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Français et Allemands : Les grands siècles français du Moyen Age (Louis Reynaud, 1930)
La Revue universelle, 15 octobre 1930, p. 44-64/128
https://www.retronews.fr/journal/la-revue-universelle/15-octobre-1930/2059/5246462/64
La Revue universelle
1 janvier 1920 – 1 janvier 1945
La Revue universelle est un périodique royaliste fondé en 1920 par Jacques Bainville et Henri Massis. Bimensuel proche de L’Action française, la publication avait des collaborateurs de renom, dont Jacques Maritain, Léon Daudet, Thierry Maulnier, Robert Brasillach et Charles Maurras. Les grands noms de la littérature française de droite de l’Entre-deux-guerres y ont participé. La revue s’intéressait principalement aux questions de politique étrangère. Pendant la guerre elle soutient le Régime de Vichy et cesse de paraître en 1944. En 1974, la publication réapparaît sous la direction de François Natter avec pour nom Revue universelle des faits et des idées.
A l’époque romantique il était entendu, chez nous, que tout ce que le moyen âge avait produit de grand dans l’action et dans la pensée, dans la littérature et dans l’art était d’origine, ou à tout le moins, d’inspiration allemande. […] Or tout cela était faux, radicalement faux
REPRODUCTION DES PAGES 44 à 55
A l’époque romantique il était entendu, chez nous, que tout ce que le moyen âge avait produit de grand dans l’action et dans la pensée, dans la littérature et dans l’art était d’origine, ou à tout le moins, d’inspiration allemande. La Croisade, où les gens d’outre-Rhin ne sont allés que par force et tard, était allemande. L’art gothique était allemand. Dans Notre-Dame-de-Paris, Victor Hugo donne pour architecte à sa cathédrale un « Saxon ». La chevalerie était allemande. C’est encore en Allemagne que l’auteur de la Légende des siècles va chercher les chevaliers redresseurs de tort. La féodalité, hideuse en France, devient poétique en Allemagne, patrie cependant des Raubritter et du Faustrecht. Là-bas « le hameau dort, groupé sous l’aile du manoir », toujours selon Victor Hugo. C’est sur les bords du Rhin seulement que nos Romantiques consentent à admirer les châteaux forts, qui sont toujours des « burgés ». Le moyen âge est rempli, à leurs yeux, par l’empire romain germanique, et ils font, sans sourciller, de Charlemagne lui-même un Allemand. La poésie de cette époque se résume, pour eux, dans celle des Minnesinger, quand elle n’est pas exprimée par le Romancero espagnol, — produit tardif, dérivé de nos chansons de geste. Ces théories, comme beaucoup d’autres, leur venaient d’Allemagne, où, dès la fin du dix-huitième siècle, le sentiment national surexcité avait réclamé le moyen âge tout entier comme propriété du génie allemand, et où le Romantisme avait renouvelé ces prétentions par l’organe outrecuidant de Schlegel, l’ami de Mme de Staël. Pour la France, qui était responsable en partie de cet accaparement germanique par le sot dédain qu’elle affichait depuis la Renaissance pour tout son passé, il ne restait que des bribes. Or tout cela était faux, radicalement faux. Les initiatives, les créations magnifiques, que s’attribuait l’Allemagne, sont françaises. Les trois grands siècles du moyen âge, le onzième, le douzième et le treizième, sont des siècles français, les plus glorieux peut-être de notre histoire.
