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Chroniques : L’INFLUENCE FRANÇAISE EN ALLEMAGNE (Pierre Brochard , 1938)
Les Cahiers du Sud, 1 décembre 1938, p. 49-53/337
Les Cahiers du Sud
1 octobre 1925 – 1 décembre 1966
Les Fondée en 1914 par le célèbre auteur provençal Marcel Pagnol, Fortunio était une revue littéraire, artistique et dramatique basée à Marseille. Le journal contribua à valoriser et à faire débattre nombre d’artistes malgré des difficultés financières. Devenue Cahiers du Sud en 1925 en passant sous la direction de Jean Ballard, la publication prit plus d’ampleur et devint l’un des rares titres littéraires provinciaux à être lu au niveau national et fit contribuer entre autres Antonin Artaud, Paul Eluard, Michel Leiris, Simone Weil ou Marguerite Yourcenar.
L’essentiel est pour les chefs nazis de former une jeunesse nouvelle ; elle seule pourra fournir au régime des bases solides. A cette jeunesse, il faut donner une foi; celle-ci n’est pas conciliable avec la tradition française, pas plus avec le cartésianisme qu’avec le dix-huitième siècle, la Révolution ou la Troisième République.
Il peut sembler à l’histoire des civilisations qu’à chaque époque, un peuple a pris la tête de l’évolution culturelle. Nous avons même l’habitude de découper l’histoire de l’Europe en zones d’influence, où nous voyons se succéder Athènes et la Rome païenne, le christianisme du Moyen-Age latin, la France de Louis XIV, de la Révolution et de l’Empire, le triomphe de la science positive et même positiviste dans l’Allemagne bismarckienne. Il serait d’ailleurs difficile de montrer que le rôle culturel de ces peuples a été en rapport direct avec leur puissance politique. Depuis la Renaissance jusqu’à la fin du siècle dernier, la Grèce a été représentée surtout par Athènes et l’apollinisme. Le triomphe de l’état athénien coïncide bien avec le début de son influence culturelle sur le monde civilisé, mais les plus belles œuvres de ses philosophes et de ses artistes ont été réalisées à partir du moment où cette gloire commençait à pâlir. On ne s’expliquerait pas que la Macédoine ou l’immense empire perse n’aient pas agi plus directement sur les destinées de l’Occident. De même, la renommée de la France moyennâgeuse, dont témoignent la traduction et l’imitation à l’infini de sa littérature courtoise, ne saurait se fonder sur des raisons purement politiques. Il faut sans doute en chercher la cause dans l’ancienneté relative de la civilisation romane et dans le rôle du christianisme, beaucoup plus grand ici que dans les pays germaniques, dont la conversion fut plus tardive. Par contre, pendant le siècle de Louis XIV, la puissance politique et le rayonnement intellectuel ont marché de pair. Il est naturel que les petits princes du Saint Empire sur la décadence aient été tentés de copier le Roi-Soleil, comme, plus tard, les bourgeois d’Allemagne se sont ouverts à l’influence de la Révolution qui devait leur apporter le pouvoir politique, après qu’ils s’étaient assurés la maîtrise de l’économie.
