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L. DUMONT-WILDEN – LE THÉÂTRE ET L’INFLUENCE FRANÇAISE A L’ÉTRANGER
La Revue politique et littéraire, 14 mars 1908, p.21-25/32
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Fondée en 1871, La Revue politique et littéraire est un hebdomadaire culturel très populaire, aussi connu sous le nom Revue bleue. Elle obtient ce surnom grâce à son papier bleu et par opposition à la Revue scientifique du même éditeur, appelé Revue rose. Très varié dans son contenu, le titre est aussi dérivé dans son format de la Revue des Cours littéraires, qui publiait les cours du Collège de France.

Du commencement du règne de Louis XIV à la Révolution, l’idéal européen s’est confondu avec l’idéal français
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C’est à bon droit, qu’en France l’État, depuis des siècles accorde au théâtre toute sa sollicitude. Il la lui doit aujourd’hui comme à toute industrie nationale, il la lui dispensa jadis et naguère, parce qu’il y vit un art merveilleusement propre à semer au loin le prestige et la gloire de la nation. Et, en effet, le théâtre français a peut-être plus fait pour répandre lé goût, les mœurs et les idées françaises en Europe que tout le reste de notre littérature. Il a été l’agent toujours sûr et toujours adroit d’une influence que la politique a souvent mal servie, et son prestige universel a singulièrement contribué à placer la puissance morale de la France bien au-dessus du succès de ses armes. Par un phénomène singulier, il a gardé son pouvoir souverain de séduire et d’instruire, même en ce xixe siècle, où la culture française cessa d’exercer en Europe une tyrannique et bienfaisante hégémonie. En un temps où l’esprit allemand, trouvant enfin sa formule après de si longs tâtonnements, dressait contre l’esprit français un idéal particulier dont on ne saurait méconnaître l’importance, en un temps où l’âme anglo-saxonne s’imposait avec son génie propre à la culture européenne, en un temps enfin où l’Italie retrouvait sa vie de l’esprit, le théâtre français continuait d’être le seul dont l’action et la séduction fussent universelles. C’est cette action privilégiée qu’il est en péril de perdre, non seulement parce que dans des pays où il bénéficiait d’un véritable monopole, un théâtre original a pris naissance, non seulement parce qu’il y a aujourd’hui un théâtre national vivant en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Scandinavie, mais encore parce que le théâtre français semble avoir oublié, quelques-unes des qualités essentielles qui firent son influence passée sur l’esprit européen.
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Ces qualités sont de deux ordres distincts : les unes se rapportent à la technique de l’art dramatique, les autres à sa portée, à sa valeur morale. Pour ce qui est des premières, il semble que nos auteurs n’en aient rien perdu. Il suffît de voir ce que sont les petits genres : vaudevilles, opérettes, comédies légères, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, pour se rendre compte que, dans un art qui ne demande que de l’esprit et du savoir-faire, les auteurs français ont gardé toute leur supériorité. Quoi qu’ils fassent, ils ont toujours, à un degré que ne connaissent les écrivains d’aucun peuple, le don et l’esprit du dialogue, l’art de l’exposition, et de la composition, le ton qu’il faut pour parler avec légèreté des choses graves et avec gravité des choses légères.
Mais la gloire des Racine et des Molière, des Voltaire et des Marivaux, voire même des Augier et des Dumas, avait de plus sûrs fondements. Ce qui a fait, au XVIIè, au XVIIIe et jusqu’au milieu du xixe siècle la force du théâtre français et son influence en Europe, c’est que, jusqu’à ce moment, il a été l’école agréable où les peuples s’initièrent à une morale et à une politesse dont la supériorité, la puissance civilisatrice étaient incontestables.
Du commencement du règne de Louis XIV à la Révolution, l’idéal européen s’est confondu avec l’idéal français. D’un consentement à peu près unanime, « l’honnête homme » de France apparut, en cet espace de deux siècles, comme le type accompli de la perfection humaine, et l’honneur français fut l’honneur occidental.
Est-il pour une nation gloire plus belle ?
