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L’Arménie et la France (A. Tchobanian, 1916)
Bulletin du Comité de l’Asie française, 1 avril 1916, p. 37-40/52
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Bulletin du Comité de l’Asie française
1 avril 1901 – 1 avril 1940

Bulletin du Comité de l’Asie française, 1 avril 1916, p. 37-40/52

Tout homme vraiment civilisé, tout homme qui a simplement un cœur noble, de quelque nation qu’il soit, n’a et ne peut avoir pour la France, pour la beauté de son rôle historique, pour le rayonnement bienfaisant de sa généreuse pensée, que des sentiments d’admiration et de reconnaissance


TEXTE INTEGRAL

Sous ce titre les intellectuels arméniens de Paris ont fait prononcer il y a quelque temps à la salle Gaveau une conférence par M. A. Tchobanian dont les articles sont bien connus de nos lecteurs. Nous croyons intéressant, surtout dans les circonstances dramatiques où se trouve actuellement l’Arménie, de publier le texte de cette conférence.


Mesdames, Messieurs,

Nous venons aujourd’hui apporter à la France, à son âme chevaleresque, à sa noble culture, l’hommage d’affection et de gratitude des intellectuels arméniens de Paris. Cette affection, cette gratitude que les artistes, hommes de science, hommes de lettres arméniens de Paris éprouvent pour la France ne reposent pas seulement sur ce qu’ils lui doivent individuellement pour la formation de leurs personnalités, elles sont basées aussi sur la conscience de ce que le peuple arménien tout entier doit a la France.

Tout homme vraiment civilisé, tout homme qui a simplement un cœur noble, de quelque nation qu’il soit, n’a et ne peut avoir pour la France, pour la beauté de son rôle historique, pour le rayonnement bienfaisant de sa généreuse pensée, que des sentiments d’admiration et de reconnaissance; mais, à ces raisons générales, s’ajoutent, pour les Arméniens, des raisons particulières, une série de liens historiques et de relations intellectuelles qui attachent le peuple arménien à la France et donnent à son affection pour elle une empreinte profonde et spéciale. 

Je vais rappeler, dans cette brève causerie, les plus importants et les plus significatifs de ces liens moraux.


* * *

Un lien peut-être plus puissant encore et plus profond, c’est la conscience de la grande part prise par l’influence de la pensée française dans le relèvement intellectuel et le réveil national de notre peuple.

Notre nation a eu son premier contact avec la France à l’époque des Croisades. Après une existence plusieurs fois millénaire, son antique patrie étant entièrement envahie, dominée, ravagée par les Seldjoukides, puis par les Tartares, une partie de ses enfants étaient allés fonder en Cilicie une Arménie nouvelle, et cette vaillante petite principauté chrétienne luttait avec ses propres forces, avant-ports de l’Europe, contre la masse musulmane, lorsque les nations de l’Europe, entraînées par la France, vinrent combattre elles-mêmes le grand combat du monde moderne contre le vieux monde asiatique. Les Arméniens assistèrent les Croisés et trouvèrent à leur tour en eux un appui qui leur permit de faire durer ce royaume de l’Arménie Mineure plus de deux siècles. C’est particulièrement avec les Croisés français que l’Arménie Mineure noua des relations d’étroite amitié. De nombreuses alliances entre les familles princières arméniennes et les maisons françaises de Chypre, d’Antioche, de Jérusalem, amenèrent les Arméniens à adopter les coutumes et les usages des Francs, à modeler la cour de Sis sur elle d’Antioche ou de Jérusalem ; la noblesse arménienne prit les allures de la chevalerie franque. A la fin, la famille royale s’étant éteinte, les Arméniens invitèrent les membres de la maison des Lusignan de Chypre à venir occuper le trône. Le dernier roi d’Arménie fut Léon VI de Lusignan. Le royaume de l’Arménie Mineure renversé par les Mamelouks, Léon VI, après sept ans de captivité en Egypte, put obtenir sa délivrance, vint en France et mourut à Paris, en 1593. Ses restes reposent à Saint-Denis. Avant de mourir, Léon VI fit une tentative de restaurer l’indépendance de sa patrie adoptive, il se rendit à Londres pour amener une « entente cordiale » entre son pays et le Royaume britannique afin de lever une nouvelle croisade et de libérer son royaume du joug des Mamelouks. Il échoua, et avec lui, sous les voûtes de la Basilique de Saint-Denis, la liberté arménienne s’endormit pour un long et douloureux sommeil.

