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DE L’INFLUENCE HISTORIQUE DE LA FRANCE SUR L’ALLEMAGNE (J. Reinach, 1877)
La Revue politique et littéraire, 7 juillet 1877, p. 5-12/28
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La Revue politique et littéraire
1 juillet 1871 – 16 décembre 1933

Fondée en 1871, La Revue politique et littéraire est un hebdomadaire culturel très populaire, aussi connu sous le nom Revue bleue. Elle obtient ce surnom grâce à son papier bleu et par opposition à la Revue scientifique du même éditeur, appelé Revue rose. Très varié dans son contenu, le titre est aussi dérivé dans son format de la Revue des Cours littéraires, qui publiait les cours du Collège de France.

La Revue politique et littéraire, 7 juillet 1877, p. 5-12/28

Ce que j’ai voulu montrer, ce n’est donc pas tant l’influence de l’esprit français sur l’esprit allemand que la part de l’exemple de la France dans l’histoire de l’Allemagne


LARGES EXTRAITS

L’influence exercée par une nation sur une autre est un fait complexe cl dont les conséquences ne se manifestent que peu à peu. Dans cette action rien de brusque, rien de subit : c’est un travail latent dont ne se rendent bien compte ni la nation qui étend son influence, ni celle qui la subit.

Parmi les sociétés, les unes ne subissent jamais qu’une influence unique; les autres, au contraire, en subissent volontiers de multiples. Ces dernières sont celles dont l’esprit est plus large, plus ouvert, plus accessible, par cela même plus aimable et plus sympathique; tandis que les premières, se renfermant dans des limites plus resserrées, pressant le fruit étranger qu’elles reçoivent, sont plus jalouses, plus dangereuses, comme cet homme d’un seul livre que redoute Sénèque. Les nations présentent les mêmes différences. Lorsque l’historien, en remontant le cours des siècles, compare les modes de formation de la France et de l’Allemagne, un premier et très remarquable contraste apparaît bientôt à ses yeux. Pendant que la France, tout en conservant son caractère propre, subit la successive influence de l’Italie, de l’Espagne, de l’Angleterre, plus tard celle de l’Allemagne elle-même et des Etats-Unis d’Amérique, l’Allemagne n’en subit directement qu’une seule, — influence incessante et continue, sensible à toutes les périodes de son histoire, dans l’édifice de ses lois comme dans la structure de sa société : l’influence de la France. Ni l’Italie ni l’Angleterre n’ont jamais apporté à la constitution germanique, à ses mœurs, à son esprit, à ses goûts, à tout ce qui, en un mot, forme sa nature propre, des changements ou des modifications notables; seule, l’influence de la France est toujours présente, sous la dynastie des Valois comme sous la dynastie des Bourbons, comme encore lorsque Napoléon, arrêtant en France le cours de la Révolution, le fera dévier vers l’Allemagne; comme plus tard, lorsque les événements de 1830 et de 1848 seront par leurs contrecoups plus efficaces peut-être sur la rive droite du Rhin que sur la rive gauche. Au lendemain de l’effondrement de notre puissance politique dans la lutte où une criminelle folie nous a engagés contre l’Allemagne, à cette heure si grave de notre histoire où nous nous trouvons en présence d’une Allemagne une, fière de sa supériorité militaire, se vantant de sa supériorité intellectuelle, c’est une étude d’un puissant intérêt que celle qui consiste à établir quelle a été, depuis le commencement des temps modernes, — depuis ce xvè siècle où les nations ont commencé à prendre la première fois conscience d’elles-mêmes, — quelle a été cette influence que je signale de la France sur l’Allemagne. Ce serait chose utile que de réunir les matériaux de ce qu’on pourrait appeler l’histoire interne des petits-fils d’Hermann, que de savoir avec quels éléments divers l’Allemagne a composé son génie, quelles sont les parts de l’élément indigène et de l’élément étranger, combien enfin, dans le monument de sa grandeur, il y a de pierres et de marbres empruntés à d’autres carrières que les siennes.

Si je tente aujourd’hui de passer en revue les phases principales de cette influence de la France sur l’Allemagne, certes ce n’est pas dans un intérêt mesquin de vanité, pour montrer dans la guerre qui nous a coûté F Alsace-Lorraine la France tant soit peu vaincue par ses propres armes : c’est tout d’abord dans l’intérêt plus sévère de la vérité historique ; c’est, en second lieu, parce que de cette peinture un utile enseignement peut résulter. Ne mettons pas notre lumière sous le boisseau, ce serait déroger à ce qui a été et doit être notre rôle dans l’histoire : il faut que cette lumière même nous éclaire autant pour le moins qu’elle éclaire nos voisins et nos ennemis.


