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FRANCE ET ROUMANIE (Take Ionescu, 1919)
La Revue, 1 février 1919, p. 31-44/187

Conférence faite à la Société de géographie de Paris, le 20 décembre 1918, sous la présidence du Prince Roland Buonaparte.

La Revue, 1 février 1919, p. 31-44/187

La France aujourd’hui n’a plus rien a gagner ; il est impossible de monter plus haut quelle n’est en ce moment; la gloire française est plus éblouissante quelle elle n’a jamais été au cours de son histoire, pourtant si belle, si grandiose


EXTRAITS

[p. 31-35]

Mesdames, Messieurs,

Lorsque la Société de Géographie m’a fait le grand honneur de me donner son hospitalité pour vous parler de l’influence française en Roumanie et dans les pays limitrophes, elle ne s’adressait ni à un explorateur, ni à un savant géographe. En effet, je suis avant tout un animal politique — zoon politicon — et la géographie que je ferai devant vous, sera de la géographie politique. 

Ma présence ici me ramène à 40 ans en arrière. C’était en 1878. Pour la première fois depuis l’Année terrible, la France rentrait dans le monde, mais au lieu de déposer sa carte de visite chez les autres nations, en grande dame qui a un bel intérieur, elle invitait les  autres chez elle : la première exposition universelle après la guerre !

Il y eut, à cette occasion, bien des congrès ! L’un d’eux fut organise par la Société de géographie Commerciale. A ce congrès, moi qui n’avais alors que 19 ans, je représentais la Roumanie. La Société des Etudiants roumains de Paris m avait confié cette mission…A quoi devais-je ce choix ? Au fait que, plusieurs mois auparavant, j’avais fait devant la même société une conférence sur le principe des nationalités et sur son application à l’empire d’Autriche-Hongrie.

J’y avais décrété la suppression de cet empire, je l’avais dépecé en différents états nationaux, en suivant, à peu près les mêmes frontières que va consacrer demain le Congrès de la paix. Rien d’étonnant qu’un Roumain n’ait pas cru à la vitalité de l’empire austro-hongrois. Cette idée du droit des peuples, nous autres Roumains, nous venons au monde avec elle ! Pensez que je suis de ceux qui sont nés, qui ont passé leur jeunesse et leur âge mûr, sous la malédiction de voir sa race séparée entre trois Etats ! 

Dans cette même conférence j’avais tenu, de même qu’on le fait aujourd’hui, à donner au principe des nationalités, une base plus élevée et planant au-dessus de la formule matérielle des signes extérieurs comme la communauté d’histoire, l’unité de langue, la nécessité géographique ou les besoins économiques. Je disais alors, sans l’autorité du Président Wilson, que tout gouvernement qui n’est pas accepté par les gouvernés, est illégitime. Je soutenais la thèse que ce qui fait la nationalité, c’est la volonté des gens de vivre ensemble en une unité indépendante, et j’expliquais que la langue, l’histoire, les frontières, les intérêts économiques ne sont que les signes extérieur par lesquels on peut deviner la volonté humaine, mais que chaque fois que la volonté d’un peuple était contraire à ces signes extérieurs, c’était elle, la volonté, qui devenait décisive Ainsi je donnais comme exemple de cette doctrine, le cas admirable des Alsaciens qui ne parlant pas français, s’exclamaient en allemand : Ich bin Franzose

Plus tard, les hommes d’Etat allemands m’ont avoué que l’Allemagne, dans son œuvre de germanisation, a trouvé tout autant de difficultés dans l’Alsace qui ne parlait pas le français que dans la Lorraine française.

Au fond cette doctrine des nationalités n’est, elle aussi, qu’un produit de la pensée française. En effet, qu’est-ce que le droit des nations de mener une vie indépendante, sinon l’extension aux relations internationales de la doctrine de la souveraineté nationale, de la doctrine des Droits de l’Homme ? Ce sont les révolutions anglaise, américaine et française qui ont établi la souveraineté du citoyen. On ne fait aujourd’hui qu’étendre cette souveraineté aux groupes d’hommes. On peut donc dire en toute sincérité que l’œuvre qu’on accomplit depuis quatre ans est la suite directe de celle, inaugurée par la Révolution française.