Ces souvenirs, si chers au cœur de tout Arménien, et tant d’autres encore, comme le fait que quelques-uns des premiers livres en langue arménienne ont été imprimés à Marseille, et surtout le souvenir ineffaçable de l’énergique intervention de la France en 1862 en faveur de l’héroïque cité de Zeitoun, où un rayon de la liberté arménienne s’obstinait encore à survivre « et contre laquelle le sultan Abdul-Aziz avait décidé d’envoyer une armée de 150 000 hommes pour l’anéantir — hier encore, n’était-ce pas la France qui, par un geste superbe, un des plus beaux de cette guerre, de ses braves marins, sauvait sur la côte de Djébel-Moussa, 4 000 Arméniens qui, après quarante jours de résistance désespérée, assiégés par les massacreurs, leurs munitions épuisées, se trouvaient menacés d’extermination?— tout cela constitue un lien sacré entre la France et notre peuple. Mais un lien peut-être plus puissant encore et plus profond, c’est la conscience de la grande part prise par l’influence de la pensée française dans le relèvement intellectuel et le réveil national de notre peuple.


* * *

La vie intellectuelle n’a jamais complètement cessé en Arménie par suite de la chute de l’indépendance politique ; elle s’est seulement ralentie, engourdie sous la pesée d’un régime d’ignorance, d’oppression, de terreur et qui élevait de lourdes barrières entre l’Orient et la civilisation d’Occident. Au fond des couvents, la langue et la littérature nationales étaient maintenues, cultivées autant que cela était possible; la race donnait des artistes à foison, qui, dans l’impossibilité de continuer le développement de l’art national (sauf pour la miniature et la musique religieuse qui survivaient à l’ombre des couvents) interprétaient, illustraient, décoraient la vie des maîtres musulmans, construisaient des mosquées, des palais, façonnaient de belles faïences, des orfèvreries, tressaient de magnifiques étoffes et tapis, créaient des chants, des danses, des poèmes pour la caste conquérante.

Pourtant, l’esprit arménien, ayant peu de contact, malgré ses efforts tenaces de le maintenir, avec les grandes et libres cultures d’occident s’étiolait, et avec lui, sous le poids d’un joug trop lourd, trop dur et avilissant, le caractère fléchissait et la personnalité nationale, demeurée toujours vivante, se défigurait et s’affaiblissait. Il manquait au peuple arménien le contact immédiat et permanent avec la pensée européenne, qui lui est nécessaire pour la plénitude de son développement ; car l’Arménien, peuple situé en Orient, est Européen d’origine, ainsi que l’établissait récemment encore, dans un noble article de la Revue de Paris, l’éminent archéologue Jacques de Morgan; les fondateurs de la nation arménienne, branche de l’arbre hellénique, sont partis sept ou huit siècles avant Jésus-Christ, un peu après la migration de leurs cousins les Phrygiens des régions de la Thrace, pour aller chercher fortune en Orient, se sont établis d’abord en Cilicie, puis, remontant l’Asie Mineure, se sont installés dans les pays de Van et de l’Ararat et, dominant, absorbant les populations indigènes, ont constitué notre nation; et le fait de cette nation, dans l’âme de laquelle l’Occident et l’Orient se croisent, se mélangent et luttent et qui, entourée de races purement asiatiques, se sent toujours fortement attirée vers les tendances européennes, vers la civilisation méditerranéenne et souffre par cela même, est ce qu’il y a de plus tragique dans ce qu’on appelle la tragédie arménienne, en forme le nœud et en donne l’explication profonde. La reprise du contact spirituel avec l’Europe, qui se fit, dès que l’Empire ottoman, s’affaiblissant, commença à subir l’influence politique et morale des nations européennes, provoqua la renaissance intellectuelle et le renforcement du sentiment national chez le peuple arménien comme chez les autres peuples chrétiens de l’Orient courbés sous le joug turc.

