l’an passé, Lodewijk NapoleonAan het hof van onze eerste koning, 1806-1810 et Bayerns Krone 1806. 200 Jahre Königreich Bayern éclairent certains mécanismes d’appropriation et d’adaptation de modèles entre Paris et les capitales de deux états européens périphériques autour de 1800. Plus audacieuse sur le plan de la méthode et plus excitante sur celui de la forme, l’exposition France-Bayern coorganisée par la direction des archives de France et le Staatsarchiv de Bavière (2006) s’est efforcée non seulement d’éclairer dix siècles de relations entre la France et la Bavière, mais aussi – et peut-être surtout – de produire elle-même un objet transnational novateur : un catalogue entièrement bilingue, très subtil malgré son imposant format.

On éprouve aujourd’hui un évident malaise, en France, à l’idée de commémorer Napoléon. Il est vrai qu’entre apologie et procès, la recherche française sur l’Empire ne s’est pas encore complètement affranchie de la légende et que Napoléon écrase de son poids les mémoires collectives européennes. Le silence qui a entouré en France le bicentenaire d’Austerlitz et le bruit causé par ce silence sont symptomatiques. D’ici 2015 – bicentenaire de Waterloo –, aucune exposition d’envergure ne sera probablement consacrée en France au « grand homme », en tout cas aucune exposition « faite maison ». Hors de France, en revanche, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Russie même, la décennie écoulée a été jalonnée d’importants événements commémoratifs, de publications, de productions audiovisuelles souvent éclairantes et de rétrospectives importantes. il y eut, pour en nommer seulement quelques-unes, les remarquables expositions de Brescia (Napoleone Bonaparte : Brescia e la Repubblica Cisalpina, 1797- 1799, 1997-1998) et de Milan (Napoleone e la Repubblica Italiana, 1802-1805, 2002-2003) consacrées à l’intégration administrative de l’Italie du Nord sous Bonaparte ; l’exposition Nelson & Napoleon du National Maritime Museum de Greenwich (2005) qui éclairait avec beaucoup d’intelligence les représentations croisées qui ont accompagné l’affrontement franco-britannique des années 1800 ainsi que les mécanismes qui ont contribué à la construction du mythe de Nelson en Angleterre ; une exposition originale de la Kunstbibliothek de Berlin (2006) intitulée Napoleons Neue Kleider [les nouveaux habits de Napoléon] s’est proposé d’ana- lyser les transferts iconographiques véhiculés par la caricature entre le monde britannique et le monde allemand. En 2008, les musées de Kassel mettront en évidence l’intégration administrative du royaume de Westphalie, état satellite de l’Empire entre 1807 et 1814, mais aussi les phénomènes d’importation et d’adaptation esthétiques du style empire, appréhendé comme forme de « corporate design » (système d’identification visuelle). Les expositions d’Apeldoorn et de Munich s’inscrivent donc dans un vaste mouvement européen.