Au Congrès de Géographie Commerciale d’alors, je me suis inscrit pour une conférence sur la Dobrodja, la nouvelle province que nous venions de gagner de l’autre côté du Danube. Cette province continue notre territoire et peut seule nous donner accès a la mer. Cette province, où la population roumaine, en 1878, avait la majorité relative, comme maintenant elle a la majorité absolue, nous est tellement indispensable, que sans elle la vie roumaine devient impossible. Lorsqu’on étudiera avec soin l’histoire de la Roumanie en 1877-1878 on verra qu il n’aurait dépendu que d’un peu de sens politique chez nos dirigeants d’alors pour que notre Dobrodja, nous l’ayions déjà alors, dans les limites vraies, dans le» limites ou elle nous est nécessaire. J’étais loin de m’imaginer, il y a quarante ans, que le jour viendrait où ce serait moi qui aurais le privilège d’agrandir de moitié la Roumanie, de l’autre côté du Danube, d’élargir le littoral de la mer roumaine, de réaliser cette œuvre du Congrès de Bucarest de 1913 !

Mais puisque nous voilà en 1913, je tiens à préciser qu’à cette époque la Roumanie n’est pas entrée en guerre pour agrandir son territoire, que cet agrandissement, d’ailleurs si nécessaire, a été une conséquence et non pas un but de la politique roumaine de 1913. Je la connais bien l’idée de la Roumanie de 1913, puisque j’étais le gouvernement, sans être ni Président du Conseil ni Ministre des Affaires étrangères! Autant en 1912 et dans les premiers mois de 1913 j’avais empêché de toutes mes forces que la Roumanie entrât en lice pour ses interêts à elle, car si elle l’avait fait, elle se serait battue contre tous les états chrétiens des Balkans, et aurait provoqué la guerre générale dans laquelle elle se serait trouvée aux côtés de I’Autriche contre l’Entente, autant lorsque les Bulgares se sont décidés à trahir leurs alliés, les Serbes et les Grecs pour un rêve d’hégémonie dans les Balkans que rien ne justifie, ni une supériorité numérique, ni une supériorité de civilisation ni de plus grands services rendus à l’humanité, je n’ai pas hésité à pousser les armées roumaines de l’autre coté du Danube. L’histoire de l’entrée en guerre de la Roumanie en 1913 est là pour prouver la pureté de nos intentions.

Vingt jours avant que les Grecs et les Serbes fussent attaqués par les Bulgares, ce grand Hellène, mon ami Venizélos dont l’existence vaut pour la Grèce plus que dix corps d’armée m’envoyait un télégramme dans lequel il me prévenait qu il était possible que les Bulgares attaquent les Serbes et les Grecs, et il me demandait si, le cas échéant, la Roumanie resterait neutre ou si les attaqués pourraient compter sut nous. Venizelos qui n avait pas confiance dans le Président du Conseil roumain, – et il avait raison -m’adressait son télégamme à moi personnellement, il déclarait qu il se contentait de ma réponse à moi tout seul ; et cet homme, si fin ajoutait même une explication diplomatique, pourquoi il traitait avec moi tout seul.  Il me disait qu il savait que je n étais pas le ministre des Affaires étrangères, de même que lui, Venizélos. Je reçus le télégramme vers minuit et je répondis aussitôt, sans un instant d’hésitation, qu il pouvait compter que la Roumanie ferait son devoir, qu’elle elle ne permettrait jamais aux Bulgares d’accomplir leurs desseins.

Il ne faut pas oublier que les Bulgares étaient fortement poussés par l’Autriche. Je ne dis à personne l’échange de télégrammes qui avait eu lieu entre Vénizelos et moi. Ce ne fut qu’après la mobilisation de l’armée roumaine que je communiquai à mes collègues du Cabinet et au roi l’engagement que j’avais pris au nom de la Roumanie et que j avais réussi à réaliser.

Je répète, que si, en 1913, nous avons agrandi notre territoire cela a été une conséquence et non pas un but de notre politique.