Différent en cela de nos frères Syriens qui ont subi depuis des siècles presque exclusivement l’influence française, avec, dans les temps derniers, une part d’influence de la culture anglaise par les écoles américaines, notre peuple, éparpillé sur une plus vaste étendue, se trouvant sons la domination de plusieurs empires et en contact avec plusieurs peuples, a subi un grand nombre d’influences, tant occidentales qu’orientales. Les grandes cultures d’Occident ont presque toutes rayonné sur lui. On peut dire que c’est lui qui, malgré tous les obstacles d’un milieu de barbarie et de fanatisme, a fait le premier pas pour rétablir le contact profond et continu, interrompu depuis des siècles, avec la civilisation d’Occident.

Un moine d’Arménie, Mekhitar, allait au début du XVIIIe siècle fonder, à Venise, l’illustre maison de Saint-Lazare, qui a été la grande propagatrice en Arménie de la pensée d’Europe et en particulier de la culture gréco-latine. Plus tard, au début du xixe siècle, les missionnaires américains sont venus en Orient, et leurs écoles, leurs publications, qui ont eu une action éminemment bienfaisante, ont répandu dans tout l’Orient, et notamment chez les Arméniens, la culture anglo-américaine. Dans les régions de la Grande-Arménie qui sont placées, depuis un siècle, sous l’égide des Tsars et où notre race a retrouvé un bien que depuis mille ans il avait perdu, la sécurité, c’est la culture russe qui a pénétré l’esprit arménien.


* * *

Mais l’influence française qui, grâce à l’œuvre des missionnaires et des professeurs et grâce à la splendeur et au charme de l’histoire de France et au prestige magique du livre français, a toujours prédominé en Orient, devint bientôt prépondérante dans l’âme arménienne, et la culture française fut adoptée par notre peuple comme la plus conforme à son tempérament, la plus chère à sa sensibilité. Dans toutes les écoles arméniennes de Turquie, de Perse, le français est obligatoirement enseigné depuis trois quarts de siècle, comme une seconde langue maternelle, comme la langue de la culture modèle. Toutes les phases de la littérature française ont produit leur contre-coup chez nous, les classiques, les romantiques, les réalistes, les pannassions, les symbolisâtes ont eu leurs disciples arméniens. Dans la poésie, dans le roman, dans la nouvelle, dans le théâtre, cette influence est féconde et continue, de même que dans la littérature humoristique : Baronian, notre grand satirique, prend parfois pour modèles Aristophane et Lucien, mais ses maîtres préférés sont La Bruyère, Molière, Alphonse Karr, et Yervant Odiant, le meilleur de nos humoristes actuels, se rattache entièrement à la lignée des ironistes français. Les Mekhitaristes de Venise, qui ont donné de superbes versions d’un grand nombre de chefs-d’œuvre européens, classiques et modernes, ont traduit plus d’œuvres françaises qu’italiennes ou anglaises. Les grands poètes qui sont sortis de leur couvent, ou du collège Raphaël-Moorat qu’ils dirigent à Venise depuis un siècle, ont tous été des adeptes et des admirateurs de la culture française. Dans les cinq volumes de poèmes du Père Léonce Ahishan, qui fut un de nos plus grands poètes, il se trouve un seul chant, magnifique, en l’honneur d’un grand écrivain européen, et cela s’intitule : « Un soupir sur la tombe de Chateaubriand ». Béchiktachélian, l’André Chénier arménien, voulant imiter un poète européen pour chanter l’épopée de Zeiloun, prend pour modèle l’Hugo des Orientales, lui, comme son confrère Hékimian, également élève des Mekhitaristes, pour créer un théâtre arménien, s’inspirent bien des dramaturges italiens, mais prennent surtout pour guides les tragiques français, Corneille et Voltaire en particulier. Tersian, Teghelian, élèves, comme eux, du collège Raphaël-Moorat, et qui poursuivent cette tentative de créer un théâtre arménien, s’inspirent parfois de Shakespeare, mais leurs modèles sont le plus souvent Corneille et Hugo. Les écrivains qui sont sortis des collèges américains ont eux-mêmes presque tous suivi le courant général dirigeant l’esprit et le goût arménien vers l’esthétique française. Plusieurs des romanciers et des dramaturges de l’Arménie russe montrent l’empreinte profonde des maîtres français.

