via : retronews
Georg BranJès et la France
Comœdia, 3 février 1923, p.3/8
https://www.retronews.fr/journal/comoedia/3-fevrier-1923/775/2502573/3
Comœdia
1 octobre 1907 – 5 août 1944
Le quotidien de l’actualité des spectacles Comœdia est fondé en 1907 par Henri Desgrange, propriétaire de L’Auto-Vélo – et inventeur du Tour de France. Ancien du journal Le Vélo, Gaston de Pawlowski est nommé rédacteur en chef. Il s’assure la collaboration de plusieurs grands critiques littéraires comme Guillaume Apollinaire ou André Rouveyre. Quotidien jusqu’en 1941 puis hebdomadaire, Comœdia était un journal culturel de quatre pages. Il s’agissait du principal quotidien français à ne traiter que d’informations culturelles. Il fut longtemps le seul à mettre en avant les arts et les lettres tous les jours à la Une. Il n’a eu de cesse de promouvoir les arts du spectacle (théâtre, spectacle vivant, cinéma, musique, danse) ainsi que les arts plastiques. À la Libération en 1944, le journal cesse de paraître.
De la dette intellectuelle que j’ai contractée envers la pensée française vous trouverez un témoignage constant dans toute mon œuvre, dans mes amitiés personnelles, mes préférences esthétiques, la forme même de mes livres
TEXTE INTEGRAL
Les journaux français reparlent ces jours-ci d’une ancienne querelle: le maître danois est-il l’ami ou l’adversaire de la France ? Nous avons demandé au grand écrivain colombien Sanin Cano, qui est devenu un des familiers de Brandès, de nous dire l’état d’esprit du maître quand il alla le visiter en 1915.
Lorsque j’allai rendre visite à Georg Branles, pendant le printemps 1915, les voix de la raison étaient étouffées par le tonnerre de la mitraille. Le premier objectif de ma curiosité fut de savoir, de la bouche de mon interlocuteur, s’il existait une étude impartiale de sa vie et de ses œuvres qui pût être consultée avec profit. « Il y a quelques œuvres intéressantes sur ce thème, me dit-il. Mais la plupart sont inspirées par la haine. » En prononçant ces mots, il ne se plaignait pas, le vieux penseur qui a remué tant d’idées, qui a démoli tant de réputations et qui a, surtout, commis le péché d’anticiper sur les jugements de la postérité. En effet, dans les trois volumes de sa Vie, les pages les plus intenses sont vraiment celles qui contiennent le détail de ses luttes contre les préoccupations du Danemark orthodoxe. Il n’y a pas moins d’éclat et de relief dans les épisodes des batailles livrées par ce missionnaire de la culture pour faire connaître à ses concitoyens du Danemark et de la grande république universelle la pensée de Nietzsche par exemple, ou la signification profonde de la dramaturgie ibsénienne ou la portée et les limites de l’esthétique de Taine. Il n’y eut pas moins de violence dans la tempête déchaînée par la presse allemande contre l’homme qui osa comparer en 1882 l’empire de Guillaume Ier à l’empire d’un myope, et Bismarck aux lunettes qu’emploie l’homme aux vue courtes. « Il est bon, disait Brandès dans cet article, que le myope se procure de bonnes lunettes, mais il serait meilleur de posséder une vue normale et de ne pas avoir besoin de lunettes. » –
En ce moment, la presse française discute le thème de la francophilie ou de la germanophilie de Brandès. Ni son admiration pouf la France, ni ses critiques du régime tudesque ne peuvent le faire paraître partial dans un sens ou dans l’autre aux yeux de l’analyste ou du philosophe raisonnable. La passion fondamentale de ce cerveau a été, dès ses débuts, de comprendre et d’expliquer. Toute son œuvre est un effort profond pour pénétrer dans l’arcane des théories, dans les plus intimes secrets de la pensée étrangère, et pour donner au public, en phrases d’une clarté éclatante, son sentiment sur les œuvres de la philosophie et de la littérature, en faisant ressortir « l’ombre qu’elles projettent sur le panorama des temps, lorsque les inonde la lumière de la connaissance. » Dans cette tâche accomplie durant cinquante ans avec une ténacité apostolique, il est nécessaire que l’écrivain ait blessé beaucoup d’intérêts légitimes ou bâtards et beaucoup de prétentions injustifiées. Il n’y a eu aucun auteur remarquable, aucun événement politique important, aucun livre digne de mémoire, qui ne figure en son temps, étudié avec impartialité et compétence dans les vingt ou trente volumes des œuvres de Georges Brandès. C’est là qu’on trouve le décompte de ses amitiés et de ses ruptures avec les grands hommes d’Europe, pendant un demi-siècle d’histoire.

