via : retronews

Le Martyrologue Arménien
La Revue mondiale, 1 juin 1919, p. 70-72/156
https://www.retronews.fr/journal/la-revue-mondiale/1-juin-1919/2055/3639537/70

Bulletin du Comité de l’Asie française
1 mai 1919 – 10 février 1936

La Revue mondiale, 1 juin 1919, p. 70-72/156

Le souffle de liberté qui animait la France aviva dans l’esprit des poètes, des hommes d’Etat, des artistes, des hommes d’affaires, des femmes elles-mêmes, le désir de l’indépendance et une conception plus libre de la vie


TEXTE INTEGRAL (1)

(1) Mme Gabrielle Reval prononça tout récemment au théâtre Edouard VII, en l’honnenr de la nation arménienne une conférence qui a eu un retentissement aussi considérable que mérité. L’éminente romancière a bien voulu mettre à la disposition de la Revue Mondiale la dernière partie de son travail que nous publions d’autant plus volontiers que notre périodique fut le premier en France qui, dès 1896, défendit la cause du plus infortuné parmi les peuples…

(N. D. L. R.).


Les cloches de l’armistice ! Sur la route funèbre où la vieille Arménie contemplait les cadavres de ses 600.000 enfants massacrés par les Turcs, on pouvait suivre du regard le douloureux cortège des innombrables déportés s’acheminant vers les déserts de la Mésopotamie, une autre femme se dresse. Elle porte dans les yeux l’espérance et la fierté. De la Mort, l’Arménie n’avait que les apparences. Elle vivait, elle vivait par l’esprit et par le cœur ! Par le cœur, imprégné du sentiment religieux le plus ardent, le plus noble, le plus mystique. Pendant des siècles de persécution, les Arméniens ont tout sacrifié à leur amour du Christ et cette ferveur fidèle a été leur force invincible, puisqu’elle a été le lien qui, en tous pays, les unissait étroitement les uns aux autres, les faisait se reconnaître, et que communiant ensemble en Dieu, ils communiaient aussi eh leur patrie. L’Eglise enfermait tout le passé, tout l’avenir, tout le rêve. C’est l’honneur de l’Eglise arménienne d’avoir utilisé cette force morale et ce prestige tout puissant pour arracher le peuple arménien à l’abêtissement de la misère, de l’ignorance, de la servitude. Jadis l’Eglise avait montré le ciel aux malheureux comme la suprême compensation à tant de maux supportés avec une résignation inquiétante. Ce temps-là était passé, l’Eglise la- première, avait cherché dans la nation elle-même les forces qui pouvaient réveiller et exalter le sentiment de fierté nationale et le désir de l’indépendance. 

Au début du siècle dernier, un moine de Siva, qui se nommait Mekhitar, comprit que seul un mouvement intellectuel pouvait relever la rare de sa déchéance morale. Comme il était impossible en Turquie de fonder un foyer spirituel à cause de la tyrannie ottomane, il s’exila à Venise, emportant avec lui de précieux manuscrits anciens que détenaient les couvents. Et le couvent Mekhitariste de Venise devint aussitôt pour les Arméniens une imprimerie, une école, une académie. Les manuscrits furent déchiffrés et de ces trésors ignorés pendant des siècles, sortit la littérature nationale de l’ancienne Arménie. De jeunes savants vinrent se former à Venise et dans les autres couvents mekhitaristes fondés à Vienne ; leurs études s’élargirent ; ils traduisirent pour les répandre en Arménie les chefs-d’œuvre classique de la littérature d’occident. Ils ont été dans ce désert, créé par la mentalité turque en Asie-Mineure, les conducteurs de cette magnifique caravane, où figurent Homère, Virgile, Dante, Corneille, Byron, etc.; et l’amour des lettres qui avait été si vivace autrefois dans ce peuple de poètes et d’artistes, redevient créateur, non seulement par les œuvres multiples qui sont nées à Constantinople, et dans les villes du Caucase, mais par cette grande éducation nationale et esthétique, qui, en moins d’un siècle a transformé l’esprit arménien.

Cet esprit s’est européanisé sous l’influence des lectures, des écoles créées à Constantinople, des relations fréquentes et amicales entre les Grecs, les Italiens, les Français, les Anglais et les émigrés d’Arménie, qui, obligés de fuir leur patrie, venaient fonder des colonies que le travail et le génie des affaires rendirent partout prospères. À l’Europe, ils empruntèrent sa culture et se l’assimilèrent de façon surprenante ; nos idées politiques devinrent leurs idées politiques, et le souffle de liberté qui animait la France aviva dans l’esprit des poètes, des hommes d’Etat, des artistes, des hommes d’affaires, des femmes elles-mêmes, le désir de l’indépendance et une conception plus libre de la vie.

Sous l’influence française ce fut l’émancipation de l’esprit arménien ; sous l’influence russe ce fut sa révolte. Il m’est impossible de m’étendre sur ce vaste mouvement qui a déterminé le réveil au sentiment national et préparé l’avènement de la République dans un pays dompté par la tyrannie. La Turquie avait enlevé aux Arméniens leurs armes, elle leur avait interdit la carrière militaire. Les Arméniens ont trouvé d’autres armes en cultivant leur esprit, et I’on peut dire que l’esprit encore une fois a vaincu.

Victoire douloureuse, qui rend à l’Arménie un pays dévasté. un pays vidé d’hommes. Que reste-t-il là-bas ? Un demi-million, pas même ? Un pays où l’on meurt de faim, de maladie, de froid, où les femmes lâchées des harts par le Turc qui redoute un châtiment, errent comme des mendiantes avec leur enfant entre les bras. Mais que l’ordre revienne, que sous la direction des Alliés l’Arménie voie disparaître la puissance ottomane et son administration. Que la sécurité soit assurée pair la présence des Alliés en Orient et ce pays redeviendra ce qu’il fut autrefois : l’Eden de l’Asie !

Voilà ce que désire l’Arménie noble et généreuse. Elle ne clame pas vengeance contre son bourreau ; elle n’exige pas qu’on lui applique la peine du talon. Elle dit : Aidez-moi. Ce touchant appel va droit à notre cœur. Certes nous l’aiderons fraternellement, comme une jeune nation, dont les pas sont encore incertains. Si jadis nous n’avons pu arrêter ses malheurs, sachons aujourd’hui la protéger et la défendre contre un retour de son ennemi. Sa place est à notre droite !

Et maintenant, je vois comme en un rêve reparaître à mes yeux la belle jeune femme au visage semblable à la lune, aux yeux couleur de mer : elle porte sur ses cheveux noirs notre bonnet phrygien et y pique, au lieu d’une cocarde le rameau de lauriers que lui tendent ses héros, ses poètes et ses artistes. Elle gravit les pentes verdoyantes du mont Ararai, suivie d’ombres frémissantes et sensibles. Son triomphal cortège est précédé du chœur chantant et dansant, à la manière antique. Unissant votre esprit au mien dans cette tendre sympathie que je voue à l’Arménie, vous verrez la belle jeune femme atteindre le sommet neigeux « d’où vient la lumière de l’aurore », où l’arche après un nouveau cataclysme, plus terrible que le déluge, a recueilli pour les sauver ces Filles de la conscience humaine : Bonté, Vaillance, Foi, Travail, — déités d’une ère nouvelle, protectrices des nations chevaleresques qui là-haut, dans ce royaume idéal, gardé par les deux anges, dont l’un a nom Justice et l’autre Liberté, accueillent la jeune République arménienne, et lui donnent enfin le baiser d’amour et de paix.

Gabrielle Réval.

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