L’Allemagne a les apparences, la France la réalité, l’activité féconde, et c’est ce qui a pu tromper les premiers observateurs. Pendant la décadence des Carolingiens français, un Carolingien d’Allemagne, Arnoul, ramasse la couronne impériale qu’ils ont laissé tomber. Olhon 1er la remet sur sa tête, et lui rend un certain prestige, en conquérant à nouveau l’Italie, en disposant de la tiare romaine, en écrasant les Hongrois, en refoulant les Slaves. Plus tard, Barberousse, prince magnifique, donne un nouvel éclat à la dignité impériale allemande. L’Église germanique est puissante et riche. Les ducs allemands occupent l’Europe de leurs démêlés avec leurs souverains. A côté de ces monarques, qui revendiquent une sorte de souveraineté sur la chrétienté tout entière, nos premiers Capétiens, jusqu’à Philippe-Auguste et saint Louis, font assez piètre figure. Mais ce ne sont là, précisément, que des apparences. Sous ces dehors majestueux, l’Allemagne ne produit rien, ne crée rien. Elle vit, pendant plus de trois siècles, sur l’héritage carolingien, dans la politique, dans la littérature, dans l’art, même dans l’organisation sociale, se contentant, avec son génie conservateur et patient, d’en exploiter toutes les ressources. Le programme des empereurs reste celui de Charlemagne, au dedans et au dehors. La littérature suit les directions qu’elle avait reçues du grand monarque franc. Elle devient exclusivement latine, savante, dédaigne les thèmes populaires, qui s’étiolent. Du reste, les esprits, en pays germanique, montrent peu d’activité. Les péripéties de 1 histoire, si mouvementée, de toute cette époque, n’inspirent rien ou presque rien à la poésie. L’art est entièrement carolingien, aussi bien dans la miniature et dans le travail des métaux ou de 1 ivoire que dans l’architecture. Ce qui caractérise la production allemande, c’est qu’elle est purement cléricale. Le peuple n’y prend aucune part. L Eglise fait tout. La société elle-même se développe peu. Les germes de féodalité mûrissent en Allemagne très lentement. Au onzième siècle la féodalité, là-bas, n’a guère dépassé le stade carolingien.
Bien différent est le spectacle qu’offre la France. Ici tout est en mouvement, en perpétuelle transformation. La royauté, avec les Capétiens, s’installe sur une base territoriale, féodale, qui lui donnera cette solidité, ces possibilités d’accroissement presque indéfini, qui manquent à la monarchie impériale allemande, suspendue en l’air, comprise et respectée seulement par l’Eglise nationale. La féodalité se développe rapidement chez nous, et enfante toute une classe de petits seigneurs libres, inconnue en Allemagne, où il n y aura de longtemps encore que des serviteurs armés, des « ministériaux » sans personnalité propre. Les usages de la vie féodale tels que la vénerie savante, le tournoi, la joute ; l’armement nouveau, l’art de l’équitation ; l’architecture guerrière, avec son donjon, son pont-levis ; l’emploi du blason, du sceau ; la cérémonie de l’ « adoubement » du jeune noble, enfin l’institution chevaleresque, l’événement capital de l’évolution de cette classe militaire : tout cela naît et se perfectionne d’abord en France. La féodalité est française ; la chevalerie est française. Le type accompli de l’homme de guerre, du seigneur féodal, tel que l’a conçu le moyen âge, avec sa formation technique et son idéal moral, s est élaboré chez nous. Il a fallu l’indépendance dont jouissait en France le baron, vrai souverain sur ses terres et l’intervention d’une Eglise infiniment plus active que l’Eglise allemande, d’une Eglise sans cesse préoccupée d’humaniser la guerre, de mettre à couvert les humbles, de transformer en soldats du droit et de la religion, en défenseurs des faibles et du Christ, les rudes féodaux français, sensibles par tradition de race à l’appel de l’honneur. Plus tard, au douzième et au treizième siècles, c’est encore en France qu’apparaît la forme élégante et raffinée de la vie aristocratique, qui s’appellera la « courtoisie ».