[…]


[p. 39]

De cette guerre est sortie une nouvelle Europe et c’est dans cette nouvelle Europe que je vais vous parler de l’influence française.

L’Empire d’Autriche-Hongrie a croulé presque en mime temps que l’empire de Turquie d Europe. Il ne peut plus être question de peuples des Balkans : il est question maintenant des peuples d’Orient. De ces peuples il y en a quatre qui doivent nous intéresser surtout parce qu’ils se touchent comme territoire, parce qu’ils ne peuvent et ne doivent avoir aucune rivalité, parce que, par leur union, ils peuvent former un bloc de cinquante millions d’hommes qui barrent définitivement la route aux Allemands vers l’Orient […]

[p. 42]

Nous étions réellement les Français d’Orient. Mais la Roumanie nouvelle, c’est autre chose.

Eh ! bien, Mesdames et Messieurs, c’est pour ces quatre pays que je pense à l’influence française. Cette influence, en Grèce et dans l’ancienne Roumanie, était on ne peut plus grande ; pour l’ancienne Roumanie surtout, on peut bien dire que nulle part le Français ne se trouvait davantage chez lui ; nulle part la langue et la pensée françaises n’étaient plus répandues que là. Nous étions réellement les Français d’Orient. Mais la Roumanie nouvelle, c’est autre chose. Les Karpathes, comme le Pruth, avaient été une barrière à l’influence française. Entre le Pruth et le Dniester, un siècle de domination russe avait nempêché la pénétration des idées françaises. Je ne veux pas, Mesdames et Messieurs, accabler les Russes. Je trouve même du plus déplorable mauvais goût la manière dont on frappe quelquefois sur les Russes en ce moment. Je n’en veux pas aux Russes ; je ne les accuse pas de trahison. On trahit quelqu’un lorsqu on lui fait du mal tout en se faisant du bien à soi-même; mais les Russes, s ils nous ont fait du mal à nous et à vous, s en sont, fait bien davantage à eux : c’est un malheur qui est tombé sur eux et dont nous avons souffert avec eux. De quel droit leur en voudrions-nous ?

N’importe ! la domination russe en Bessarabie a jeté dans les âmes un peu des brumes qu’on trouve tant dans l’âme russe. Au nord des Carpathes le peuple de Transylvanie n’avait comme organe de communication avec la pensée européenne que l’allemand ; le français était très peu répandu. Ces gens-là adoraient la France puisque pour eux elle était le symbole de la liberté et de l’émancipation, mais la pensée française avec toutes ses nuances leur était inconnue. Il faut la leur expliquer.

En Tcheco-SIovaquie la langue avec laquelle on se mettait en rapport avec la science et la littérature européenne était I’allemand ; en Yougoslavie de même. Voilà des pays où l’on attend, où l’on appelle, où l’on crie après la pensée française : il faut que vous y alliez. Je parle de la pensée, de la culture, des trésors artistiques et littéraires et je ne dis rien des avantages économiques, rien du commerce et de l’industrie. -Pourtant vous savez bien que l’un suit l’autre, qu’avec l’extension de l’influence morale viendraient aussi les relations matérielles. Mais je méconnaîtrais les Français si, en parlât de leur influence dans le monde, je pensais a des questions de boutique : cà ce n’est pas le langage de la France et pour la France !

Mesdames et Messieurs, quand je demande que vous étendiez votre influence dans ces quatre pays, je dois ajouter qu’il vous faudra choisir un quartier général pour cette oeuvre.  C’est en Roumanie qu il faut l’établir. D abord pour la raison qu’en Roumanie l’influence française est ancienne, que c’est une citadelle où, déjà, vous êtes installés et que l’on ne doit pas placer son quartier général dans les pays à conquérir. En outre la Roumanie jouit d’uneposition centrale : de par elle, vous pouvez pénétrer en Tcheco-Slovaq et en Yougoslavie. Je suis sûr que ce n est pas de l’egoisme lorsque je demande pour mon pays le privilège d y voir le quartier général de votre influence.

Et lorsque je demande que l’influence française, s’éntende et se renforce dans nos pays, ce n’est pas dans l’intérêt de la France que je parle, mais dans le notre

Et lorsque je demande que l’influence française, s’éntende et se renforce dans nos pays, ce n’est pas dans l’intérêt de la France que je parle, mais dans le notre.