Sous Bismarck et jusqu’à la dernière guerre, l’Allemagne a imposé à la France ses méthodes de recherche scientifique et historique. La culture avait d’ailleurs cessé depuis le romantisme d’être proprement nationale, et l’influence d’un pays apparaissait dans l’impulsion nouvelle qu’il apportait aux idées en cours, non dans le fait que sa civilisation était servilement copiée. L’histoire du naturalisme, avec Zola, Ibsen et Gerhard Hauptmann, est caractéristique à cet égard. L’Allemagne d’après-guerre s’ouvrit très largement aux influences étrangères. C’était la conséquence de la défaite, de la débâcle économique et morale; mais on constatait aussi le retour d’un courant généreusement humanitaire, qui a son origine dans le classicisme de Goethe, de Schiller et de Hercer, et selon lequel c’est à force d’être européen que l’on peut bien mériter de sa patrie. Cette attitude se manifesta dans les arts plastiques comme dans la littérature, où les échanges entre la France et l’Allemagne devinrent très actifs. Des comités furent organisés pour faciliter les séjours des lycéens et des étudiants à l’étranger, et certains milieux libéraux pensèrent qu’en se connaissant mieux, les deux nations voisines et longtemps ennemies finiraient par s’aimer et devenir en Europe les garants d’une paix éternelle
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Le national-socialisme a pris pour formule : « Allemagne, réveille-toi ! » Ce réveil ne saurait être compris comme une occasion pour la nation de reprendre d’elle-même une conscience qu’elle possédait depuis longtemps; cet appel au peuple entier masque l’exigence totalitaire d’une idéologie pour laquelle aimer sa patrie, c’est mépriser ce qui ne lui appartient pas. Le troisième Reich s’est efforcé d’anéantir tous les résultats de l’expérience weimarienne. Les auteurs juifs et communistes ont été brûlés suivant un cérémonial dont M. Ernest Erich Noth a fait le récit dans « La Voie Barrée » (Grasset 1938). Parmi les autres, tous ceux qui n’avaient pas célébré en prophètes l’avènement de la race aryenne ont été bannis. M. Thomas Mann est de ceux-là. On a organisé des expositions de « l’art dégénéré », qui ont procuré aux esprit restés lucides et aux étrangers, la possibilité d’admirer les meilleures œuvres de l’après-guerre, notamment celles de Max Liebermann. Et c’était une satisfaction bien mince que de dire à haute voix son admiration, devant les sections spéciales qui assuraient le service d’ordre à l’intérieur. II s’est déjà trouvé au moins une époque en Allemagne, où la pensée française a été critiquée avec une âpreté partiale : mais Lessing a été justifié par ses résultats et, si ses critiques, notamment de Corneille, sont injustes, s’il est faux que notre tragédie classique soit une simple et pâle imitation des Anciens, il n’en reste pas moins vrai qu’une polémique aussi violente était nécessaire pour débarrasser la scène allemande des mauvaises pièces qui ne pouvaient se jouer en France, pour permettre à la bourgeoisie de s’émanciper et de se constituer une culture originale. Ce fut une crise de croissance et de classicisme, arrivé à sa maturite, n’omit jamais d’admirer la France et de lui dire, le cas échéant, sa reconnaissance. Le national-socialisme ne peut soutenir que l’Allemagne se trouvait en 1933 dans une situation analogue. Il veut seulement faire disparaitre l’esprit de libre critique, dont il sait fort bien qu’il est la condition indispensable de la culture.
L’hostilité envers la France a deux causes : l’une de politique pratique, l’autre d’ordre idéologique. II est évident que le Reich poursuit une politique de revanche en même temps que d’expansion suivant les thèses du pangermanisme qu’exposa jadis Ch. Andler. Les conquêtes lui sont d’ailleurs nécessaires, s’il veut réaliser entièrement son idéal d’autarcie. L’hostilité d’ordre idéologique vient de l’opposition entre la tradition parlementaire et libérale de la France, qui inspira dans une certaine mesure la constitution de Weimar, et le principe de la dictature, tel qu’il a été posé par Paul de Lagarde et les théoriciens de la race nordique. Mieux que personne, les dirigeants du Troisième Reich savent ce qu’ils doivent penser du plébiscite qui donna presque 100 % de oui; car les résultats véritables, depuis chaque bureau de vote, leur ont été adressés confidentiellement, pendant que le pourcentage officiel, fixé au paravant, suivait la voie normale. L’essentiel est pour les chefs nazis de former une jeunesse nouvelle ; elle seule pourra fournir au régime des bases solides. Il est inutile d’essayer de convertir les opposants d’aujourd’hui, on ne peut que les éliminer. A cette jeunesse, il faut donner une foi; celle-ci n’est pas conciliable avec la tradition française, pas plus avec le cartésianisme qu’avec le dix-huitième siècle, la Révolution ou la Troisième République.