L’art et la littérature ont participé à cette effervescence. tandis que le somptueux « roman germanique » s’immobilisait dans son rêve carolingien ou archaïque, en s’appuyant sur le « roman lombard » de même origine et de mêmes tendances, l’architecture française, religieuse et civile, innovait sans se lasser. La première, en Occident, elle voûte en pierres ses édifices, encadre les façades de deux tours, ouvre largement sur l’extérieur ses portails, et les décore de statues prêchant au peuple les vérités de la foi. Et c’est en France enfin, et au cœur même du pays de France, que de toutes ces tentatives réunies naît, un beau jour, le magnifique style gothique, conception audacieuse et rationnelle à la fois, où se marque tout l’idéalisme clair et logique de notre race, défi superbe jeté à la matière, vaincue dans tous les sens par l’idée et mise à son service, fleur suprême de l’architecture, qui dépasse alors en science constructive et en élan lyrique le style grec lui-même. Et dans le cortège de cette architecture gothique, qui restera probablement, pour l’histoire, la plus belle création du génie français, tous les autres arts se développent à l’envie : une sculpture, qui rejoint parfois, par la perfection de sa technique, la noble statuaire hellénique, et qui l’emporte toujours sur elle par la vie intérieure qu’elle traduit ; une peinture qui, en utilisant la transparence du verre, caresse l’œil du chatoiement irisé de ses couleurs, rendues en quelque sorte vivantes par la lumière ; une orfèvrerie d’une richesse et d’une pureté de formes qui n’ont jamais plus été égalées; une miniature enfin, qui, en réalisant l’union intime de l’image et de la lettre, en brodant de fantaisie chaque page, chaque ligne, entoure le texte le plus aride d’une guirlande de rêve. Beaux manuscrits gothiques, lentement et pieusement enluminés devant des campagnes calmes, qui dira le charme de vos longues et sinueuses initiales ouvrant les chapitres comme des clefs magiques, de vos rouges éclatants et de vos bleus profonds, de vos ors graves, de toute votre ornementation si bien adaptée au monde délicieusement irréel que vous évoquiez !
Car non moins merveilleux fut l’essor de la littérature. Et nous ne voulons pas parler ici de la littérature en langue latine, qui l’emporte en France, par la quantité et la qualité de ses produits, sur celle de tout le reste de la chrétienté, y compris l’Italie, mais de la littérature en langue romane, expression de la société féodale, et dont la chanson de geste est la première grande manifestation. Sur la formation de cette chanson de geste deux théories ont été émises, la théorie des origines « germaniques », — il vaudrait mieux dire « mérovingiennes et carolingiennes » — dont le principal représentant a été chez nous Gaston Paris, et une théorie plus récente, imaginée tout d’abord en Autriche par M. Ph. Becker, et développée en France par M. Joseph Bédier, théorie suivant laquelle la chanson de geste serait née, au onzième siècle, de la collaboration des jongleurs et des moines, les seconds ayant fourni aux premiers, dans l’intérêt de leurs abbayes et des saints qu’on y vénérait — souvent d’anciens pieux — la matière de leurs œuvres, en leur communiquant les légendes hagiographique conservées oralement ou par écrit dans les monastères. Cette nouvelle interprétation a sa grande part de vérité, bien que le rôle qu’elle attribue à l’Êglise soit conçu peut-être d’une façon un peu étroite. Mais elle n’anéantit pas, comme on semble présentement l’admettre en France, l’ancienne théorie, qui a prouvé d’une manière indiscutable à notre avis l’existence de chants épiques mérovingiens et carolingiens, et leur persistance jusqu’à l’époque des premières chansons de geste, bien plus leur liaison directe avec celles-ci. Nous croyons que la vérité, telle qu’elle se dégage des faits étudiés sans parti pris, est dans une synthèse des deux opinions.