Le principal objet de ma curiosité quand j’allai le voir, fut aussitôt son attitude devant les hommes qui avaient fait la guerre. « Vous aurez sans doute entendu dire, observa le maître, que, dans ce conflit, je suis ennemi de la France. Or, trois volumes de mon Histoire des courants littéraires au XlXe siècle sont consacrés à montrer l’influence subtile et prédominante des idées et des formes littéraires françaises sur la culture des peuples européens. De la dette intellectuelle que j’ai contractée envers la pensée française vous trouverez un témoignage constant dans toute mon œuvre, dans mes amitiés personnelles, mes préférences esthétiques, la forme même de mes livres. Sûrement, les traces d’influence française qu’on percevra dans l’art littéraire de ma patrie, depuis les jours de 1864 jusqu’à nos jours, me seront attribuées, pour une part plus ou moins grande, par mes amis ou mes ennemis.
« Ceci ne veut pas dire néanmoins, continua mon interlocuteur, que j’aie des motifs de haïr l’Allemagne. Je serais le plus ingrat des hommes si j’essayais de faire croire aux gens que l’Allemagne n’a eu aucune part dans le développement de mes idées et la formation de ma conscience philosophique. Je ne pourrais nier, sans la diminuer chimiquement, l’intensité des émotions intellectuelles que je lui dois à mon contact avec Goethe, avec Hegel, avec Winckelmann, avec Nietzsche. En outre, si je n’avais eu le secours de la langue allemande, si je n’avais vécu à Berlin de longues années, je n’aurais pas réussi à me faire entendre en Europe et dans le reste du monde. Je ne saurais passer non plus sous silence la passion intellectuelle que m’a toujours inspirée l’Angleterre. J’ai étudié avec intérêt et admiration le développement de sa vie politique et de ses grands hommes dans l’administration, dans la littérature et dans les arts. Voici mes livres sur Disraéli, mes deux volumes sur Shakespeare, mes études sur le Naturalisme en Angleterre et un essai sur les littérateurs anglais contemporains depuis Algernon Swinburne jusque Bernard Shaw. Pour moi, continua avec une profonde amertume l’ami de Nietzsche et de Clemenceau, la guerre a été la plus déchirante des tortures mentales. La déroute de la France représenterait pour moi l’éclipse de formes de culture qui font partie de mon être spirituel et qui sont comme la fine fleur de l’activité mentale de l’Europe. La déroute de l’Allemagne ébranlerait de grandes valeurs intellectuelles. Moi-même je me sentirais diminué, car j’ai en Allemagne un grand nombre d’amis dans la pensée et dans la vie sociale. L’Angleterre ne court aucun risque d’être vaincue (c’est ce qu’on pensait en 1915), mais si les Alliés perdaient la guerre, la Grande-Bretagne aurait considérablement laissé dans l’opinion et les libertés politiques dont elle a été le plus illustre défenseur dans ces deux derniers- siècles subiraient peutêtre une éclipse prologée. »
Le maître se tut, et je conserve encore dans mon souvenir « limpression de consolation que me laissèrent ses paroles. J’étais venu uniquement pour faire sa connaissance et passer avec lui quelques instants. L’entrevue avait duré presque deux heures et je me retirais comme si j’avais été en conversation intime avec un vieil ami.
B. Sanin Capo.