En effet, la France aujourd’hui n’a plus rien a gagner ; il est impossible de monter plus haut quelle n’est en ce moment; la gloire française est plus éblouissante quelle elle n’a jamais été au cours de son histoire, pourtant si belle, si grandiose. Je connais cette histoire, je connais vos époques de grandeur. Le nom du président de cette conférence me rapporte à la dernière période de la gloire française, à cette épopée sans précèdent dans toute l’histoire commencée par la Révolution et achevée par l’homme le plus extraordinaire qui ait jamais paru sur cette terre.

Mais la gloire française d’alors ne peut pas se comparer à celle d’aujourd’hui. Alors les nations de la terre n étaient pas avec vous : la plupart étaient contre vous. Alors, votre gloire fut française, aujourd’hui elle est humaine ! Aujourdhui, les enfants de toutes les races, de tous les continents, de toutes les nations libres ou qui se croient dignes de devenir libres, sont venues mourir ici sur ce vieux sol de la Gaule, pour payer ainsi la rançon de la victoire du droit sur la force.

Ce fut de leur propre gré que les citoyens libres de toutes les démocraties sont venus témoigner avec leur sang de leur amour pour la liberté et de leur respect pour la France !

Il y a eu jadis des armées composées d’hommes de différentes races, de différents pays, mais c’étaient des armées de mercenaires ou des armées d’aventuriers qui cherchaient dans la guerre un sport. Cette fois-ci, en France, ce fut de leur propre gré que les citoyens libres de toutes les démocraties sont venus témoigner avec leur sang de leur amour pour la liberté et de leur respect pour la France !

Je ne connais rien au monde qui puisse se comparer à cette grandeur. Voyez La Mecque : les Musulmans de partout s’y rendent parce qu’ils croient que c’est là qu’ils peuvent mieux prier Dieu. Voyez Jérusalem : les chrétiens de partout rêvent d’aller fouler de leurs pieds cette voie sacrée par où a été conduit au supplice le plus doux des fondateurs de religions ! Mais La Mecque ne parle qu’aux Musulmans ; Jérusalem ne hante que les chrétiens : vos cimetières des Flandres, de l’Artois, de la Picardie, de la Champagne verront dans tous les siècles à venir les hommes de partout qui voudront s’agenouiller sur cette terre sacrée pour confesser là, leur foi dans le Droit. Le poète parlait de cet arc de l’Etoile qui, un jour quand Paris serait en ruines, resterait encore debout, et il pensait à l’homme de la Nouvelle Zélande qui viendrait l’admirer dans sa grandeur déchue. La réalité a dépassé la vision du poète ; l’homme de la Nouvelle Zélande, comme tous les autres, est venu déjà, il passera triomphant sous cet Arc de l’Etoile au milieu d’un Paris debout, plus vivant, plus brillant, plus beau que jamais !

Un pareil rayonnement n’a jamais appartenu à aucun peuple, à aucune époque

Un pareil rayonnement n’a jamais appartenu à aucun peuple, à aucune époque. Mais que faudrait-il donc à la France si cette gloire même ne lui suffisait pas ? 

Aussi, Mesdames et Messieurs, ce n’est pas pour la France que je demande votre influence, c’est pour nous. Nous sommes des peuples anciens, mais des Etats nouveaux. Les heures sublimes passent : les réalités, ou plutôt les misères de la vie courante reviennent. Il se peut qu’entre ces nations il se produise quelquefois de ces difficultés, mesquines en réalité, mais que le chauvinisme peut aggraver. L’Allemand nous guette et il est aidé, en outre, par le Magyar et le Bulgare que rien ne saurait aujourd’hui désarmer. Ils voudront profiter de la moindre fissure dans nos relations pour accomplir leurs desseins.

Et bien, Mesdames et Messieurs, j’en appelle à l’influence française pour nous préserver de la tentation ! Venez chez nous ! Venez avec vos hautes conceptions d’honneur et de devoir, avec ce qui, d’après moi constitue le fond de l’âme française.


 

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