II

Signe caractéristique de l’horloge germanique, elle est presque constamment en retard. En 1453, le moyen âge est bien fini en France; en Allemagne, il ne prendra fin que tout un siècle plus tard, avec Goetz de Berlichingen (1510-1540). Sous le règne brillant des Valois, Goetz, de ce côté du Rhin, serait tout à fait dépaysé : tous ses modèles sont morts depuis cent ans et plus. Est-ce à dire que le rude soldat de Jaxthausen ait copié sciemment un modèle étranger? Non, car d’une part l’influence historique s’exerce en général d’une manière occulte, et de l’autre il faut se rappeler que le moyen âge se présente en tous pays avec quelque uniformité. Mais ce qu’il est curieux de signaler, c’est le retard, c’est l’apparence toute posthume de ces chevaliers teutons. Ainsi, en plein XVIè siècle, chez Goetz, que je prends pour type, je trouve tous les traits des grands caudataires français du xivè siècle: sentiment de parité avec le chef couronné de l’Etat, — « Qui t’a fait comte? — Qui t’a fait roi? » — large protection accordée aux misérables; presque toutes leurs vertus et quelques vices de plus ; même système pour redresser les torts et pour venger les injures. Un Irlandais renverse brutalement un passant à Covent-Garden, sous prétexte que lui-même vient d’être non moins brutalement renversé à Drury-Lane: c’est toute la justice distributive du moyen âge.

Les temps modernes arrivent, pour les uns plus tôt, plus tard pour les autres. Alors seulement la physionomie des nations se dessine. C’est le moment où la féodalité disparaît en France, où la royauté élève sur les débris des vieilles bastilles son pouvoir souverain ; et le peuple est son auxiliaire, préférant au tyran Légion le tyran Un seul, quitte, dans la suite, à se débarrasser de ce dernier. Pas à pas, lentement, sûrement, cet esprit de sage prévision qui fait du peuple l’allié de la monarchie contre les grands seigneurs, cet esprit fait des progrès, s’étend, avance, gagne la frontière de Lorraine, pénètre en Allemagne, s’y répand parmi les classes populaires, y prend des racines profondes. Tout ce qui constitue die Kleine Leut, les petites gens, tourne les yeux vers la France, si bien que les princes de l’Empire s’inquiètent. Entre mille, je choisis de ce fait considérable une preuve frappante. Quand François Ier brigue contre Charles d’Espagne la couronne impériale, ce qui paralyse la puissance des écus d’or au soleil, c’est la pensée qui vient aux électeurs, comme aux autres princes allemands, de la condition où les rois de France ont réduit ces grands caudataires qui naguère encore disposaient de tant d’autorité, du sort pareil que l’avénement du vainqueur de Marignan leur réserve ; et tout haut, dans la salle du Rath, au moment de l’élection, l’archevêque de Mavence dit : « Il n’y a plus aujourd’hui dans le royaume de France personne qui ne tremble au plus petit signe du roi. » Cela décide du vote ; mais, sous le règne de CharlesQuint, augmentent encore les communications entre la France et l’Allemagne; les idées françaises continuent à faire leur chemin parmi les petites gens, — et de la transmission de ces idées les rentres, mercenaires des Valois, à leur retour au pays, sont les agents les plus actifs.

Apres le moyen âge, qui est un hiver, le printemps de l’ère moderne se lève, le renouveau, la Renaissance. Artistique et littéraire en France, la Renaissance est théologique en Allemagne : c’est affaire de climat. I.e génie qui domine tout le XVIè siècle est celui de la révolte contre les vieilles dominations ; mais il ne regarde pas dans l’avenir : chose curieuse, il méprise ses pères et rapporte son culte à ses tout premiers aïeux. L’Italie et la France retournent à la civilisation grécolatine; l’Allemagne, elle, remonte moins loin, plus pratiquement, au christianisme primitif. De là, dans la marche de l’esprit humain à cette époque, ces deux mouvements trèsdistincts que Michelet signale : le premier, qui est caractérisé par le progrès des lettres et les arts; le second, qui es le développement audacieux de l’esprit de doute et d’examen. Ce second mouvement, qui est la conséquence du premier, a eu l’Allemagne pour principal théâtre ; je crois incontestable cette transformation de la Renaissance à son passage d’Italie en Allemagne par-dessus les Alpes, de France en Allemagne par-dessus les Vosges. C’est bien dans un sol germanique que l’arbre de la Reforme a par ses racines puisé sa sève, c’est bien dans un air germanique qu’il s’est développé de manière a couvrir de ses rameaux une si grande part du globe; mais de ce chêne très-beau et très-fécond, le gland a été apporté de l’étranger.

