via : retronews
Klaus Mann – Influences Françaises
Les Cahiers du Sud, 1 novembre 1938, p.7-17/89
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Les Cahiers du Sud
1 octobre 1925 – 1 décembre 1966
Les Fondée en 1914 par le célèbre auteur provençal Marcel Pagnol, Fortunio était une revue littéraire, artistique et dramatique basée à Marseille. Le journal contribua à valoriser et à faire débattre nombre d’artistes malgré des difficultés financières. Devenue Cahiers du Sud en 1925 en passant sous la direction de Jean Ballard, la publication prit plus d’ampleur et devint l’un des rares titres littéraires provinciaux à être lu au niveau national et fit contribuer entre autres Antonin Artaud, Paul Eluard, Michel Leiris, Simone Weil ou Marguerite Yourcenar.

Que défendons-nous donc contre l’agression barbare des fascismes ? Précisément cet esprit européen. J’ai le sentiment que la littérature française le représente aujourd’hui avec le plus de pureté. Voilà pourquoi cette littérature m’est chère. Et comme je souhaite que notre Europe nous soit conservée, je souhaite aussi que la France demeure forte
Peu importe que j’écrive moi-même des livres; ce n’est pas comme auteur, c’est comme jeune allemand d’un milieu intellectuel bourgeois que je chercherai à établir dans quelle mesure et par quels médiums les valeurs françaises ont pu contribuer à mon développement moral et spirituel. Il me faut alors souligner deux choses : mon enfance se trouva durant la guerre sous l’influence du nationalisme de mes professeurs; cependant, dès que je fus en état de sentir et de penser avec plus d’indépendance, non seulement je ne me sentis pas de disposition pour le pathos nationaliste, mais je pris simplement tout nationalisme en horreur; ce fut alors que par besoin de m’opposer à mon milieu scolaire, je me découvris une sympathie particulière pour la France. Mon père n’exerça à au cun moment une influence quelconque sur ma formation intellectuelle; il n’agit sur moi que par son œuvre et comme exemple; jamais il ne chercha à s’imposer comme autorité pédagogique. Et je crois pouvoir ajouter qu’en ce qui concerne mon rapport intime avec l’intellectualité française le rôle de mon père fut infiniment moindre qu’en d’autres domaines. Ce n’est pas par lui que j’ai appris à aimer la France, et celle que je me suis mis à aimer n’est point celle qui lui est familière. Sous ce rapport, l’influence de mon oncle Heinrich Mann est bien moins importante qu’on ne l’imaginerait de prime abord. Sans doute son orientation française ne fut-elle pas sans déterminer la mienne. Mais les grandes figures qui formaient l’objet de ses investigations et de ses sympathies morales, Flaubert et Zola, ne sont point celles qui exercèrent sur moi cet empire durable qui enrichit et modifia essentiellement ma substance intellectuelle.
Tout jeune homme subit d’abord l’action des grandes personnalités littéraires et morales de son propre pays, — le contraire serait anormal. Le jeune Allemand destiné à devenir un jeune Européen allemand est d’abord ému par Schiller et Heine, un peu plus tard par Nietzsche et plus tard encore par Goethe ; dans le même temps il prend feu au contact des romantiques et de la traduction allemande de Shakespeare, il s’enthousiasme pour Büchner et Wedekind comme pour les premiers drames de Gerhart Hauptmann, pour Rainer Maria Rilke, Stefan George et Hugo von Hofmannsthal, tout en demeurant fidèle à Wedekind et à Büchner. Et déjà il aime Verlaine.
