revue des deux mondes

L’Autriche en 1867 et son rôle dans l’Europe orientale depuis son exclusion de la confédération germanique – L. Buloz

Revue des Deux Mondes  2e période, tome 71, 1867 (p. 941-983)
Publié sur wikisource

 

Cette idée de nationalité, qui a transformé l’Europe occidentale, a acquis toute sa puissance d’expansion au fur et à mesure de la diffusion des doctrines du XVIIIe siècle et de la révolution française sur l’égalité de droits pour tous les hommes et sur la souveraineté populaire. Ce sera la gloire de la France de l’avoir appliquée sur son sol et répandue dans le monde


REPRODUCTION DE L’INTRODUCTION


Depuis huit ans, la monarchie autrichienne a traversé deux crises redoutables. Au dire de ses adversaires, elle ne saurait survivre à la perte successive de ses positions en Italie et en Allemagne, comme au travail de décomposition intérieure qui se fait dans son sein. Il est vrai que la vieille Autriche, celle qui n’était « qu’une dynastie et une armée, » ne s’est pas remise des dernières secousses ; mais nous sommes en face d’une Autriche rajeunie par des formes politiques mieux en harmonie avec l’esprit moderne. Cette Autriche ne peut plus être sérieusement menacée ni par l’Italie, à laquelle elle ferait au besoin le sacrifice de quelques districts voisins du lac de Garde, ni par l’Allemagne, tout entière aux luttes de sa constitution intérieure. Elle n’a d’autre ennemie qu’elle-même, que certaines passions qui s’acharnent à sa ruine pour le plus grand triomphe de la théorie des nationalités. Ce mot a donné lieu il tant de méprises lorsqu’il s’est agi de l’Autriche et de l’Orient, qu’il n’est pas inutile d’en préciser historiquement et philosophiquement le sens et la portée. A le prendre dans son acception véritable, il signifie le sentiment de solidarité qui porte certains groupes d’hommes à vouloir établir entre eux le lien étroit d’une existence politique commune. De tous les faits qui révèlent cette communauté d’intérêts vitaux, l’unité de langage est le plus apparent. On se figure sans peine le sentiment de révolte qui naît au cœur de l’homme, si, au nom d’une autorité quelconque, on veut le forcer à comprendre et à accepter une langue qui n’est pas la sienne. En usant de pareilles violences, un gouvernement sape sa propre base ; il n’est plus accepté librement, et les insurrections éclatent par la force des choses. C’est là l’histoire des luttes de l’Italie contre la domination autrichienne ; mais ce lien intellectuel de la langue, qui a fait l’unité française, l’unité italienne, ne se rencontre pas partout. Il est l’indice le plus fréquent et non l’essence du principe de la nationalité. Un état peut, sans danger imminent pour sa tranquillité intérieure, renfermer des groupes de langues diverses. Si le gouvernement qui le dirige respecte depuis des siècles les aspirations des populations, si par la participation de tous il s’engage dans les voies du progrès social, cela suffit. Les liens nationaux sont étroitement formés, les velléités sécessionistes ne sont plus à redouter.

Dans toute l’Europe occidentale, le progrès des mœurs et des lois a effacé ce qui pouvait subsister des conflits de race proprement dits. Si l’on excepte un petit nombre de points contestés, tels que le Slesvig, le Luxembourg et le Tyrol italien, il semble que nous soyons arrivés à entrevoir les limites et les extensions possibles des états de l’Occident. C’est que le classement des races est fait pour l’Allemagne, pour la Scandinavie, pour la France, pour l’Italie et pour l’Espagne. Il n’en est plus de même des états de l’Europe orientale. Ce ne sont plus des questions de point d’honneur national qui s’y agitent. En Autriche comme dans l’empire ottoman, les instincts de race dominent trop souvent les combinaisons politiques, et on les confond avec la nationalité. C’est uniquement sur le principe de la communauté de race qu’est fondé le panslavisme et que s’appuient les Russes pour chercher à fonder leur domination sur les autres peuples slaves et à se créer une clientèle aux dépens de l’Autriche et de la Turquie. Faut-il y voir l’essor naturel d’un peuple civilisé étendant sa sphère d’action en vertu d’une communauté de mœurs, de langage et d’intérêts volontairement acceptée par ses voisins ? En aucune façon. La première application du panslavisme a été faite à la Pologne pour la rayer du nombre des nations. Ce sanglant exemple nous en dit assez, et aucun esprit éclairé ne peut accepter l’abus menteur que fait la Russie du mot de nationalité.

