via : retronews
LA SITUATION ACTUELLE DE LA LANGUE FRANÇAISE DANS LE MONDE
Le Français moderne, 1 janvier 1936, p. 59-72/98
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Il faut que la France fasse en sorte de perdre la réputation qu’elle a de comprendre le monde bouleversé d’après-guerre avec une lenteur excessive. Il faut qu’elle redevienne sinon la nation d’avant-garde, du moins une des nations d’avant-garde
EXTRAIT
Si la langue française a été petit à petit dépossédée de son ancienne primauté dans les relations internationales, l’une des principales raisons en est certainement l’évolution politique et sociale de l’Europe et du monde au cours des 150 dernières années. Cette évolution s’est grandement précipitée depuis une génération.
Vouée aux élégances abstraites et faite comme à la mesure des aristocraties européennes du xviiiè siècle, la langue française eut, dans cette internationale des cours, des arts et des belles-lettres, une popularité extraordinaire, que vient d’étudier à fond M. Ferdinan Brunot dans son admirable Histoire de la langue française. De cette internationale européenne des gens titrés et héréditairement riches, il subsista, malgré la Révolution, de forts îlots à travers tout le xix siècle. Mais il n’en reste maintenant à peu près rien. L’écroulement retentissant de trois grand trônes européens en 1917-18 a entraîné a chute ou la dispersion des dernières citadelles aristocratiques. Les ultimes retranchements de la classe noble ci-devant possédante ont été presque partout détruits grâce à des réformes agraires (Roumanie) ou à la simple paupérisation (Pologne). Le terreau le meilleur pour le français s’est en quelque sorte volatilisé.
Pendant le xixè siècle se constitua un peu partout en Europe, juste au-dessous de l’aristocratie, ou à sa place, une bourgeoisie cultivée plus ou moins nombreuse. En Russie, en Pologne, dans les Balkans, cette classe très mince portait le nom d’ « intelligentzia ». Sensible au prestige intellectuel de la France et ayant besoin d’elle en tant que pourvoyeuse d’idées libérales, cette classe savait aussi le français. Bien plus, la connaissance de cette langue était pour elle comme l’indice de son niveau social, le plus élevé après celui des boyards ou de la « szlachta ». Les convulsions de la guerre mondiale et de l’après-guerre ont appauvri cette intelligentsia, ou même l’ont en quelque sorte dissoute dans le prolétariat des petits fonctionnaires ou des petits employés. Il n’existe plus guère nulle part de classe sociale qui tienne à honneur de savoir le français.
Mais il est une autre raison pour laquelle la consommation du français a progressivement fléchi et continue de fléchir : le sentiment national a, dans chaque pays, traversé une crise de croissance et d’inflation, il a débordé dans tous les domaines, notamment dans le domaine linguistique. Désormais, il est presque admis (malgré le vivant démenti de la Suisse ou de la Belgique) que la nation, c’est la langue. Ce sentiment est poussé jusqu’au paroxysme dans les Etats constitués ou reconstitués au lendemain de la grande guerre, après des siècles d’oppression. Aussi l’après-guerre est-il à certains égards la revanche des petites langues sur les grandes. Au tour des attardées de se substituer autant que possible aux grandes ex-privilégiées.
Vers 1880 encore, un étudiant portugais de médecine ou un étudiant turc de droit ne se sentait nullement diminué dans son amour propre national s’il utilisait dans son propre pays un manuel français. L’équipement intellectuel et didactique en langue française était l’un des plus complets, sinon le plus complet, au monde. Constantinople et Beyrouth, Bucarest, Téhéran et Buenos-Ayres faisaient une consommation considérable de textes français.