J’ai aimé Verlaine en même temps que George et je n’ai point trahi ces deux poètes chéris. Le couple déjà mythique pour nous, de Verlaine et Rimbaud, exerçait sur moi sa magie touchante à laquelle rien ne devait plus me soustraire. Ces deux figures se tiennent au seuil de ma vie spirituelle : d’un côté, le pécheur chrétien qui chante avec tant de séduction tous les vices pour finir par en avoir tant de remords, le supplicié qui traduit les profondeurs de la souffrance par les plus simples accents, par un rythme pieux, enfantin et plaintif que le Romantisme allemand et certains petits poèmes d’amour de George m’avaient déjà rendu familier ; et de l’autre, le héros qui brise les chaînes de la littérature, qui se lasse du verbe après en avoir étendu le domaine, en conquérant ; l’adolescent chargé d’énormes énergies qui n’attache plus de valeur au verbe parce qu’il pourrait s’en ser vir à n’importe quelle fin, et qui dès lors se précipite dans l’aventure, tel un tragique déserteur des formes de l’esprit; mais quel déserteur, puisqu’il continua de créer encore ce qu’il rejeta dédaigneusement par la suite. Combien d’affinités la jeunesse allemande d’après-guerre n’offrait-elle pas avec la jeunesse française d’alors ! A Berlin, à Munich, à Heidelberg tout comme à Paris, les accents rimbaldiens faisaient éprouver le même frisson aux jeunes hommes de vingt ans. Moi-même je savais par cœur le Bateau Ivre et le premier article que je publiai dans une revue berlinoise était consacrée à la beauté de Rimbaud, à sa beauté physique qui me semblait manifester avec autant d’évidence que la beauté de ses poèmes la violence de son génie. Il est frappant et du reste inquiétant que je fusse à la fois amoureux de la force de Rimbaud et des raffinements de Huysmans. Je le dirai sincèrement : Huysmans a agi sur moi bien avant Stendhal, Flaubert et Maupassant, avec plus de force et de façon plus du rable. Je l’aimais en même temps qu’Oscar Wilde, l’un fournissant, pour ainsi dire, la théorie de la tragédie de l’autre. Cocteau parle du mystère de la personna lité. Huysmans ne possède nullement cette qualité mystérieuse qui dut être propre à Wilde à un suprême degré. Il disparait, n’existe pas en tant que personne. Mais son œuvre réunit la quintessence de la sensibilité décadente, elle concentre la fin de siècle. Nous étions trop disciples de Nietzsche pour ne pas être à la fois adorateurs et haïsseurs de la Décadence. « Non seu lement je suis un décadent, mais j’en suis encore le contraire » cette phrase nietzschéenne avait déterminé notre position personnelle par rapport à cet état d’âme que le mot décadence prétend définir. A Rebours et Là Bas fascinaient en moi tout ce qui aspirait à la fin, tout ce qui en moi était désespoir et raffinement. D’ailleurs on était trop artiste pour ne pas admirer la concentration d’un art qui par exemple se trouve avec assez d’intensité dans la composition d’un tableau de Gustave Moreau — Salomé — pour anticiper jusque dans les détails le drame sensationnel et universelle ment réputé d’Oscar Wilde.
A l’âge de dix-huit ans je fis mon premier voyage en France et, quand j’en eus dix-neuf ou vingt, je rencontrai pour la première fois le phénomène Gide : l’homme et l’œuvre presque dans le même temps. En aucune période de ma vie Gide n’a cessé de m’influencer. Je l’ai toujours tenu pour l’Européen représentatif; chez lui toutes les particularités européennes se trouvent pour ainsi dire développpées à l’extrême de sa physionomie spirituelle présente à un degré hallucinant tous les signes et toutes les << runes » de l’âme européenne. De tous les écrivains non-russes il est celui qui rappelle le plus fortement Dostoïewski. (Il est vrai que les liens intimes avec Tolstoï lui font défaut). De tous les auteurs français il est celui qui offre le plus de traits allemands et anglais. (Les composantes allemandes de sa nature évoquent Gœthe et Nietzsche, les composantes anglaises Conrad, Wilde et aussi Shakespeare). Pour un Allemand il représente par ailleurs le monde méditerranéen ; (beaucoup plus que Romain Rolland chez qui l’élément latin semble en fait refoulé par l’élément germanique). Chez Gide on respire fortement l’atmosphère hellénique comme l’atmosphère italienne, atmosphères singulièrement mêlées d’odeurs nord-africaines, de Tunis et de Biskra, ainsi que de tous les charmes de l’Arabie. Aux antiques valeurs méditerranéennes Gide unit les valeurs chrétiennes dans leur élaboration catholique tout autant que protes tante. Or après que 1 ’Immoraliste, disciple normand de Zarathustra, nous eût familiarisé avec toutes les voluptés et tous les dangers d’un