La place nous manque ici pour exposer la question dans tous ses détails et avec les preuves nécessaires. Voici, cependant, comment nous envisageons, dans l’ensemble, la formation et le développement de la chanson de geste. Les chants épiques mérovingiens et carolingiens, que tant de documents attestent, et dont nous, possédons des fragments authentiques, célébraient les expéditions et les aventures, réelles ou fictives, des rois de cette époque, en utilisant le folklore indigène ou germanique, le premier surtout, qui était de beaucoup le plus abondant. L’inspiration de ces poèmes chantés était « royale » comme on dira plus tard, et c’est pourquoi sans doute Charlemagne s’occupa de les faire rédiger, comme nous l’apprennent Eginhard et le Poeta Saxo. Ils paraissent avoir été atrophies, comme les vieilles « chansons de toile », assez courts, et avoir servi d’accompagnement aux rondes populaires. Pendant l’effondrement de la dynastie carolingienne, ils changèrent de caractère et devinrent féodaux, antiroyaux, traduisant les sentiments de la classe qui se constituait. En même temps, chantés désormais non par le peuple, mais par des aèdes de profession, les « jongleurs », ils s’allongèrent, chaque jongleur, par intérêt professionnel, enflant le contenu des cantilènes de son répertoire, et c’est ainsi que la strophe devint peu à peu la « laisse ». Toutes ces étapes peuvent être jalonnées assez nettement par les chansons qui nous restent. Mais vient le onzième siècle. A ce moment l’Eglise de France a besoin de la féodalité française pour la Croisade, conséquence de la lutte menée par Cluny contre l’Empire. Un rapprochement intellectuel s’opère, contemporain probabêlement de celui qui a eu pour résultat la christianisation de l’institution chevaleresque. Dans cette littérature toute féodale, qu’elle avait méprisée tout d’abord, l’Eglise des « réformateurs », l’Eglise de Cluny, voit un moyen d’agir sur la classe guerrière, de la convertir à l’idée de la Croisade. Le « jongleur » est traité désormais par elle en allié. On lui fournit des traditions, des renseignements, on collabore avec lui, non pas tant pour l’amener à célébrer des Saints locaux que pour faire de lui un propagateur des idées nouvelles. C’est pourquoi les premières chansons de geste proprement dites, la Chanson de Willelme et le Roland, sont des chansons de croisade, exaltant la guerre contre les Sarrasins. Comment s’expliquer autrement le fond féodal si net qui subsiste dans tant de chansons de geste sous la couche récente de sentiment religieux ? L’Église a utilisé un genre littéraire, déjà ancien et en plein développement. Elle ne l’a pas créé. C’est ainsi, à notre avis, que la chanson de geste s’est formée. Cela explique qu’elle soit à la fois si guerrière et si haute, si chrétienne d’inspiration. Tout le rude idéal de bravoure, d’honneur intraitable, d’indépendance farouche, de la féodalité française, s’y achève en une admirable floraison de générosité, de foi, de dévouement à la religion du Christ, d’ascétisme surhumain parfois. La forme littéraire reste sans doute gauche. La chanson de geste s’adressait à des auditoires plus vaillants qu’instruits et, ce qui importe beaucoup, elle était parlée, non écrite. Mais que de fois ces âpres poèmes trouvent la forte et simple grandeur sans la chercher, et quelle étroite parenté on sent entre les âmes de leurs auteurs et celles des hommes qui ont élevé les cathédrales gothiques !
La chanson de geste, pourtant, ne représente qu’un premier stade du développement littéraire de ces siècles si féconds. Les expéditions d’Espagne, des Deux-Siciles, d’Orient, avaient révélé à nos féodaux tout le charme de l’« aventure ». Au delà des monts et des mers, ils avaient pu contempler des civilisations plus raffinées. Le « roman courtois » et le « lyrisme courtois », provençal ou français, vinrent donner satisfaction à ces besoins nouveaux. Le monde grec, la féerie celtique, l’antiquité même, fournirent au « roman courtois » ses sujets, où l’analyse des sentiments, la description des mœurs et usages de la vie élégante, se mêlèrent aux prouesses guerrières. Chrétien de Troyes fut le grand maître du genre. Le « lyrisme courtois », qui succédait à un lyrisme plus simple et plus rude, comme le « roman courtois » à la chanson de geste, s’inspira, dans la France du Nord, du « service des Dames » des Provençaux et de leur technique subtile. A un changement d’idéal correspondait un changement dans la littérature.
