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L’évolution intellectuelle et morale des Annamites sous l’influence française
Revue franco-annamite, 1 mai 1930, p. 5-8/32
La Revue Fraco-Annamite était une feuille coloniale indochinoise dirigée par Alfred-Ernest Bahut. Publiée à la fois en français et en annamite, elle affichait son espoir d’une collaboration « amicale » entre colons français et peuple du Vietnam.
Habitués jusque là à être traités et corrigés comme des enfants, les Annamites, placés sous la tutelle française, allaient être affranchis pénalement et soumis, presque sans transition, à un système de répression plus humain
TEXTE INTEGRAL
Vous n’ignorez pas qu’au début de l’occupation française en Cochinchine, l’ordre politique du pays était assez troublé, que la piraterie surtout y exerçait ses ravages et que le régime du mandarinat provincial, dans cette vaste colonie annamite, ne faisait guère le bonheur des populations qui y étaient soumises, à telle enseigne qu’il fut qualifié par un des nôtres de « despotisme patriarcal ». Sans insister autrement sur les imperfections de ce régime, je rappellerai seulement qu’il maintenait les classes laborieuses et tous les éléments actifs du pays dans un état de sujétion tel que l’esprit d’initative ne pouvait, à aucun moment, trouver le champ libre, si bien qu’aujourd’hui encore, l’atavisme créé par cette condition sociale constitue l’une des plus sérieuses entraves au développement des aptitudes individuelles. Le sujet annamite, esclave de traditions séculaires, était habitué à suivre les règles de conduite tracées avec un soin minutieux par les lois, ordonnances et décrets qui disciplinaient la vie privée, réglaient les rites et les coutumes traditionnelles de la famille, dont le chef était investi, à l’origine, d’une autorité presque absolue et n’en devait compte qu’au sou verain. Quant aux mandarins qui exerçaient le pouvoir par délégation du roi, ils étaient considérés eux-mêmes, dans leur ressort territorial, comme les pères et mères de leurs administrés. Les rapports entre les uns et les autres étaient théoriquement les mêmes que ceux existant entre parents et enfants. Je dis théoriquement, car trop souvent, en fait, les mandarins avaient tendance à méconnaître leurs devoirs de ce chef, et à abuser de leur autorité.
Quoi qu’il en soit, les moindres infractions à la loi morale comme à la loi civile étaient sanctionnées par les mêmes peines corporelles, suivant une échelle très variable, correspondant à la gravité de la faute. Par ailleurs, la protection du souverain s’exercait pratiquement comme une tutelle organisée suivant des règles que les mandarins auxquels elle était confiée devaient observer fidèlement, malheureusement sans contrôle suffisant. Les ordonnances royales allaient jusqu’à prévoir les distributions de riz en cas de disette. Les greniers de l’empire étaient, à cet effet, organisés partout pour constituer des réserves, en prévision des mauvaises récoltes.
La prévoyance de l’Etat suppléait à l’imprévoyance du peuple.
Ajoutez à cela tout un cortège de superstitions dont les nombreux témoins sont encore les effigies votives, en période d’épidémie, et ces petits pagodons répandus à travers la campagne, au pied des arbres ou dans les escarpements des moindres accidents de terrain, et vous aurez ainsi, en partie, l’explication d’une tendance au fatalisme auquel l’Annamite, comme tant d’autres peuples, devait se complaire et qui ne pouvait qu’atrophier ses énergies. Livré à lui-même, avec un pareil fardeau, le peuple annamite n’eût pas manqué d’aller à la dérive. Voilà pourquoi ses dirigeants comme ses maîtres, soucieux de remédier aux insuffisantes réactions de son tempérament, assumèrent de tous temps les devoirs d’un père de famille envers ce peuple d’enfants.
Contraints par les évènements de procéder par tâtonnements, les Français ont dû d’abord porter leur effort sur la réorganisation administrative du pays en y apportant, malgré tout, leurs conceptions, bien que préoccupés de rétablir aussi fidèlement que possible les institutions préexistantes. La commune annamite, seule institution demeurée intacte, avec son organisation, son protocole et sa hiérarchie de notables, fut respectée dans la forme. Les coutumes non codifiées furent consacrées les unes après les autres par la jurisprudence des tribunaux français institués dès que les circonstances le permirent. L’ordre une fois rétabli et les cadres reformés, ce qui marque déjà une longue étape, sur les difficultés de laquelle je n’insisterai pas autrement ici, le régime protecteur s’accommodant mal des châtiments corporels qui étaient à la base des sanctions mandarinales, le code pénal métropolitain, après quelques hésitations, finit par être appliqué dans la colonie. Habitués jusque là à être traités et corrigés comme des enfants, les Annamites, placés sous la tutelle française, allaient être affranchis pénalement et soumis, presque sans transition, à un système de répression plus humain; certes, mais infiniment moins efficace, l’autorité paternelle dans la famille conservant seule ses traditions à peu près intactes. Cependant, notre conception de la justice, tellement différente de la leur, ne devait pas manquer de heurter celles-ci et de porter atteinte, malgré tout, au prestige patriarcal.