L’Autriche, qui compte dix-sept millions de sujets slaves, doit être la première à combattre cette propagande de race qui constitue un danger pour l’équilibre européen. Elle n’y peut réussir qu’en s’occupant de l’éducation des peuples slaves, en les éclairant sur leurs véritables intérêts, en les amenant à comprendre qu’ils doivent s’unir aux Allemands et aux Magyars, même au prix de quelques froissemens d’amour-propre, plutôt que de subir la domination ou tout au moins la prépondérance de la Russie. Déjà cette alliance entre des élémens divers de race et de langage commence à se faire pour le royaume de Hongrie. De la Save aux Karpathes, on compte sept langues différentes ; mais, en dépit des passions et des haines imprudemment excitées il y a vingt ans, toute cette contrée ne forme qu’une seule nation créée et soutenue par le puissant esprit politique de la race magyare, ayant derrière elle de glorieuses traditions historiques, le berceau et le centre de la seule civilisation florissante au sud-est de l’Europe. A chaque crise de son histoire, après la réaction joséphiste comme après celle de 1850, la Hongrie se relève plus fière et plus unie. Il est visible que cette nation se constitue en dehors de toute idée d’identité de race, exemple frappant qui nous montre que, même peuplés de races différentes, certains pays peuvent former une unité nationale. Jamais il ne suffira de prendre une carte ethnographique pour fixer le sort, des peuples à la satisfaction universelle, et ce qu’on nomme une nationalité n’existera point par le seul fait d’affinités physiologiques et d’identités grammaticales. Elle ne s’arrêtera non plus ni à la rive d’un fleuve ni au versant d’une montagne. Aucun de ces élémens n’est à lui seul le signe de la nationalité. Il les faut combiner avec l’étude du caractère propre de chaque civilisation. Ce mot si vague au premier abord se saisit mieux lorsqu’on étudie le passé des peuples et les tendances naturelles de leur politique ; on arrive ainsi à lui trouver un sens profond. C’est comme un cri qui s’élance de la conscience des citoyens, c’est la personne même d’un groupe quelconque de populations, être moral et collectif doué d’une âme particulière ; c’est l’idée de patrie dans l’acception la plus large et la plus noble, une patrie qui se forme par l’affection commune de ses enfans, par le besoin de s’unir ou de rester unis, une patrie indépendante désormais des accidens politiques, qui embrassera dans notre France une Alsace allemande, par les mœurs et l’origine, mais rattachée à nous par deux siècles de bon gouvernement, une patrie telle que la comprenaient les Italiens quand ils revendiquaient la Vénétie, une patrie telle que se la sont faite les Suisses, ne distinguant pas ceux d’entre eux qui parlent l’allemand, le français ou l’italien, une patrie telle que l’a voulue l’Allemagne en se groupant autour de la Prusse pour montrer sa force dans son unité.

Cette idée de nationalité, qui a transformé l’Europe occidentale, a acquis toute sa puissance d’expansion au fur et à mesure de la diffusion des doctrines du XVIIIe siècle et de la révolution française sur l’égalité de droits pour tous les hommes et sur la souveraineté populaire. Ce sera la gloire de la France de l’avoir appliquée sur son sol et répandue dans le monde. Peu importe que l’unité de l’Italie ou l’unité de l’Allemagne en soit la conséquence, aucun peuple n’avait le droit de l’empêcher. Nous nous refusons à croire qu’une idée si saine, si conforme aux tendances de l’esprit humain, soit le principe destiné à bouleverser l’Europe. Telle que nous la comprenons, telle que la comprennent les Allemands et les Magyars, c’est-à-dire soigneusement distinguée de l’idée de race, elle ne nous paraît pas une menace pour l’Autriche. Le travail qui se fait chez elle en effet n’est pas celui de nationalités demandant à prendre un rang à part dans la famille des états européens, c’est celui de races ayant vécu dans un isolement prolongé sans se mêler les unes aux autres, cherchant aujourd’hui à se grouper pour arriver à une organisation collective, — l’état autrichien, — et jetées seulement dans d’autres voies par une série de fautes et de malheurs, mine inépuisable de griefs contre l’ancienne monarchie des Habsbourg. Chacun des pays qui la composent revendique séparément une mesure plus ou moins large d’autonomie ; mais tous, Hongrie ou Croatie, Illyrie ou Bohême, aperçoivent la nécessité d’un lien commun, d’une fédération comme celle qu’un hasard providentiel a préparée entre eux. Relier ces peuples échus à la domination autrichienne dans des situations très diverses, combattre des menées étrangères incessantes, détourner cette triste passion dont s’est éprise une portion des Slaves pour l’idée de race au point d’oublier l’idée de patrie, obtenir de ces populations, aigries par des années de mauvais gouvernement, surchargées d’impôts, découragées par de continuels revers, l’effort nécessaire pour maintenir entre elles cette communauté politique où elles entrevoient, mais vaguement encore, leur salut, c’est là sans doute une tâche difficile au milieu du mouvement et des impatiences de l’esprit moderne. Du moins, pour se guider dans la marche à suivre, les amis de l’Autriche ont les expériences d’un passé récent, et ces expériences sont comprises par les hommes que l’empereur François-Joseph a récemment appelés dans ses conseils. 

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