C’est l’esthétique française qui a été, dans la période contemporaine, le principal guide de notre renaissance littéraire et artistique; c’est d’après le modèle de la langue française qu’un groupe d’écrivains, à Constantinople, ont poli, affiné, et fixé l’arménien moderne

Depuis de longues années, des générations entières viennent faire leurs éludes à l’Université de Paris ou dans celles de la province française. A un moment donné, sous le second Empire, les Mekhitaristes ont transféré à Paris le collège Raphaël-Moorat, et celte époque fut fort brillante et fructueuse pour ce collège, donna à notre nation une belle moisson d’hommes éminents dans maintes carrières. Un très grand nombre de nos artistes, écrivains, savants, hommes d’action qui se sont distingués en Orient depuis la seconde moitié du xixè siècle, avaient fait leurs études en France, ou bien au pays même s’étaient formés à l’école de la culture française. Nigohos Bahau, pour ne citer qu’un nom parmi tant d’autres, le grand architecte qui a construit les palais du Tchéraghan et de Dolmabahtché, à Constantinople, et dans lesquels le goût français s’allie à la fantaisie orientale, était un élève de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris.

L’histoire de France nous est chère et familière comme la nôtre propre. Les grandes personnalités de cette glorieuse histoire n’ont rien d’étranger pour nous ; elles ont souvent été des guides, des modèles pour notre jeunesse. C’est un groupe de jeunes Arméniens ayant fait leurs éludes à Paris à l’époque de 1848, nourris du libéralisme intense des penseurs français de l’ère romantique, et ayant quelque peu participé au moment révolutionnaire de ce moment, qui, au retour dans leur pays, ont renversé le système oligarchique des notables gérant à leur fantaisie les affaires de la nation et ont institué un régime cousin optionnel, régime conforme du reste au tempérament essentiellement démocratique de la race. Et les chefs de la révolution arménienne qui menèrent une longue et pénible lutte contre la tyrannie hamidienne, s’ils étaient issus, avant tout, de l’œuvre ardente de notre romancier national Raffi, rêvaient, aussi souvent, aux grandes figures de la Révolution française.

C’est une des plus belles caractéristiques, du reste, de la culture française de n’avoir rien d’asservissant […] Sous son souffle vivifiant, la nation arménienne a retrouvé sa personnalité, elle a trouvé toute une littérature nouvelle qui a ses beautés, et a inscrit toute une page nouvelle de sa séculaire histoire

Nous aimons les grands écrivains français avec la même affection intime que nous portons à nos maîtres nationaux, nous les considérons en quelque sorte comme les présidents d’honneur de notre littérature. Le rôle éducateur, ennoblissant joué chez nous par des livres comme Les Misérables de Victor Hugo ou les romans chevaleresques d’Alexandre Dumas, père, en particulier Les trois Mousquetaires, est inestimable. Quand Hugo mourut, le plus grand collège arménien de Constantinople à celle époque, le collège Berbérian ferma un jour, en signe de deuil, et le directeur, Berbérian, un éminent écrivain, un des hugolâtres les plus passionnés qui aient jamais existé, invita ses élèves à passer la journée à lire quelques-unes des plus belles pages du grand poète.

Certes, ces diverses influences, et l’influence française elle-même, n’ont point été servilement subies par l’esprit arménien. Notre peuple a sa vieille culture personnelle, il a son tempérament propre, sa sensibilité, son esthétique particulières, et chez certains de nos poètes et prosateurs, ces caractéristiques de l’individualité de notre race éclatent toutes pures. Mais de même que jadis la culture grecque a été le guide principal au développement d’une littérature savante en Arménie et que la langue grecque a servi de modèle au perfectionnement, à la fixation de notre belle langue classique du vè siècle, de même c’est l’esthétique française qui a été, dans la période contemporaine, le principal guide de notre renaissance littéraire et artistique; c’est d’après le modèle de la langue française qu’un groupe d’écrivains, à Constantinople, ont poli, affiné, et fixé l’arménien moderne, l’ont dégagé des archaïsmes de la langue classique, l’ont purgé des éléments turcs qui s’y étaient infiltrés et en ont fait un instrument littéraire excellent.