Bayerns Krone 1806 – La couronne de Bavière, 1806. En 1983, l’historien allemand Thomas Nipperdey faisait débuter sa grande étude sur l’Allemagne du xixe siècle par ces mots : « Au commencement était Napoléon ». À ses yeux, le fossoyeur du Saint Empire fut aussi à l´origine de l’Allemagne moderne ou, pour être tout à fait précis, à l’origine de l’Europe moderne, tant il est vrai que le diagnostic vaut aussi pour la plupart des états européens actuels. C’est précisément à ce « commencement » qu’était consacrée l’exposition Bayerns Krone et dont témoigne le catalogue, dirigé par Johannes Erichsen et Katharina Heinemann. Il s’agissait d’éclairer le moment où la Bavière fit son entrée dans la « modernité » – administrative, juridique, constitutionnelle mais aussi esthétique – au début du xixe siècle. De manière significative, le catalogue ne sépare pas les aspects politico-diplomatiques des aspects esthétiques. il est ainsi question à la fois des positionnements diplomatiques de la Bavière entre France et Autriche autour de 1800 (Ferdinand Kramer, p. 16-23), des réformes institutionnelles inspirées par le modèle français et menées par le ministre Montgelas (Franziska Dunkel, p. 24-35), du transfert et de l’importation de modèles artistiques, en particulier dans le domaine des objets d’art, notamment lorsqu’il s’est agi de créer de toutes pièces une symbolique et des attributs royaux pour un état qui n’avait pas de tradition dans le domaine. Exemple significatif : les regalia bavaroises furent fabriqués à Paris par l’orfèvre attitré de Napoléon, Martin-Guillaume Biennais (Sabine Heym, p. 36-49 ; fig. 1). Les illuminations organisées à Munich pendant le règne de Max Joseph de Bavière (Katharina Heinemann, p. 62-71) illustrent elles aussi, de manière exemplaire, l’adaptation d’une tradition baroque à un nouvel « empire des signes » commun à l’Europe, qui continuera d’ailleurs de dominer la culture festive et mémorielle en Bavière bien après la chute de Napoléon. En témoigne le jubilée organisé en 1824 pour les vingt-cinq années de gouvernement de Max Joseph, qui fit l’objet d’une publication lithographique reproduite dans son intégralité dans le catalogue (p. 73-144). Mais il serait évidemment réducteur de voir dans l’expansion du style empire ou du goût français une simple dynamique d’import/ export de produits entre la France et les états soumis à l’autorité napoléonienne. Dans le chapitre consacré à la décoration des appartements (devenus) royaux de la résidence de Munich (Brigitte Langer, p. 50-61), il apparaît clairement que l’adoption d’un nouveau style, en Allemagne, autour de 1800 est un phénomène complexe, qui mêle emprunts purs, adaptations et variations, parfois teintés de rejet. Car les modalités et le rythme de la modernisation des états soumis, ses coûts et son caractère imposé ont aiguillonné en Bavière, comme partout en Europe, d’importants mouvements de résistance (ceux que les manuels d’histoire français subsument sous le terme d’« éveil des consciences nationales »). Le catalogue Bayerns Krone consacre plusieurs chapitres à l’opposition anti-napoléonienne en Bavière. Car c’est bien dans la modernité induite par l’alliance avec la France à partir de 1806 et rendue manifeste par l’adoption de toute une série de signes que la Bavière puisa la force, quelques années plus tard, de s’affranchir du joug napoléonien.

Le diagnostic formulé par Nipperdey (« Au commencement était Napoléon ») vaut aussi pour les Pays-Bas qui continuent de considérer le frère de Napoléon, Louis Bonaparte, comme leur « premier roi ». Le titre de l’exposition organisée en 2006 pour commémorer la transformation de la république batave en royaume de Hollande en témoigne : Lodewijk Napoleon. Aan het hof van onze eerste koning, 1806-1810 [Louis Napoléon. À la cour de notre premier roi. 1806-1810]. Cette exposition s’inscrit dans la même logique générale que celle de Munich. Elle s’en distingue toutefois sur un point décisif, puisqu’elle ne vise pas un panorama historique, politique et administratif des « années françaises » de la Hollande, mais se concentre sur la personne et la cour du souverain, sur des questions de transferts artistiques au sens large : importation en Hollande et adaptation par des ébénistes et artisans locaux (Matthjis Horrix, Albert Eeltjes, Carel Breytspraak pour en nommer quelques-uns) du mobilier et de la décoration empire (Paul Rem, p. 19-36) ; réaménagement des parcs et jardins royaux sous la double houlette d’architectes français et hollandais, notamment Alexandre Dufour, Jan David Zocher et Johan Philip Posth, dans le respect de la tradition locale (Ben Groen, p. 37-46) ; création d’ordres spécifiques à la Hollande dessinés par Jean-Baptiste Isabey et réalisés par Martin Guillaume Biennais (George Sanders, p. 47-62) ; stratégies d’achat et de commandes d’objets d’art – vaisselle et horloges – pour stimuler l’artisanat de luxe local (Wies Erkelens, p. 63-80) ; renouvellement des pratiques vestimentaires (Trudie Rosa de Carvalho, p. 81-94) et musicales à la cour du roi Louis (Helen Schretlen, p. 95-106). L’entrée en matière historiographique du catalogue (Frans Grijzenhout, p. 9-18) est particulièrement précieuse pour comprendre la place complexe que l’épisode napoléonien – et plus particulièrement la personne de Louis Bonaparte – a occupé dans la mémoire collective néerlandaise aux xixe et xxe siècles, marquée notamment par une inévitable analogie Hitler/ Napoléon dans les années 1940. Car il n’y a pas un Napoléon, ou plutôt une image de Napoléon en France, une autre en Allemagne, une autre en Pologne, une autre encore en Italie ou en Hollande. Partout, le mythe napoléonien a toujours été fait d’images et d’enjeux paradoxaux, qui s’opposent et se combattent, avec un seul point commun : leur profond ancrage dans les débats politiques et idéologiques des différentes époques et dans les différents pays dans lesquelles ils s’inscrivent. Au total, les expositions consacrées à la période napoléonienne depuis quelques années en Europe fournissent un matériel précieux pour quiconque s’intéresse aux phénomènes de transferts culturels. Ce matériel est encore ordonné sur un mode très national (Napoléon et la Bavière, et la Hollande, et la Rhénanie etc.) mais on peut espérer qu’il motivera, dans les années à venir, des études plus authentiquement européennes, qui permettraient des approches transnationales certainement fructueuses (par exemple sur les jardins, les illuminations, le mobilier etc… à l’échelle de l’Europe entière autour de 1800).