Désormais, au contraire, et notamment depuis la crise de 1929. qui rend presque impraticable l’achat d’un livre français à Sofia ou à Valparaiso, il n’est guère de pays qui ne tende vers l’autarchie en matière d’équipement intellectuel. Autrefois, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, la Russie, étaient à peu près les seuls pays qui possédaient les encyclopédies internationales en langue nationale. Désormais, non seulement l’Italie et l’Espagne se sont affranchies de la sujétion étrangère et sont chacune pourvues de son encyclopédie, mais la Pologne, la Grèce ont la leur, voire la Lithuanie, la Slovénie. L’Esthonie a ses manuels scolaires de physique et de chimie rédigés en este ; la Turquie a déjà, ou aura bientôt, ses manuels de sciences politiques. Quant aux manuels et autres livres d’histoire et de géographie en langue nationale, il n’est pas un pays qui n’en soit désormais pourvu.
Comme la France était plus habituelle pourvoyeuse de ces instruments de travail que l’Angleterre, c’est la langue française qui, avec l’allemande, souffre le plus de ce détrônement. Il y a actuellement de par le monde un nombre considérable de vieux bouquins français qui moisissent dans les greniers ou chez les antiquaires, qui ne seront jamais plus utilisés et qui ont été remplacés par des livres en langue nationale.
Le français a donc perdu du terrain vis-à-vis de chaque langue nationale. Au lieu qu’il y ait comme jadis des langues nationales petites ou limitées dans leurs ambitions, et à côté d’elles le français comme langue auxiliaire de culture, toutes les langues sont devenues, ou sont en train de devenir peu ou prou, des langues de culture. Le concept même de « langue auxiliaire de culture » appartient à certains égards au passé. Appliqué au français par les Français, le terme est à l’étranger relevé comme un peu insultant envers les autres langues. En effet, pour qu’une langue soit une langue « de culture » ou « de civilisation », plus n’est besoin qu’elle soit de grande diffusion. Un petit pays comme la Lithuanie se sent une vocation de culture tout à fait égale à celle de l’Allemagne.
On voit ici combien la constitution de la Société des Nations, qu reconnaît aux petits Etats l’égalité de droits avec les grands, correspond aux convictions et aux besoins les plus profonds de l’époque, à la mystique égalitaire du siècle. Il n existe pas de culture ni de langue de seconde zone du point de vue du respect qu’on leur doit comme du point de vue des aspirations et des efforts qu’elles incarnent. Le français, l’allemand, ne peuvent plus être que des langues « de complément » ou « d’appoint », utiles bien plutôt pour des fin pratiques que pour des fins culturelles proprement dites. Le contenu même du mot « culture » s’est en effet démocratisé. Le français n’est plus nécessaire pour « faire des études », tout au plus est-il utile pour « parfaire » ou compléter çà et là l’apprenttissage d une discipline spéciale. Ce qui revient à dire que la connaissance du français est un luxe et une exception.
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Ce n’est naturellement pas seulement aux petites langues nationales (et à de grandes telles que le russe) que le français cède du terrain, c’est aussi aux trois grandes langues internationales mondiales, l’anglais, l’espagnol et l’allemand, sans parler de l’italien, qui cherche lui aussi à se tailler une placo aux dépens du français et de l’allemand, sinon de l’espagnol et de l’anglais.
A l’origine de cette lente déchéance, il y a naturellement un facteur brutal d’ordre démographique. Pour que le français fût, dans le passé, principale langue internationale, il fallait, outre toutes sortes d’autres conditions préalables, que la masse francophone naturelle fût dans un rapport de supériorité ou du moins de grandeur suffisant par rapport aux pays entrant en ligne de compte. Ces conditions de nombre étaient parfaitement remplies au xvii° siècle. Elles l’étaient mème presque encore à l’orée du xix°. Au moment où fut organisé en France le premier recensement véritable (1801), le pays comptait 27 millions et demi d’habitants. Or, en 1800, l’Angleterre et le pays de Galles n’en comptaient que 8.893.000
Au cours du xix° et du xx° siècle, la relation numérique s’est à ce point renversée entre le monde francophone et le monde anglophone qu’il y a actuellement dans le monde quelque 50.000.000 de francophones « naturels en en regard de quelque 200.000.000 de personnes ayant l’anglais pour langue maternelle. Il n’y a donc plus qu’un francophone pour 4 anglophones !