C’est une des plus belles caractéristiques, du reste, de la culture française de n’avoir rien d’asservissant ; elle réveille au contraire, elle retrempe, elle renforce la personnalité propre, du peuple ou de l’individu qui se l’assimile, de même que fut jadis la culture hellénique, dont elle est, par le sens de la mesure, de la perfection, de la clarté et de l’harmonie, la plus fidèle continuation. Sous son souffle vivifiant, la nation arménienne a retrouvé sa personnalité, elle a trouvé toute une littérature nouvelle qui a ses beautés, et a inscrit toute une page nouvelle de sa séculaire histoire, page pleine d’atroces souffrances, mais rayonnante aussi de traits d’héroïsme et toute parée d’honneur.

Ce sont là des bienfaits inappréciables que notre peuple a reçus de la culture française et c’est pourquoi le nom seul de la France nous inspire la plus profonde gratitude.

Dans le relèvement moral de notre peuple de l’abaissement que la tyrannie turque lui avait imposée comme à tous les peuples d’Orient, dans les efforts, aussi vaillants que malheureux, de lutter contre l’iniquité, de défendre le droit, dans la volonté tenace que notre peuple a montrée, en toute cette récente période, de contribuer au triomphe de la justice et de la liberté dans tout l’Orient, il y a bien eu comme facteurs, sa propre force morale, les leçons de son passé, la flamme insufflée par ses apôtres, ses poètes, ses héros des temps anciens et de nos jours, mais il y a eu aussi, et surtout, les leçons puisées dans l’histoire magnifique de la France, dans la haute noblesse de la littérature, de l’art, de l’enseignement français.

C’est un devoir sacré, et c’est une grande douceur, pour nous, de reconnaître cela et de la lire ici, devant vous tous, nos amis et nos maîtres français, à celte heure solennelle de l’histoire de la France et du monde.


* * *

A toutes ces raisons qui déterminent la dette de gratitude des Arméniens de la France, nous devons ajouter la longue série de marques d’amitié, d’efforts fraternels, de gestes de protection que les plus grands citoyens de ce pays ont prodigués à notre peuple dans l’effroyable crise où il se débat depuis un quart de siècle. Hier encore, en présence du désastre récent qui a dépassé en horreur toutes les tragédies de l’histoire et de la fiction, la nation française tout entière a crié son indignation, a témoigné sous toutes les formes son amitié pour nous ; en une manifestation solennelle — pour ne citer que la plus grandiose des marques de sympathies que la France nous a accordées dans la catastrophe actuelle — sous les voûtes auguste de la Sorbonne, les représentants du gouvernement, du Parlement, de la littérature, de la science, de l’art français se réunissaient, il y a deux mois, pour rendre un noble hommage à l’Arménie, à son rôle historique, à son infortune. Le pire malheur pour le peuple en péril, c’est le découragement. Et ceux qui contribuent à maintenir, à fortifier le courage et la foi chez un peuple qui, au milieu des plus horribles souffrances, s’obstine à espérer, deviennent déjà par-là de grands bienfaiteurs pour lui. Le peuple arménien souffre depuis de longs siècles ; il a vu s’écrouler autour de lui maints empires fondés sur la force brutale (ou est aujourd’hui l’empire des Tartares qui firent trembler le monde ?) il est resté vivant, lui, avec son âme, sa culture, sa foi en lui-même et ses espérances. Les grands Français qui ont, par leur chaude et cordiale parole, accru cette foi et ces espérances, ont accru en même temps notre reconnaissance pour la France.


***

Les colonies arméniennes de France, d’Amérique, d’Egypte ont donné des volontaires à l’armée française. Ils ont honoré notre race en venant mourir pour la défense du sol français. Ceux-là ont témoigné de la manière la meilleure la gratitude de notre peuple à la France