Les reformés de toutes les nations étaient frères, oubliaient trop souvent leur nationalité, et devant la loi religieuse le patriotisme pâlit bien des fois. Des uns aux autres ou se dut hospitalité, aide, secours, à charge légitimé de revanche; car sur ce vaste champ de bataille, quand l’aile droite triomphait, l’aile gauche était repoussée ; et quand l’aile gauche avançait, l’aile droite était en fuite. De la, entre pays jusqu alors presque inconnus l’un à l’autre, des rapports très fréquents, des échanges d’idées, surtout de France à Allemagne. Mais pour que la cause de la libre pensée triomphe dans l’Empire, il faudra l’épée de la France ; sans cette épée, la guerre de Trente ans eût bien pu être une guerre de cent ans, et peut-être le protestantisme eût succombé. Tel est le service rendu par la France aux disciples de Luther. Que vite a ceux-ci la reconnaissance parut trop lourde ! On sait gré des bienfaits médiocres, jamais des grands : ils pèsent trop. Schiller, dans son Histoire de la guerre de Trente ans, ignore volontairement tout ce que l’Allemagne doit à la France : il nomme à peine Coudé et Turenne; à ses yeux ni Rocroy ni Fribourg n’ont contribué à la paix de Westphalie.

Ainsi c’est à la France que le peuple allemand est redevable de la liberté de conscience et de la liberté des cultes : le traité de Munster est l’appendice logique de l’édit de Nantes. Mais si, d’une part, le pelil-tils de Henri IV assure de la sorte le droit public et religieux de l’Empire et étend aux nations germaniques la tolérance que son grand-père adonnée à la France et que, lui, il lui enlèvera un jour; d’autre part, l’ancien régime apporte en même temps, ou plutôt l’Allemagne du xviie siècle se hâte de lui emprunter un mélange bizarre de civilisation, de luxe et de corruption, sans néanmoins celte chose essentielle, ce vernis éclatant de grâce artistique et de bon goût qui souvent fait hésiter dans ses arrêts l’historien le plus sévère. Bientôt, dans toutes les cours, dans toute la société d’outre Rhin, comme une traînée de poudre, s’allume le désir de se modeler en tout et pour tout sur cet arbitre souverain des belles choses : la société française, la cour du Roi-Soleil. Variations sur la fable de Phèdre, Rana rupta et Bos. Ce fut une contrefaçon grotesque. Déjà les Valois avaient eu quelques imitateurs, quelques plagiaires; les Bourbons en comptèrent par centaines, tandis que les branches cadettes des maisons princières se modelaient sur la maison d’Orléans et que les Raugrafs copiaient les ducs du Maine et de Vendôme. A Munich, à Stuttgart, à Mannheim, la noblesse allemande aura les mêmes vices que la noblesse française; mais l’élégance naturelle, la culture de l’esprit lui manqueront. De même pour le clergé ; de même pour la haute bourgeoisie. On ne cesse de copier la France, de vouloir s’en rapprocher le plus possible par la plus servile imitation, — ce qui n’empêche pas de la détester cordialement, de souhaiter, de machiner sa ruine. Ainsi le roturier est plein de haine pour le noble, et cependant, par un luxe analogue, par des manies et des vices semblables, par une morgue pareille, il aspire sans cesse à se rapprocher du noble, son idéal. Je ne fais que constater, sans plus de commentaire, cette influence de la société française sur la société allemande, influence persistante, incessante, qui dure encore, mais qui n’a jamais été plus grande qu’aux siècles de Louis XIV et de Louis XV. Toutefois la copie a, elle aussi, son utilité : la caricature est moralisatrice, rien ne montrant mieux qu’elle, par sou exagération, les vices et les défauts du modèle.