individualisme poussé au suprême degré, il nous apprit comment, par la voie de l’Evangile, on peut aboutir à Marx et à l’engagement social. Dans toute son œuvre, depuis le Voyage au Congo jusqu’aux Nouvelles Nourritures le grand auteur des Faux-Monnayeurs nous fournit la preuve que l’on demeure l’individu le plus hautement indépendant et volontaire — bien mieux; que l’on peut demeurer individualiste par cela même que l’on s’en gage activement en faveur de l’intérêt général. L’écrivain qui avait débuté comme disciple de Nietzsche, de Wilde et de Dostoïswski, accédait à une nouvelle éthique où des éléments issus du sentiment de la vie du vieux Gœthe s’unissaient aux éléments chrétiens et marxistes. Nous autres cependant, nous ressentions une nouvelle reconnaissance à son égard, nous éprouviens un second amour… Que l’on n’oublie donc point que le moment le plus significatif demeure sa conver sion aux problèmes sociaux et non pas son aversion pour la pratique stalinienne dont son Retour de l’U.R. S. S. est le sensationnel témoignage. Cette aversion m’a infiniment moins impressionné que la conversion. Elle était psychologiquement compréhensible, à peine surprenante : elle est en fonction de l’inquiétude de l’esprit gidien, en fonction de sa répugnance pour tout lien, pour toute limitation; elle est aussi une réaction contre l’exploitation abusive de son nom par une cer taine politique et enfin contre les fautes tragiques com mises par la dictature moscovite. Tous les amis de Gide ont déploré cette autre exploitation, faite, cette fois, par les milieux réactionnaires, de ses notes de voyage sans aucun doute fragmentaires et partiales. Il est certain que sa critique de l’Etat socialiste a ses racines en une volonté authentique et absolue de probité spirituelle et de progrès social. Tout compte fait, si Gide s’est rendu coupable de malentendus ou d’erreurs stratégiques, ne doutons pas qu’il les ait payés cher.
Je sais qu’il n’est point de souffrance, point d’atta que, point de martyre spirituel que Gide n’ait connu lui-même. Or dans ses Nouvelles Nourritures le poète vieillissant annonce que la joie est plus profonde et plus difficile à apprendre que la douleur, affirmant ainsi le dogme de Nietzsche sur un autre plan avec un nouveau pathos. M’est-il permis d’intercaler ici une brève confession personnelle ? L’individu n’est que fort peu de chose aujourd’hui et quand il disparait rares sont les larmes versées sur sa fin. Nul ne sait si la mesure de ses forces suffira à le faire survivre à cette époque affreuse, si pour demain le collapsus, l’effondrement, la mort obscure ne lui sont dévolus. Mais si je tiens bon, si je surmonte les obstacles, si je supporte la peine de cet être ici-bas, alors dès main tenant je puis dire que parmi ceux qui m’auront pré servé du péril, ceux que ma reconnaissance ne saurait jamais oublier, parmi ceux-là figure André Gide : non seulement en raison de son œuvre poétique et intellec tuelle, mais aussi en raison de l’émouvant exemple de sa vie terrestre.
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Peut-être maint jeune Français s’étonnera-t-il du choix qu’un jeune Allemand, politiquement orienté à gauche, fait ainsi parmi les grandes figures littéraires de la France contemporaine. En effet, ce sont surtout leurs valeurs esthétiques et morales qui m’ont enrichi. Or il serait sans doute opportun pour un Allemand qu’il apprît encore autre chose dans son contact avec les Français : l’application de la Raison à la politique. Mais tandis que les messages de la nouvelle Russie et des Etats-Unis valent surtout à mes yeux par leur caractère social, — la nouvelle France m’apporte quelque chose d’essentiellement autre et plus qu’un simple dogme anti-fasciste — quelque importance que je puisse attacher à ce dernier. J’entends par là que les écrivains français m’enseignent avant tout non pas ce qu’il s’agit de transformer, non pas la tactique de cette transformation, mais bien plutôt ce qu’il s’agit de conserver : l’esprit européen dans toute sa complexité, dans toute sa problématique, dans son jeu dialectique entre le romantisme et le classicisme, entre le mystère et la raison, avec sa mélancolie et sa confiance en luimême, sa grâce et son sérieux. Que défendons-nous donc contre l’agression barbare des fascismes ? Précisément cet esprit européen. J’ai le sentiment que la littérature française le représente aujourd’hui avec le plus de pureté. Voilà pourquoi cette littérature m’est chère. Et comme je souhaite que notre Europe nous soit conservée, je souhaite aussi que la France demeure forte.
Klauss Mann.
traduit par Pierre Klossowski.