Ni la Révolution ni l’Empire ne sont des affaires « nationales » françaises mais bien des événements fondateurs pour l’Europe entière

Car si l’histoire de l’Europe est bien le produit d’interactions complexes, de dynamiques transnationales et de constructions mémorielles multiples, elle exige, pour être évaluée à sa juste mesure, que l’on s’émancipe des grilles de lecture traditionnelles et que l’on adopte pour l’appréhender des outils susceptibles de rendre compte de modèles complexes de fécondation. En ce sens, le catalogue France-Bayern, allers et retours. 1000 ans de relations franco-bavaroises est exemplaire. Fruit d’une authentique collaboration entre les archives de France et les archives de l’état de Bavière, il porte en lui-même, pour- rait-on dire, la marque génétique des complexités dont il rend compte. Deux cultures très différentes du travail muséographique et de l’exposition historique ont manifestement trouvé ici un modus vivendi et sont parvenues à produire, sous le triple commissariat de Gerhard Hetzer, Ariane James-Sarazin et Albrecht Liess, une exposition et un catalogue véritablement « métisses ». Le catalogue, qui se propose d’embrasser l’histoire des relations franco-bavaroises du Moyen Âge à l’après 1945, est habilement organisé en sections thématiques qui permettent d’éviter l’écueil des chronologies nationales plaquées sur des réalités d’une autre nation : questions religieuses et diplomatiques, alliances et conflits, administration et aménagement du territoire, relations économiques et culturelles – autant de problématiques qui permettent une approche transchronologique et transnationale vivifiante. De manière significative, la Révolution française et l’Empire napoléonien sont les deux seules époques historiques (avec l’après 1945) auxquelles sont consacrés des chapitres complets – manière de rappeler que ni la Révolution ni l’Empire ne sont des affaires « nationales » françaises mais bien des événements fondateurs pour l’Europe entière. Tous les chapitres s’articulent autour de deux articles de fond systématiquement confiés à un historien français et à un historien allemand. Il est particulièrement rafraîchissant de trouver ici les noms de grands spécialistes qui ne sont pas des professionnels du « franco-allemand » mais parviennent à engager un dialogue fructueux par le biais même de ce catalogue original. Les essais sont pour la plupart consacrés à des sujets précis (et non à des considérations générales sur les rapport entre les deux pays), ce qui a le mérite de rendre très vivante, très immédiate, l’approche historique. On apprend beaucoup, par exemple, sur les vecteurs et les mécanismes de transferts culturels autour de 1800 (pas seulement pour le domaine franco-allemand) en lisant l’article d’Olivier Poncet consacré à la mission bavaroise de Marcel de Serres (« un espion économique au service de l’Empereur », p. 367-373). De même l’article que Bernhard Grau consacre à la dimension politique des expositions d’art organisées après 1945 en Bavière et en France (« Manet à Munich et Dürer à Paris. Plusieurs expositions au service des relations franco-bavaroises », p. 441-446) aborde des problématiques qui dépassent le simple cadre binational et soulève la question plus générale du rôle politique et diplomatique assigné, dans un monde globalisé, aux expositions d’art (voire aux musées). Ce ne sont ici que des exemples représentatifs de la qualité et de l’originalité de ce catalogue bilingue. Les objets et documents présentés sont judicieusement choisis et souvent étonnants, tels cette esquisse de la bataille d´Austerlitz « exécutée avec rapidité par Napoléon lui-même en ma présence », indique le prince héritier de Bavière, qui rencontra Napoléon en marge du mariage d´Eugène de Beauharnais avec Augusta Amalia de Bavière, à Munich, en janvier 1806 (cat. 84) ; ou encore ces « ornements capillaires », selon l´expression du catalogue (cat. 80), tresses encadrées du ministre de la Bavière à Paris qui sous l´Empire n´avait plus besoin, pour sortir en ville, de compléter artificiellement sa chevelure – la fin des queues, les tresses au mur : voilà qui rend immédiate- ment intelligible la rupture révolutionnaire et l´avènement d´un nouvel âge, même en Bavière. Last but not least, la grande qualité des traductions de ce catalogue (tout y est présenté en français et en allemand, sans retranchement) en fait un outil dont on aimerait qu’il fasse école.

 

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