Les raisons de cette disproportion, on les connaît : natalité beaucoup plus faible parmi les francophones que parmi les anglophones; empire colonial français tardivement reconstitué et dépourvu de terres se prêtant à un large peuplement européen, sauf l’Algérie, la Tunisie et le Maroc. D’autre part, établissement de nombreux colons européens sur le sol de colonies britanniques au climat propice; constitution au xviiiè siècle des Etats-Unis, ex-colonel britannique qui a conservé sa langue anglaise et qui, grâce à l’accroissement naturel de sa population et à l’afflux de plusieurs dizaines de millions d’Européens, représente maintenant les 2/3 du monde anglophone.
L’anglais est donc fortement enraciné dans les deux continents entre lesquels les échanges humains sont, ou étaient jusqu’à une date récente, le plus intenses. C’est le type accompli de la langue intercontinentale. Qui plus est, c est la langue des deux plus grandes et des plus riches puissances du monde, de celles qui ont le plus d’intérêts mondiaux.
D’autre part, les Britanniques sont par excellence, depuis deux siècles, les navigateurs partout présents sur les sept mers. L’anglais est donc devenu la grande langue maritime du monde. Dans la mesure où les Latins, les Germains et les Slaves naviguent, c’est l’anglais qu’ils sont presque tenus d’apprendre. Au point de vue culturel, même effet de qualité et de masse, avec supériorité marquée par rapport aux autres pays anglophones de la Grande-Bretagne, qui, à elle seule, occupe dans le monde de la pensée et de la littérature une place au moins égale à celle de la France.
Depuis une cinquantaine d’années que le bloc anglophone grossit a vue d œil, tandis que le francophone demeure stationnaire, l’attraction de l’anglais se fait sentir de façon croissante dans le monde entier, sans en excepter la France : non seulement le français cesse d’exciter chez les autres peuples l’appétence et l’attrait qu’on lui connaissait jadis, mais il subit lui-même l’ascendant marqué et la pression la plus forte de son rival !
Pour prendre un ou deux exemples typiques, il ne s’agit plus seulement, comme jadis, de l’adoption de termes maritimes (deck, dock, steward, steamer, etc.) ou de termes de course (paddock, bookmarker, handicap, etc.). Toute la vie française, reflétée dans les usages et les mots, prend un rythme anglo-saxon. Avant la guerre, les journaux français consacraient le lundi matin quelques lignes à peine aux résultats sportifs de la veille, la presse anglaise quelques pages. Désormais, la presse française s’est mise au pas de la presse anglo-américaine. Inutile de dire que, dans toutes les chroniques et les nouvelles de sport, la langue est pleine d’anglicismes : shoot, corner, supporter, goal, etc
[…] p. 63 à 68 non reproduites
Dès le XVIIIè siècle, au moment même de ses plus grands triomphes européens, le français avait virtuellement perdu la course mondiale. Ce sont, en partie, toutes les langues nationales, fût-ce les plus faibles, en partie l’anglais et l’espagnol, voire, à un bien moindre degré, l’allemand et l’italien, qui le concurrencent.
Mais est-ce dire que tout rôle mondial soit fermé au français ? Loin de là. Il paraît encore assuré d’un assez bel empire. Dans une Amérique vouée à un condominium linguistique anglo-hispanique, il se maintiendra, sans aucun doute, à Québec et à Montréal, voire avec une intégrité accrue. Car, d’une part, le dynamisme démographique des Franco-Canadiens, par rapport à l’élément anglo-canadien, n’est pas encore épuisé. D’autre part, de plus en plus épaulé par le français de France (films sonores, radio, etc.), il ne semble plus que le parler canadien français puisse jamais se dissoudre dans l’anglais qui le baigne de toutes parts. Au contraire, il n’est pas interdit de penser que la proximité de ce petit mais solide bloc francophone contribuera à persuader aux Canadiens anglais et aux Américains des Etats limitrophes de continuer à apprendre le français comme première langue moderne.
Dans les Antilles également, le français se maintiendra d’autant mieux qu’il est emprisonné dans des îles à économie en partie fermée, en partie liée à la France (Martinique, Guadeloupe, Haïti).