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C’est pourquoi la littérature officielle et la presse censurée ont tracé de la France un portrait assez étonnant, que les jeunes générations sont dans l’impossibilité de vérifier. La France est en majorité marxiste (ou communiste, les deux mots ont le même sens), l’alliance avec Moscou le prouve. Elle est aussi parlementaire, c’est à dire que la lâcheté et la corruption y triomphent, grâce aux voix d’imbéciles dont le député débrouillard achète la confiance. Cette thèse a trouvé une illustration particulière en 1937 dans un film intitulé : « Mon fils, monsieur le Ministre » qui fit scandale à l’étranger. Politiquement, c’est donc une nation de dégénérés. Du point de vue racial, la France est en voie de négrification. Dans les ports et dans tout le Midi, les métis et les noirs constituent l’élément dominant, au dire des reporters les plus dignes de foi. Il est donc évident que le salut de l’Europe ne peut en rien venir d’elle.
La France se survit à elle-même, un peu comme l’Espagne lorsque, après la découverte de l’Amérique, les richesses affluèrent et que la population cessa de travailler. C’èst le sens des articles que M. Rudolf Kircher, avec une violence accrue depuis Février 1938, publie très régulièrement dans la Frankfurter Zeitung, qui fut jadis le quotidien d’une aristocratie libérale et cultivée. La France, coupée de son empire colonial (on pense beaucoup à cette séparation), ne serait plus qu’un petit peuple. On ne saurait considérer comme légitime la puissance d’un pays européen, qui s’appuie sur des millions de noirs et de jaunes. Le droit de la France à régler l’évolution de l’Europe est donc périmé, en admettant qu’il ait jamais existé. La décision appartient désormais à la race nordique, à la race des chefs. Parallèlement, dans une série de reportages, M. Friedrich Sieburg s’évertue à montrer les raisons que les colonies françaises ont de se révolter contre la tyrannie de la métropole. Il est depuis longtemps impossible aux étudiants de se rendre en France. On ne peut emporter que 10 marks par mois, et l’autorisation de l’Office allemand des Universités est nécessaire sous peine de sanctions disciplinaires très graves. Les étudiants doivent auparavant suivre des cours « d’instruction en politique étrangère », et, bien entendu, on ne désigne que les nationaux-socialistes dignes de confiance. Pratiquement, les lecteurs seuls vont à l’étranger. Ce sont des personnages chargés de représenter l’Allemagne actuelle, de créer des centres favorables au nouveau régime, et même, dans certains pays, susceptibles de se prêter à des négociations économiques. Le gouvernement allemand travaille actuellement à une refonte de l’enseignement. Désormais, le français jouera dans certains établissements secondaires, le rôle de la « seconde langue » dans la section B de nos lycées. Dans d’autres, il sera facultatif, comme l’était le latin dans les Ecoles Primaires supérieures. C’est dire que personne ne l’apprendra, le contraire serait une preuve de mauvais esprit. Le journal des Sections Spéciales avertissait récemment les étudiants que ceux d’entre eux qui s’obstinaient à apprendre les langues étrangères le faisaient à leurs risques et périls. Ils ne devraient s’en prendre qu’à eux-mêmes, s’ils ne trouvaient pas de place.
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Tous ceux qui croient en la fécondité d’échanges intellectuels entre la France et l’Allemagne sont attristés de voir couper les ponts par les autorités responsables, souvent contre le désir des individus. Mais l’isolement culturel auquel aspire l’Allemagne a une conséquence beaucoup plus grave encore : la jeunesse, à quelque milieu social qu’elle appartienne, reçoit de la France une image entièrement fausse. La propagande est si méthodique et si tenace que plus tard, dans quinze ou vingt ans, quand le national-socialisme ne sera plus, l’influence néfaste de son en seignement restera. Les deux nations seront séparées par un abî me de préjugés ; il leur sera très difficile de revenir à des rela tions normales et saines.
Pierre Brochard.