Si l’on voulait brosser un tableau complet de cette étonnante époque française, on devrait montrer aussi l’ordre de Cluny réformant la discipline monastique, couvrant l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, de ses filiales, engageant contre les puissances séculières, coupables, selon lui, d’opprimer l’Église et de vicier ses institutions, la lutte gigantesque qui culmine dans la Querelle du Sacerdoce et de l’Empire, guidant, régentant les papes, poussant la noblesse française contre les Maures d’Espagne et du Portugal ; la France s’ébranlant ensuite tout entière à l’appel d’Uubain II, le pape français et clunisien, et donnant le signal de la Croisade à l’Europe ; l’Angleterre, les Deux-Sicile, l’Empire d’Orien,t Chypre conquis par nos féodaux; puis Cîtaux, le Cîteaux de sain Bernard, remplaçant Cluny dans la direction morale de l’Eglise et la reforme du clergé ; le théâtre religieux naissant en France d’une pensée d’édification, comme la grande sculpture; la scolastique française essayant d’embrasser toutes les connaissances de l’époque dans une synthèse audacieuse ; l’histoire en langue profane se constituant, avec Villehardouin et Joinville, dans la ferveur de la Croisade ; Paris devenant, par la fondation de son Université, la plus ancienne de toutes, le centre des études théologiques et philosophiques, la capitale intellectuelle de la chrétienté ; la royauté française enfin se magnifiant dans la noble figure d’un saint Louis, et s’élevant bien au-dessus des royautés voisines… Dans tous les domaines, l’idéalisme français a fait des miracles. La France du douzième et du treizième siècle est le premier pays du monde chrétien. »
Pour la plupart des pays européens, la civilisation moderne, surtout en manière d’art, de littérature et de politesse, date de cette extraordinaire expansion du génie français au douzième et au treizième siècles
Cette expression n’est nullement exagérée. A ceux qui chez nous s’obstinent à dénigrer le moyen âge, pour des motifs qui n ont d’ailleurs rien de commun avec le culte de la vérité historique, il faut dire et répéter que jamais peut-etrc la France n’a occupé dans l’opinion des peuples une une place plus haute qu’à cette époque, parce que jamais elle ne leur a prodigué plus de bienfaits qu’alors. Sa civilisation a été celle de l’Europe entière. A l’Université de Paris accourent des étudiants de toutes les nations : anglais, allemands, espagnols, italiens, hongrois, Scandinaves même. Le plus ancien historien islandais, Saemund Sigfusson, a étudié à Paris. Tout ce qui compte, au moyen âge, dans la théologie, la philosophie, des sciences, a passé par notre grande école. Quand les Universités se fonderont à l’étranger elles lui emprunteront ses institutions, parfois ses maîtres, et aucune ne l’égalera en renommée jusqu’au seizième siècle. Nos chansons de geste ont été traduites dans les langues. Elles sont devenues, aux Iles Féroé, des chants populaires. La Grèce les a connues. Partout on les a imitées, en Italie, où elles ont donné lieu à des poèmes écrits dans un langage franco-italien ; en Espagne, où elles ont suscité les cantares de gesta, le Poème du Cid, le Rodrigo, le Poème du comte Fernan Gonzalès, le Romancero ; en Allemagne où nous le verrons, leur popularité a été immense, en Scandinavie, où on les a pieusement transcrites. Plus répandus et plus aimés encore ont été nos romans de chevalerie dont la vogue fut inimaginable. L’Arioste y puisera la matière de son Roland furieux. Cervantes jugera bon de combattre leur pullulante postérité. Le lyrisme provençal ou français a suscité le lyrisme italien, portugais, espagnol, le Minnesang allemand, et nous en oublions. Dante est un continuateur de nos troubadours. Notre Renart, nos fabliaux, feront aussi le tour de l’Europe. L’art gothique, — architecture sculpture, orfèvrerie, miniature, – conquerra la chrétienté. Des cathédrales de style français se dressent encore de tous côtés en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en Portugal, en Pologne, jusqu en Orient, même dans la classique Italie, et ce sont souvent des architectes fiançais qui les ont construites. Le théâtre religieux anglais, espagnol allemand, est né du nôtre, qui a par conséquent sa part dans la formation d’un Shakespeare et d un Lope de Vega. Les manières françaises, les mœurs françaises, notre chevalerie, nos tournois, s’imposent dans tous les pays. On comprend notre langue d’un bout à l’autre de la chrétienté. L ’Angleterre est, pendant deux siècles, une véritable colonie française et son langage en porte encore les marques. On parle français en Palestine, à Chypre et en Morée. Pour la plupart des pays européens, la civilisation moderne, surtout en manière d’art, de littérature et de politesse, date de cette extraordinaire expansion du génie français au douzième et au treizième siècles.
