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Les Israélites marocains et l’influence française
L’Univers israélite, 19 octobre 1917, p.13/24
L’Univers Israélite était une feuille mensuelle puis hebdomadaire destinée à la communauté juive de France. Fondée en 1844 par Simon Bloch, elle paraîtra jusqu’au début de l’occupation allemande, en 1940. Il s’agissait d’une tribune privilégiée du Grand Rabbin de France, mais le journal traitait, outre les questions morales et religieuses, d’actualité littéraire et parfois scientifique.
Une nation qui sait, comme la nôtre, faire triompher autour d’elle la liberté de personne et de conscience, peut être fière de son œuvre : elle a bien mérité du genre humain
TEXTE INTEGRAL
Les Israélites de Tunis et d’Alger qui se promènent sur les boulevards ne se doutent probablement pas de la situation qui était celle de leurs coreligionnaires établis dans les villes du Maroc, il y a à peine quinze ans. Partout, à Fez comme à Rabat, à Meknès comme à Casablanca ou à Marrakech, les juifs étaient parqués dans un quartier spécial, le « Mellah »; ce quartier, relégué dans un des angles de la ville, ne possédait aucune communication avec l’extérieur ; une seule issue le reliait aux quartiers marocains; encore cette issue était-elle la plupart du temps consignée.
Les juifs étaient tolérés dans la ville; leur situation était celle de véritables esclaves. On ne les chassait pas, parce que la plus grande partie du commerce était entre leurs mains. Mais ils devaient se prosterner au passage des Marocains de marque et toujours céder aux musulmans le haut du pavé. La moindre lenteur dans l’exécution de ces pratiques de politesse était immédiatement réprimée par des coups de bâton, qu’accompagnait souvent une amende. Les juifs ne pouvaient marcher que nu-pieds devant les portes des mosquées peu importantes; quant aux grandes mosquées, comme celle de Moulay-Idris à Fez ou la mosquée Koutoubya à Marrakech, l’accès leur en était interdit sous peine de mort : leurs regards eussent souillé les lieux saints.
Malgré tout le zèle, toute la discipline dont pouvaient faire preuve les juifs, le Mellah était le siège de fréquents massacres. Le prétexte le plus futile donnait lieu à de sanglantes repressions. On voir encore à Casablanca une plateforme en maçonnerie où les Marocains exécutaient les israelites : par une ironie farouche, cette plateforme ornait la place principale du Mellah. Le meurtre s’agrémentait ordinairement de pillage. Aussi les juifs laissaient-ils toujours les portes de leurs maisons ouvertes : iis espéraient détourner la colère des voleurs sur les demeures qui restaient obstinément closes, comme si elles avaient de plus riches trésors à garder…
Que reste-t-il aujourd’hui de cette servitude ? Partout où l’influence française s’est répandue, les juifs ont libre accès dans tous les quartiers de la ville. En de nombreux endroits, comme à Rabat ou à Salé, on peut sortir directement du Mellah pour aller dans la campagne environnante. La plateforme de justice de Casablanca s’écroule sous les coups de pioche du démolisseur. On semble avoir eu à cœur d’abolir définitivement cette époque d’esclavage en faisant disparaître tous les objets susceptibles d’en perpétuer le souvenir. Seules, par une tradition qui s’est enracinée dans le peuple, les portes des habitations demeurent ouvertes, et le flâneur voit défiler devant ses yeux des scenes d’intérieur tour à tour naïves et attendrissantes.
Voila les résultats de la pénétration française en un pays de civilisation primitive. Ce spectacle n’offre-t-il pas un contraste saisissant avec les actuelles atrocités allemandes? Nest-ce pas là la meilleure réponse à faire aux inepties des journalistes germaniques, qui prétendent que nous avons importé au Maroc le régime du fouet et du sabre? A quiconque osera encore nier les vertus pacifiques de la culture française et de nos talents d’organisation, il faut conseiller une visite aux mellahs des cités marocaines. Une nation qui sait, comme la nôtre, faire triompher autour d’elle la liberté de personne et de conscience, peut être fière de son œuvre : elle a bien mérité du genre humain.
(Le Messager, d’Alger.)
A. L.