Le chef de famille respecté allait, en fait, devenir le pivot de l’orientation nouvelle imprimée à l’ordre social que nos idées républicaines allaient transformer très rapidement. Aussi bien l’accession aux grades du mandarinat démocratisé élargit les aspirations des plus humbles et permit, à la longue, de récompenser les meilleurs serviteurs du gouvernement français. Mais la sélection ne put s’opérer que lentement, parce que, dans tout le territoire occupé, au lendemain de la conquête, il n’était resté que des gens du peuple ignorants. Instruire ce peuple, répandre d’abord l’enseignement primaire dans les principaux centres, puis dans les campagnes, créer un corps d’interprètes et de secrétaires capables de devenir des auxiliaires dévoués de l’administration française, préparer la formation d’une élite intellectuelle, tel était, théoriquement, le programme auquel allaient s’attacher les nouveaux maîtres des destinées du pays.
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Voyons maintenant à quel stade nous sommes parvenus et quel est l’acquis que nous avons légué à nos protégés.
Durant toute la période qui suivit le rétablissement de l’ordre, ce peuple docile et maniable qui avait tant souffert des excès de ses mandarins, conscient de l’amélioration de sa condition, sous la protection tutélaire du gouvernement français, se montra soumis et déférent à l’égard de ses représentants, à mesure que ceux-ci, soucieux du bien-être de la masse, s’efforçaient de rendre plus effective la sécurité des personnes et des biens. Ceux qui furent les témoins des efforts des premiers pionniers de l’œuvre française en ce pays, ne l’ont pas oublié ; mais c’est la génération qui s’en va, emportant malheureusement avec elle son vieux fonds de traditions et la plupart des signes extérieurs de l’ancienne éducation asiatique, jusques et y compris les marques de respect et de considération dont les représentants du pouvoir, tout comme les vieillards et les chefs de famille étaient l’objet, du haut en bas de l’échelle sociale. On a dit et répété souvent que les Annamites, à notre contact, avaient surtout pris nos defauts et copie nos travers, sans s’être pour cela assimilé les vertus de notre race.
ll est un fait indéniable, c’est que leur adaptation a commencé par des manifestations extérieures celles qui leur étaient, il est vrai, les plus accessibles. Ayant le génie de l’imitation, ils n’ont éprouvé aucune difficulté à emprunter ce qui, dans nos usages et dans nos mœurs, pouvait flatter leur vanité. Doués d’un sens d’observation admirablement exercé, il n’est pas un de nos gestes, pas une de nos faiblesses qui leur aient échappé. Que ce soit à l’école ou dans la vie courante, les moindres défaillances de leurs maîtres comme de leurs dirigeants ont été notées et enregistrées avec le plus grand soin. Espiègles comme des enfants, ils se sont souvent amusés à contrefaire nos attitudes. Par contre, avec une certaine élégance, ils se sont composé une silhouette moderne, à l’européenne, souvent plus impeccable que la nôtre, et certains de ceux qui sont allés faire leur éducation en France ont pris une allure de « gentlemen » dont ils sont d’ailleurs particulièrement fiers. Dans la pratique du sport, comme dans l’observation de la mode, ils ont montré des aptitudes que l’ont n’aurait jamais soupçonnées, il y a seulement un quart de siècle. La jeune génération actuelle, prise d’un véritable engouement pour les sports, est devenue presque aussi enthousiaste et passionnée que nous-mêmes et s’enorgueillit sans réserve des belles performances de ses champions. Les progrès rapides réalisés par ceux-ci leur ont donné confiance et ont développé leur esprit sportif, ce qui n’est pas un des moindres résul tats obtenus à ce jour.
C’est ainsi que tous les peuples aujourd’hui, au contact les uns des autres, tendent à unifier leurs coutumes extérieures. La mode, les jeux, la, danse, tout ce qui, en un mot, n’exige pas une adaptation intellectuelle spéciale, s’apprend et s’assimile presque sans effort.
(A suivre)