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Parmi les nations qui se mirent alors a l’école de la France, nulle ne fut plus empressée à l’imiter que l’Allemagne
Parmi les nations qui se mirent alors a l’école de la France, nulle ne fut plus empressée à l’imiter que l’Allemagne. Il ne semble pas avoir existé à cette époque, de préjugés nationaux entre les deux peuples. Les rares appréciations défavorables que l’on rencontre sur les « Trois » dans nos chansons de geste, peuvent y avoir été introduites par les clercs et sont sans doute un écho de la querelle des Investitures. Rien ne paraît y correspondre dans l’esprit public. La collision de Bouvines n’a laissé de souvenirs amers ni d’un côté ni de l’autre. Du reste, les Allemands y avaient été entraînés par l’Angleterre, l’ennemie véritable de la France dès cette date, et considérée comme telle. Dans une œuvre dramatique du temps de Barberousse, le Iudus de Antichristo, l’auteur qui appartient visiblement à l’entourage de ce prince, revendique, il est vrai, la domination universelle pour l’Empire allemand, mais il rend hommage à la bravoure des Français qui, seuls, seront exemptés de tribut, pour cette cause, et n’auront à fournir que des services militaires. La supériorité de civilisation de la France est acceptée comme un fait indiscutable. Les clercs allemands viennent en grand nombre étudier à Paris. Les nobles allemands se rendent non moins fréquemment en France, d’où ils rapportent des manuscrits de poèmes de chevalerie, ou de chansons « courtoises », qu’ils font ensuite traduire chez eux. Ils s’exercent au tournoi français, le conflictus gallicus, s’arment à la française, pratiquent l’équitation a la française, surtout depuis cette seconde croisade, où l’adresse de nos chevaliers les a remplis d’admiration. Ils adoptent l’usage français des armoiries, l’institution française de l’adoubement chevaleresque. En une génération ou deux, vers la fin du douzième siècle, les hommes de guerre allemands, restés jusque-là fidèles à l’armement carolingien, habitués à combattre à pied avec la grande épée, se transforment en ritter. Dans les familles nobles d’Allemagne, il est d’usage d’envoyer les jeunes gens compléter leur éducation en France, ou de leur donner des précepteurs et des compagnons français. Pour la bonne société, des moralistes, comme le Winsbecke ou Thomasin à Zirclaria, rédigent des traités de « courtoisie » dont ils empruntent la matière a nos mœurs et à nos romans de chevalerie. Par la Flandre, comté français en terre germanique, un flot ininterrompu d’influences françaises de toute espèce s’écoule en Allemagne, et s’y répand, en suivant la vallée du Rhin puis celle du Danube. Aussi est-ce la mode en Allemagne d employer des termes flamands. Cela s’appelle vlaemen, et c est une preuve de bon ton. Mais la langue française est elle-même très connue, si connue qu’elle introduit dans l’allemand de cette époque environ cinq cents termes, autant et plus que le latin autrefois, tous relatifs à la vie guerrière, chevaleresque, élégante, à la chasse, aux exercices militaires, à la conversation polie, aux distractions mondaines, à l’art, à la littérature, et que des suffixes français, même, sont adoptés, incorporés pour jamais au mécanisme du parler germanique.