En Asie aussi, pour autant que la condition politique de l’Indo-Chine demeurera ce qu’elle est, il y aura un canton de ce continent géant où le français aura droit de cité.
En Afrique, tant dans le Nord qu’à Madagascar, notre langue aura sans doute quelque peine à s’imposer comme langue correctement et couramment parlée, car l’arabe et le malgache sont de véritables langues de civilisation déjà animées de leur propre flamme mystique, tout comme n’importe quelle langue européenne. Mais il se peut qu’elle y parvienne, aidée par le prestige du machinisme dont elle est comme le fourrier. Toutes les terminologies techniques seront fatalement françaises. En Afrique occidentale et équatoriale, il faut sans doute s’attendre à ce que la poussière de parlers nègres s’efface devant une langue unitaire qui pourra fort bien être le français. Si, d’autre part, les Français et les Belges réussissent à établir une liaison facile et à multiplier les contacts entre les différentes parties de leurs empires africains, — partie berbéro-arabe, partie nigérienne et soudanaise, partie congolaise, Madagascar, — et que leurs diverses populations subissent un certain brassage, sans doute le français jouera-t-il dans cet immense territoire un rôle comparable à celui de l’anglais aux Indes. Jusqu’à présent, les plus importants groupes ethniques nègres, et les plus évolués, sont de langue anglaise (Etats-Unis, Nigéria). Mais peut-être une moitié du monde noir est-elle destinée à parler un jour français.
Ce sont toutefois là de larges et problématiques anticipations. Ce qui doit nous intéresser davantage, ce sont les chances immédiates du français comme langue de complément importante, sur ce qui fut son ancien terrain d’élection, l’Europe et ses prolongements anglosaxon en Amérique du Nord, hispano-portugais dans le reste de l’Amérique.
Si l’on étudie avec la prudence qui s’impose les tendances psychologiques et linguistiques de l’époque actuelle, il semble que 1 on puisse se risquer à formuler les conclusions suivantes.
L’étude du français répond encore à une certaine nécessité et à une certaine inclination naturelle dans les milieux cultivés de bon nombre de pays européens. Pour que ce goût du français se maintienne, plusieurs conditions semblent nécessaires.
D’abord, il faut que la France continue de jouer dans la politique européenne un rôle de premier plan. La politique française favorisera, semble-t-il, d’autant plus la diffusion de la langue française que cette politique incarnera le mieux la volonté européenne de sauvegarde des valeurs européennes et d’organisation de la paix européenne et de l’économie européenne. Il y a actuellement trois Europes qui voisinent entre elles ou s’enchevêtrent : l’Europe démocratique et libérale (ce qu’il en survit), l’Europe des régimes d’autorité, l’Europe communiste. Si la France peut continuer d’incarner la première, tout en jetant des ponts vers les deux autres, elle aura contribué à affirmer la langue française comme langue supranationale. Pour sortir de ses confins, comme langue d’appoint, une langue a besoin de prestige politique.
D’autre part, pour continuer d’attirer de bons esprits, le français doit demeurer fidèle à son ancien héritage. Comme le dit Keyerlang : « Personne ne conteste qu’au xviiiè siècle la France a incarné l’expression la plus haute de la vieille culture européenne. » Le maintien de cette tradition est évidemment une force pour la langue. Il faut donc que le pays et la langue conservent certaines qualités que l’étranger associait à l’idée de « France » et de « français ».
Ces « associations », on les connaît : goût de la culture générale, aptitude à formuler de façon universelle des vérités conçues à la française, talent d’exposition et de vulgarisation, propension à donner un tour piquant aux choses, sans toutefois tomber dans une préciosité dont l’Europe ne saurait s’accommoder, culte de la sobriété et de 1 élégance, enfin et surtout, habitudes de clarté d’esprit permettant d’appliquer aux Français du xxè siècle ce que Toussaint disait de ceux du xviiiè dans un mémoire de l’Académie de Prusse (1767) : < Je ne prétends pas que les têtes françaises soient mieux meublées que celles des autres nations. Mais ce qu’elles contiennent est en ordre. » Ce genre de qualité ressort immédiatement dans une commission ou un congrès international et dès lors qu’un Français y témoigne qu’il les possède, il réaccrédite dans les esprits un très ancien préjugé favorable à la langue.