Au xviiie siècle, Voltaire écrit ce vers qu’on lui a si souvent reproché :

C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière

Qu’est-ce à dire, si ce n’est ceci? N’ayant qu’un seul désir : pouvoir répandre ses rayons en liberté — où cela ? peu importe en somme — pour échapper à l’éteignoir d’une monarchie en décadence, la lumière de l’esprit français est allée chercher les brumes grises de Berlin et de Pétersbourg, et elle s’y tient quelque temps, malgré les courants d’air, malgré mille autres inconvénients. Certes, ce n’est point une lumière allemande qui brille a la cour de Potsdam ; c’est bel et bien une lumière française, très-authentiquement française, lumière chaude et vive à laquelle les froids habitants du Nord viennent s’éclairer, à laquelle, avec toutes sortes de précautions, ils dérobent quelques étincelles pour les conserver et les entretenir précieusement. Après l’influence de la mode française, voici l’influence de la philosophie et de la littérature françaises. Quels auteurs joue-t-on sur les scènes allemandes, à Berlin, à Weimar, à Gotha? Les nôtres: Molière, Racine, dont Schiller traduira la Phèdre, Voltaire, dont Gœthe traduira deux tragédies. Quels écrivains lit-on et sait-on par cœur? Ies écrivains français, l’Encyclopédie. Quels objets d’art recherchent et veulent acquérir à tout prix les souverains et les grands? Ceux des artistes français. Où ceux qui seront un jour les gloires littéraires de l’Allemagne achèvent-ils leur éducation? Dans nos écoles, Gœthe à Strasbourg. Quelle langue parle la société polie? La langue française, laissant aux laquais et aux rustres l’usage de la pauvre langue allemande si déclassée, si méprisée, que c’est une audace pour un auteur d’écrire dans la langue indigène, que Frédéric s’étonne de voir un homme de l’esprit de Gellert écrire ses fables en allemand. Et ce Frédéric le Grand enfin, qu’est-il, si ce n’est, dans tout le XVIIIè siècle, le plus remarquable produit de l’esprit français après Voltaire? A la veille de ces merveilleuses batailles où il écrase nos armées et celles de nos alliés, il adresse à sa sœur, à son frère, à ses amis, des lettres en français; il exhale en fort bons vers français les viriles résolutions du chef qui veut, en dépit de l’orage, penser, vivre et mourir en roi. D’ailleurs, tout a contribué à le rendre français : son éducation faîte par des réfugiés protestants; son initiation a la vie dirigée par sa grand’mère Sophie – Charlotte , qui connaissait Versailles mieux que personne; les dix années de prison auxquelles le condamna son père (un vrai Allemand, celui-là), et où il se fit le disciple de nos philosophes. Frédéric fut français jusqu’au bout des ongles, même et peut-être surtout quand il combattit la France; puis — et c’est là le point essentiel — il voulut que la société prussienne se pénétrât des idées françaises, que le peuple prussien fût régi par des institutions françaises, et ce qu’il voulut, il le réalisa en grande partie. L’Allemagne eût, pendant vingt années, été gouvernée par un prince de la maison de Bourbon, que les idées françaises auraient fait moins de chemin, que l’influence de la France eût été moins grande, moins étendue que sous le règne de Frédéric. C’est même l’effet contraire qui sans doute se serait produit, car devant la conquête l’esprit national se fût roidi, regimbé, révolté. Dans une très-curieuse lettre à son ami M. de Suhm, celui-là même qui avait traduit de l’allemand en français la Métaphysique de Wolf à l’usage du prince, « pour qui une lecture allemande était pénible », Frédéric avoue n’avoir jamais aspiré «qu’à prendre pour modèle tout ce qu’il y eut jamais de grands hommes, et, tirant de leur caractère tout ce qui peut entrer dans celui d’un seul, à travailler sincèrement à en former le sien. » Et de ce rêve du prince prisonnier, à peu de chose près, le roi de Prusse fera une réalité; mais il n’aura cherché ses modèles qu’en France : Richelieu tout d’abord, dont il partage les manies littéraires, déclarant sincèrement (?) à d’Alembert qu’il aimerait mieux avoir fait Athalie que toute la guerre de Sept ans, et à l’instar duquel il fondera les Académies de Berlin; puis Louis XIV, son constant prototype, qu’il respecte dévotement, sans avoir l’espoir d’en approcher, écrivant, par exemple, à Voltaire à son sujet : « Cœsar est supra grammuticam. Moi, je ne suis grand par rien… » Comme Louis XIV, il s’entoure d’hommes de lettres et d’artistes : Louis avait attiré a Versailles les savants étrangers, Leibnitz ; Frédéric attire à Potsdam les philosophes français, Voltaire. Roi, Frédéric a les rois et ministres français pour modèles; littérateur, il n’a d’autres modèles que les littérateurs français ; il les imite, les copie, les pastiche ; parfois aussi il en approche avec quelque bonheur; et il n’est pas le seul de sou temps et de son pays à écrire convenablement la belle langue française du xviiie siècle.