Un peuple qui impose à d’autres peuples son honneur leur impose sa civilisation et son âme tout entière, car l’honneur, c’est la fleur dernière d’une civilisation, parce que c’est sa morale propre, c’est la morale dans sa forme à la fois la plus raffinée et la plus vivante, la morale, non telle que l’entendent les métaphysiciens : un ensemble de règles à quoi ils ont conféré, de leur autorité doctorale, une valeur absolue, dont la vie chaque jour vient démontrer la vanité, mais la morale vivante, telle qu’elle sort de l’inconscient des peuples, loi d’ordre et d’harmonie, lentement constituée par l’expérience des ancêtres, produit sublimé de l’empirisme social, règle de vie où la race met l’empreinte de son idéal et de son passé.
Or, l’honneur français, tel que l’Europe l’adopta, fut formulé d’abord au théâtre. C’est Corneille qui dessina les divers visages du héros de sa race, c’est-à-dire du personnage qu’il fallut chercher à égaler pour être homme d’honneur en France, qu’on fût soldat comme le Cid, prince comme Auguste, chrétien comme Polyeucte. Racine, en l’humanisant, n’a pas rabaissé cet idéal qui, bien avant Nietzsche, enseignait que « l’homme est quelque chose qui doit être surmonté ». Enseigner à quel point la pratique de la vertu est chose malaisée dans l’éternel conflit des passions, ce n’est pas lui nuire, et nul mieux que l’auteur de Bérénice n’a compris que le sentiment tragique est l’aspect noble de la vie humaine.
Toute la tragédie classique qui sort de ces deux maîtres est donc un théâtre affirmatif et constructif, un théâtre qui apportait au spectateur de France et d’ailleurs cette image du héros qu’impose l’unanimité morale. Les autres peuples n’en avaient pas, ou du moins pas d’aussi belle ; ils l’acceptèrent donc, et ne rougirent point de concevoir à la française ce qui est héroïque et ce qui est noble.
Le théâtre comique, dans un autre domaine, exerça une influence analogue. Tandis que le théâtre tragique imposait l’idéal français, il imposait les mœurs françaises et cette politesse qui est l’esthétique de la vie quotidienne, et que le plus sociable des peuples était seul capable d’inventer. Pendant plus de deux siècles Corneille et Racine apprirent aux Européens comment on vit héroïquement, Molière comment on vit raisonnablement.
Ce caractère éducateur et constructeur était si profondément ancré dans l’esthétique théâtrale française, qu’elle subit à peine l’action de l’intelligence dissolvante dont le xviiie siècle tout entier fut embelli et infecté. Si l’on excepte le Mariage de Figaro, et quelques pièces satiriques d’ailleurs oubliées, on constatera que tout le théâtre de ce temps s’efforce aussi, selon les illusions et les préjugés courants alors, de construire un idéal de vie raisonnable, et par ce côté, les œuvres sorties des Salons de l’Encyclopédie sont encore dans la pure tradition classique. Cette tradition, au moins pour ce qui est de la comédie, survécut aussi au romantisme. La philosophie du théâtre d’Augier, et même, sauf exception, la philosophie de Dumas fils est encore affirmative et positive. Elle cherche à créer une harmonie entre les mœurs contemporaines et cet idéal de vie raisonnable et digne dont elle trouvait les éléments dans le passé français. Mieux encore, cette nécessité d’une discipline morale s’impose même à Meilhac — comparez sa Froufrou à la Maison de Poupée d’Ibsen —, précieuse constatation, qui montre que notre théâtre a continué de porter l’empreinte de cette discipline à une époque où la poésie lyrique et le roman reflétaient déjà dans toute sa splendide horreur l’anarchie morale dans laquelle nous vivons.
A bien examiner, c’est à cette conscience, souvent obscure chez certains, du rôle élevé du théâtre, que les auteurs français ont dû leur longue hégémonie en Europe. En vain dira-t-on que le public cherche avant tout son plaisir, que le succès des comédies françaises leur vient de leur gaîté, de leur fantaisie, de leur légèreté : le vaudeville ne survit pas à la génération pour laquelle il fut écrit et les succès internationaux des bouffonneries sans portée ne durent pas. Ce n’est pas à dire assurément que cette gaîté, cette légèretés, ce savoir-faire des auteurs français n’aient pas contribué à leur vogue universelle, mais s’ils n’eussent eu que ces qualités de métier, leur influence n’eût pas survécu à la mode dont elle porte toujours l’empreinte. Leur gloire ne s’est propagée partout de façon durable que pour cette raison, mal discernée du reste par le public : il donnait aux peuples l’image d’une vie supérieure, en héroïsme, en raison, en politesse, à celle qu’ils connaissaient.
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