Toutes ces qualités se résument en somme en une seule : préoccupation de la qualité en toutes choses, et surtout dans le domaine intellectuel. C’est bien ce souci de « haute intellectualité » (formule difficile a traduire en d autres langues) qui a valu à la France la place éminente qu’elle occupe comme formatrice de la jeunesse internationale. L’Université de Paris jouit, à cet égard, d’une réputation encore bien assise. Non seulement maints Européens voient en elle la centrale intellectuelle la meilleure et la plus complète du monde pour l’ensemble des disciplines humaines, mais, avec sa cité universitaire, prolongement d’une tradition médiévale, elle est bien équipée, même au point de vue matériel, pour attirer des étudiants du monde entier.
Aussi bien, la France est encore, même au point de vue numérique, le professeur le plus recherché de l’élite intellectuelle mondiale. En 1931, les 17 universités françaises comptaient 17.261 étudiants étrangers sur un total de 78.674. Les chiffres correspondants étaient 6.850 pour les Etats-Unis et 5.000 environ pour la Grande-Bretagne.
Pour plusieurs ordres d’enseignement, il semble que ce soit la France qui offre le modèle suivi par d’autres nations, notamment pour l’enseignement de la langue nationale. Au fur et et à mesure que l’instruction s’adapte aux masses, les humanités anciennes paraissent appelées à céder la place aux humanités modernes. Un peu partout, c’est la langue et la littérature nationales qui formeront la matière de tout enseignement classique. Or, tout en demeurant attachée au grec et au latin, la France montre ici la voie depuis bien des années. Dans l’effort de l’Allemagne pour améliorer et intensifier dans ses écoles les études de culture germaniques, il est piquant de remarquer que l’on invoque fréquemment l’exemple français. Le souci que les Français ont de leur langue, l’intérêt que l’ « homme dans la rue » porte aux questions de grammaire et de « bon usage » (à telles enseignes que les consultations grammaticales fleurissent inlassablement dans mainte gazette hebdomadaire ou même quotidienne), tout cela est fort remarqué, voire fort envié à l’étranger, et la France joue, à cet égard, le rôle de modèle à suivre et d’initiatrice.
D’autre part, la France a la réputation d’être le pays littéraire par excellence. Non pas celui qui a donné à l’Europe ses plus grands génies, mais celui où l’atmosphère est le plus littéraire, où le plus grand nombre de gens sont imprégnés de littérature. Keyserling ne va-t-il pas jusqu’à affirmer : « Les Français sont la nation littéraire par excellence. Nulle part dans le monde moderne, la littérature, il s’en faut de beaucoup, ne joue un rôle aussi grand qu’en France. »
Paris n’est-il pas sans doute la ville du monde où le plus grand nombre de jeunes gens étrangers ont découvert leur vocation littéraire et trouvé leurs premiers modèles ? Il semble bien que cette réputation ne soit pas perdue. C’est Paris, par exemple, qui est encore le centre mondial des études de littératures comparées, conçues comme l’histoire des influences d’une littérature sur l’autre. C’est à l’exemple de l’école de comparaisses français que, dans tous les petits Etats de l’Europe orientale, de jeunes historiens, tels Nicolaï Dontchev pour la littérature bulgare, étudient les influences russes, allemandes, françaises, sur leurs propres littératures. C’est maintenant, par exemple, qu’ils s’avisent de l’influence extraordinaire que Baudelaire, Mallarmé, Maerlerlinck, et, en général, le symbolisme, ont exercée sur toutes les poésies européennes entre la fin du XIX° siècle et les débuts de la grande guerre.
Ce prestige littéraire se double d’un prestige artistique dû notamment à l’extraordinaire équipe de talents picturaux que la France a produits et devant lesquels l’Europe s’est spontanément inclinée à la fin du XIX° siècle. Là encore, si la France demeure fidèle à sa tradition, si elle continue de produire de grandes œuvres et des critiques de bon aloi, la langue française continuera d’être hors de France un but et un point de ralliement.