Cette reconnaissance que notre peuple, pour tant de raisons diverses, doit à la France, les intellectuels arméniens de Paris ne prétendent nullement être les premiers à l’exprimer. Notre peuple lui-même l’a témoigné à diverses reprises. Il l’a témoigné d’abord en se faisant depuis longtemps le propagateur spontanément enthousiaste de la culture française. Que d’auteurs français traduits en turc par les Arméniens ! Que de pièces françaises jouées en turc par des troupes arméniennes ! Que de professeurs arméniens élèves des Ecoles de Paris, divulguant la pensée française fixe dans les Facultés ottomanes ! Les principes, les tendances, le goût, les modes, la langue, toute l’influence morale et intellectuelle de la France, ont trouvé chez les Arméniens d’ardents et dévoués défenseurs dans tout l’orient. Pour l’expansion du libéralisme français en Perse, un Malcom Khan, qui fit ses études à Pans, a joué le rôle d’un véritable apôtre. Au Caucase même, à Tiflis, c’est un groupe d’Arméniens qui a fondé, il y a une dizaine d’années, un Comité local de l’Alliance française. Depuis que cette guerre a éclaté, non seulement les colonies arméniennes de France (qui faisaient leur strict devoir), mais celle d’Amérique, d’Egypte, ont voulu prendre part aux souscriptions en faveur de la Croix-Rouge de France, et ont donné des volontaires à l’armée française : un grand nombre d’entre ceux-ci sont tombés au champ d’honneur et dorment aujourd’hui dans la douce terre de France, à côté de leurs héroïques frères français. Ils ont honoré notre race en venant mourir pour la défense du sol français. Ceux-là ont témoigné de la manière la meilleure la gratitude de notre peuple à la France.

Et la catastrophe sans exemple qui vient de frapper notre peuple n’est-elle pas elle-même une preuve de ces sentiments profonds ? Des bouches dégoutantes de sang ont parié de trahison… il n’y a eu que fidélité… Ces centaines de milliers de femmes, d’enfants, d’hommes âgés, qui ont été assassinés, ne pouvaient être des insurgés ; ils aimaient la France et sont morts sans avoir pu cesser de l’aimer… Hélas ! parmi tant de femmes et de jeunes filles qui ont été condamnées à un sort pire que la mort, combien se plaisaient à rêver, à la veille encore de cet effroyable désastre, en lisant des vers de Lamartine ou de Musset !… De nombreux écrivains, artistes, professeurs, savants sont tombés, qui étaient de grands disciples de la culture française. Qu’il me soit permis de citer les noms de quelques-uns d’entre-eux : Zohrab, éminent avocat et remarquable écrivain, le meilleur de nos nouvellistes, notre Maupassant : il connaissait fort bien le français, avait publié quelques ouvrages juridiques dans cette langue et un de ses plus chers désirs était de voir paraître un jour la traduction française de ses nouvelles; Ardaches Haroutiounian, poète et critique littéraire de grande valeur, admirateur enthousiaste des Verlaine, des Anatole France des Samain et des Jules Lemaître: Zartarian, prosateur lyrique d’un charme profond et d’un fort cachet ethnique, ayant le culte des maîtres de l’incomparable prose française ; Varoujan, poète d’un souffle puissant, dans l’œuvre duquel on sent planer l’âme épique d’Hugo ; Yarjanian, aède de la souffrance et de la révolte, qui adorait Henri de Régnier et ces deux grands poètes de la noble Belgique, Varhaeren et Maeterlinck, et qui chanta jadis à Genève et à Paris, en des pages animées d’une inspiration hautement tragique, le martyre du peuple arménien à l’époque hamidienne et ses luttes désespérées. Que d’ecclésiastiques tués avec d’abominables outrages, qui lisaient Bossuet avec autant de passion que les grands poètes mystiques du moyen âge arménien ! Parmi ceux-ci,  je mentionnerai le Père Garabed Der-Sahakian, membre de la Congrégation mékhitariste de Venise, qui a publié plusieurs ouvrages d’érudition et quelques belles poésies; il vint, il y a quelque huit ans, […]

Je vous prie, amis français, de vouloir bien placer ces quelques noms, que j’ai cités parmi tant d’autres, à côté des noms de tous les écrivains, artistes, savants français qui sont héroïquement tombés au champ d’honneur.


* * *

Accablée de douleur, mais vivante toujours, et confiante dans l’avenir, la pensée arménienne se lève aujourd’hui du milieu des ruines et des cadavres amoncelés, et couronnant ses voiles de deuil de quelques-unes de ses parures spirituelles que le feu ni le fer ne peuvent détruire, adresse son salut d’amour et de reconnaissance à sa bienfaitrice, a l’auguste et magnanime reine qu’est la pensée française et la prie de daigner agréer cet humble hommage, avec tous ses vœux et toute sa bénédiction pour les héros qui luttent afin que triomphent dans le monde la justice et la beauté.

 

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