III

[…]


IV

[…]


V

Ce qui fait défaut à l’Allemagne, ce n’est point l’originalité, c’est l’esprit d’initiative : ce grand corps, ne trouvant pas en lui-même la force d’impulsion, doit nécessairement la demander à l’étranger; et il la demande, il la reçoit avec une abnégation de soi faite pour étonner ceux qui veulent que le patriotisme des nations soit égoïste. Ainsi réduite, par la nature même de son esprit, à avoir recours à une impulsion étrangère, auquel de ses voisins l’Allemagne devait-elle, ou mieux, pouvait-elle s’adresser? Était-ce aux races slaves? Non évidemment; car, quelque disposé que soit un peuple, comme l’est le peuple allemand, à subir l’influence d’autri, cependant il ne peut pas la recevoir d’un pays qui, à chaque période de son histoire, s’est trouvé moins avancé que lui dans la voie de la civilisation. Le riche n’emprunte pas au pauvre. Mais si ce n’est pas aux Slaves, nation de race différente et de culture inférieure, que s’adresse l’Allemagne, pourquoi n’est-ce pas à la nation anglaise, issue du même rameau qu’elle et arrivée si longtemps avant elle à un haut degré de culture? Les causes qui ont paralysé l’influence de l’Angleterre sur l’Allemagne tiennent principalement à l’isolement de l’Angleterre, isolement qui n’est guère moins politique et moral que géographique. L’Angleterre est trop loin, et elle élèverait la voix que sa voix se perdrait au sein des brumes et sur les flots de la mer du Nord. Mais l’Angleterre n’élève pas la voix, elle garde sa science pour elle, elle répugne à répandre sa lumière; il faut aller chez elle pour la connaître, il faut être admis à bord de la puissante galère, toujours à l’ancre, comme l’a vue admirablement Chatterton, immobile au milieu des mers. C’est tout un voyage à faire, et l’Allemagne n’ose pas l’entreprendre; des Français Je feront, Voltaire, Montesquieu, et cela pour le compte de l’étranger non moins que pour le compte de la France ; alors, plus commodément, sans se déranger, sans quitter le continent, l’Allemagne empruntera à Voltaire ce qu’il a apporté d’Angleterre, Shakespeare et Locke ; elle empruntera à Montesquieu les premières notions de politique et de régime constitutionnel : entre les deux nations d’origine germanique, c’est la France qui servira d’intermédiaire.

Pour l’Italie, c’est à peu près la même close. Elle aussi est isolée : les Alpes ne sont guère une frontière moins difficile à franchir que l’Océan ; leurs hautes cimes arrêtent les idées au passage. Il est vrai que d’Allemagne à Italie les rapports ont été plus fréquents que d’Allemagne à Angleterre; mais, i en somme, pendant très-longtemps, l’Allemagne n’a connu l’Italie que comme le vainqueur connaît le vaincu, rapidement, au passage, donc fort mal. De leurs promenades armées travers la Lombardie et la Toscane, les soldats des empereurs Ottonides et autres ne rapportent que des souvenirs de luxe et de plaisir, des vices; l’esprit italien est trop essentiellement différent de l’esprit allemand pour que facilement un échange d’idées se pût établir. D’ailleurs, jusqu’au ovin siècle — Michelet l’a montré, — l’Italie est véritablement ignorée par l’Europe aveugle et barbare; comme Colomb découvre l’Amérique, il faudra découvrir l’Italie, et ce sera un Français qui fera la découverte: Charles VIII. Alors l’Allemagne reçoit de l’Italie la Renaissance sous sa forme théologique, la Réforme; mais là s’arrête l’influence, car la seule influence que puisse exercer désormais l’Italie, divisée, affaiblie, malade, c’est une influence artistique et littéraire ; et, pour subir une telle influence, l’Allemagne n’est pas mûre encore : elle n’acceptera celte importation italienne que deux siècles plus tard, après que celle-ci aura passé par une élaboration française.