Dans un ordre d’idées voisin, il semble bien que la France ait, ces dernières années, été une véritable initiatrice dans sa formule de démocratisation des connaissances d’art et de littérature par l’hebdomadaire à format journal. A peine les « Nouvelles Littéraires » avaient elles été lancées à Paris avec succès, et suivies par une légion d’hebdomadaires où toute la vie de la nation devenait matière à littérature ou à reportage littéraire, que des « Nouvelles littéraires » analogues naissaient un peu partout dans le monde, et souvent proféraient (par exemple, les Nouvelles littéraires polonaises). Ce qui n’empêche pas que les prototypes parisiens continuent d’avoir un nombre élevé d’abonnés à l’étranger. Comme tous périodiques, ils évoluent, essaient de nouvelles « idées ». Et ces idées se répandent presque instantanément à l’étranger.
Il n’est pas douteux que cette formule de journalisme littéraire et artistique un peu superficiel ne plaise particulièrement aux femmes. Aussi bien, c’est aux femmes que la langue française a dû, dans le passé, une grande partie de son rayonnement à l’étranger, de même qu’elle leur doit maintenant encore ses clients les plus fidèles. Que serait l’institut français de Varsovie sans sa clientèle féminine ? Depuis deux siècles, Paris a su créer les modes destinées à conquérir l’Europe. Mais surtout, il a su placer les problèmes parfois terre à terre de mode féminine sur le terrain du goût et de Part. Il ne s’agissait pas seulement d’avoir des « idées » et de créer une mode féminine ; ce qui était beaucoup plus difficile, c’était de présenter ces modes artistiquement, de les évoquer irrésistiblement par le dessin et la couleur, de les entourer de tout un nuage de mots élégants et de grâces écrites propres à captiver les esprits féminins. Qui dira le rôle qu’ont joué, dans la diffusion de la langue française, la chronique de mode, les légendes de gravures éditées par les « marchandes à la toilette ? Malgré la ruine, peut-être seulement temporaire, où a sombré l’exportation française d’articles de mode féminine, les journaux de modes français sont loin d’avoir perdu leur force de séduction à l’étranger. Dans le passé, la France a su créer, avec des idées françaises, des modes universelles, qui trouvaient des esclaves consentantes et ravies à Buenos-Ayres et même dans chaque ville de ces Etats-Unis assez rebelles aux mots d’ordre parisiens. Fort d’une expérience séculaire et de dons innés pour la « haute couture », il se peut que, moyennant des circonstances économiques plus favorables, Paris puisse procéder au rétablissement et au renouvellement nécessaires pour affirmer une fois de plus sa primauté. Auquel cas la langue française suivrait de nouveau dans le sillage de la mode et se concilierait l’élément féminin mieux que l’anglais ou l’allemand.
Enfin, pour que la langue française se maintienne tant bien que mal contre les marées démographiques et linguistiques qui, hors de son aire propre, menacent de la réduire à la portion congrue :
Il faut que la France fasse en sorte de perdre la réputation qu’elle a de comprendre le monde bouleversé d’après-guerre avec une lenteur excessive. Il faut qu’elle redevienne sinon la nation d’avant-garde, du moins une des nations d’avant-garde. Il faut — simple exemple — qu’elle apprenne à utiliser pleinement, les techniques cinématographiques et radiophoniques du jour. Il faut que la langue française puisse être entendue avec netteté dans toute l’Europe, dans le Ievant, au Canada français et jusque dans l’appartement du dernier professeur de français de l’Illinois ou de la Louisiane. On sait que, dans le concert radiophonique européen, les langues anglaise, italienne, allemande existent plus loin et mieux que le français.
Telles sont quelques-unes des conditions qui doivent apparemment être remplies pour que, en l’absence de tout dynamisme démographique, la langue française conserve une situation éminente, sinon dans le monde, du moins dans une Europe dont la population francophone ne constitue plus que le quinzième.
Franck L. Schoell