C’est dans l’art et la littérature que l’influence française s’étale surtout. L’art allemand de l’époque othonienne était, nous l’avons dit, une continuation pure et simple de l’art carolingien, avec de fréquents emprunts à l’art lombard, qui le prolongeait aussi. Dès le début du onzième siècle, donc en pleine période romane encore, l’art français intervient à son tour dans l’évolution artistique de l’Allemagne, importé dans ce pays par Cluny. Il aide à l’achèvement du style roman germanique. Il lui fournit tout d abord des motifs d’ornementation, puis le plan en croix latine, abandonné par les architectes allemands, le développement de la façade occidentale, la suppression de la crypte, la quadrature du chevet, enfin et surtout le principe de la voûte. Contrairement à ce qu’on a cru longtemps, l’influence française a donc travaillé, — ce sont des savants allemands qui l’ont établi de nos jours, — à la construction des grandes cathédrales romanes du Rhin, celles de Mayence, de Spire, de Worms. Mais bientôt elle va substituer à ce «roman » germanique le style français lui-même, le gothique. Cela ne se fit pas sans peine. L’Allemagne, qui devait réclamer plus tard le gothique comme sa propriété, a mis en réalité fort longtemps à le comprendre et à l’accueillir. L’ordre de Cîteaux le lui présente tout d’abord sous sa forme juvénile et austère, dans ses nombreuses filiales en terre germanique. Mais les architectes allemands résistent. Un art de transition se constitue, qui essaie de concilier le nouveau style avec l’ancien. Enfin le système entier du gothique, — opus francigenum, — s’impose vers le milieu du douzième siècle. L’Allemagne élève son dôme de Trêves, ses églises de Limbourg, Strasbourg, Naurnbourg, Ratisbonne, Bamberg, Wimpffen, Cologne, Fribourg-en-Brisgau, etc., etc. Dans la plupart de ces édifices, on a relevé des imitations directes de nos grandes cathédrales françaises. Sans doute, les églises gothiques allemandes ont leur physionomie propre, surtout à partir de la fin du treizième siècle, mais toute leur structure est indéniablement française. Elles sont les filles de nos cathédrales de Laon, de Troyes, de Reims, d’Amiens, de Paris. Avec l’architecture gothique, la sculpture gothique s’introduit, — à Bamberg tout d’abord d’une façon visible, — et s’oriente immédiatement, en Allemagne, vers le réalisme et l’expression individuelle. L’orfèvrerie française, la miniature française accompagnent l’architecture et la sculpture. La magnifique chasse de saint Héribert, à Deutz, orgueil de l’Allemagne rhénane, celle peut-être plus remarquable encore des Rois Mages à Cologne, sont françaises. On les imitera désormais sans cesse. Dans la seconde moitié du douzième siècle, nos manuscrits font triompher la technique française, plus simple et plus élégante que la technique carolingienne et byzantine pratiquée jusque-là en Allemagne. L’écriture gothique, regardée encore aujourd’hui, chez nos voisins, comme un « bien national », a été révélée par la France à l’Allemagne au douzième siècle. On la trouve dès 1105, en Flandre, dans le psautier de Saint-Martin de Tournai, et en 1115 ou 1120 dans une charte octroyée à l’abbaye d’Anchin près de Lille. C’est de là que, par la voie ordinaire des importations françaises, elle passe en Allemagne, où ou ne la rencontre pas avant 1133.
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