Ainsi, de la part des Slaves, aucune influence; l’Angleterre n’exerce qu’une influence indirecte; l’Italie, qu’une influence très-limitée. Forcément, par suite de son manque naturel d’initiative, l’Allemagne est rejetée vers la France. Et à ces raisons que j’appellerais volontiers négatives, des raisons positives s’ajoutent. Point d’antagonisme de race : Saxons et Gallo-Romains, les uns et les autres avaient été soumis par les Francs, population mixte, flottante, indécise : « Personne, dit Michelet, ne se rendait compte de ce qu’ils étaient. » Les deux peuples se sont mêlés aux Francs, et ce mélange a servi à créer entre eux des liens très-nombreux et très-durables. Plus tard, l’Allemagne et la France — ces deux mots commencent seulement à exister —garderont pendant longtemps le souvenir du grand empereur que chacune a le droit de revendiquer, Charlemagne. D’ailleurs, point de barrière entre les deux pays, mime après qu’ils se sont séparés : auprès de la mer du Nord, le Rhin est un fossé ; les Vosges ne sont qu’un tertre auprès des Alpes. De là des rapports de plus en plus fréquents; les idées circulent en pleine liberté, et la France n’en est pas avare, tandis que l’Angleterre, jusqu’à une époque très-récente de son histoire, est aussi peu libreéchangiste de ses idées que de ses marchandises. Et voilà le grand courant de France en Allemagne établi. Dans la conversation, les gens qui savent écouter sont rares ; l’Allemand est de ces gens là; le Français prend plaisir à parler, il aime à s’entendre parler, on l’écoute volontiers, et dès lors il ne départe pas. Ce n’est peut être pas un bien grand inventeur que le Français; à coup sûr, c’est le plus grand des vulgarisasauteurs; son esprit prête à tout ce qu’il touche une forme nouvelle, il donne des ailes. Avec cela, une extraordinaire, parfois incroyable faculté d’ascendant, don merveilleux que possèdent certains peuples comme certains individus. Mmode de Staël, parlant des étrangers en général qui veulent imiter l’esprit français, dit fort justement : « 11 y avait je ne sais quelle puissance magique dans le mot d’élégance et de grâce (prononcé par les Français), qui irritait singulièrement l’amour-propre. » Et de 1 amour-propre qui s’irrite à l’amour-propre qui imite, il n’y a qu’un pas. Mais si ces mots d’élégance et de grâce, dans la bouche de la France, ont une puissance magique, combien encore sera plus grande et plus magique la puissance des trois mots dont la Révolution fera sa devise !

Concluons : l’influence de la France s’est toujours bien plus exercée sur le développement historique de la nation allemande que sur son développement intellectuel ou moral. C’est pour l’action que l’Allemagne manque d’initiative; c’est pour l’action surtout qu’elle a dû demander des impulsions à la France. Ce que j’ai voulu montrer, ce n’est donc pas tant l’influence de l’esprit français sur l’esprit allemand que la part de l’exemple de la France dans l’histoire de l’Allemagne. Deux causes principales ont servi à rendre cette part si considérable: la puissance d’ascendant de la France, la puissance d’assimilation de l’Allemagne. L’Allemagne emprunte à la France plutôt qu’elle ne l’imite, et ce qu’elle emprunte, elle le germanise si bien que parfois la France s’y trompe, importe chez elle comme denrée étrangère ce qu’elle avait exporté elle-même. Mais ne l’oublions pas, ces imitations, ces emprunts, ces plagiats même, n’ont nullement enlevé au caractère allemand tout ce qui fait son originalité et, par suite, sa grandeur, sa force; il est, malgré tout, resté profondément indigène; il a conservé des qualités nombreuses et des défauts qui n’appartiennent qu’à lui seul, il a gardé presque toute la saveur du vieux terroir germanique, et rien n’a pu entraver, en de certaines occasions, les manifestations spontanées de ce puissant esprit. Ce qui peut, au premier abord, induire en erreur sur le degré d’originalité de l’Allemagne, c’est qu’aujourd’hui, comme au siècle dernier, sa nature et sa civilisation ne sont pas encore bien amalgamées ensemble. Suivant que l’on ne verra que sa civilisation ou sa nature, on écrira le livre de Mino de Staël ou celui de Henri Heine, également justes, également injustes, également incomplets l’un et l’autre.Il en est des courants d’idées qui gouvernent l’Allemagne comme des grands fleuves qui l’arrosent : ils ont leur source dans des montagnes étrangères ; mais, en arrivant sur le sol de l’Allemagne, leurs eaux prennent une teinte et un aspect particuliers; le fleuve tout entier se germanise, et les habitants se refusent à croire qu’il n’a pas toujours coulé en pays allemand.

J. Relnach.

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