via : retronews
Iorgu Iordan – LE FRANÇAIS EN ROUMANIE
Le Français moderne, 1 octobre 1934, P. 45-58/98
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La civilisation française, sous toutes ses formes, a joué chez nous le même rôle que l’antiquité grecque et romaine chez les peuples de l’Europe occidentale
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Il n’y a assurément aucun pays au monde, où l’influence française ait été et soit encore aussi forte qu’en Roumanie. La civilisation française, sous toutes ses formes, a joué chez nous le même rôle que l’antiquité grecque et romaine chez les peuples de l’Europe occidentale, à partir du XIVe siècle : la renaissance roumaine est l’œuvre à peu près exclusive de l’influence française. Il est vrai que, du point de vue politique, le commencement de cette renaissance doit être cherché en Transylvanie, où des conditions spéciales de vie ont provoqué, déjà avant 1789, un mouvement d’idées, qui fait penser à la grande Révolution. Mais, sans l’influence de celle-ci la conscience nationale des Roumains aurait tardé à s’éveiller, et, d’autre part, les exagérations de l’école latinisée, ainsi qu’on désigne chez nous ce mouvement intellectuel et politique, ont été combattues, et avec raison, par les esprits modérés des Principautés danubiennes et surtout de la Moldavie.
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Le premier contact des Roumains avec la langue et la littérature françaises date du XVIIIè siècle. Ce sont les princes phanariotes qui l’ont facilité. On sait que la Turquie, mécontente de la politique des princes indigènes, prit la décision de les remplacer par d’anciens drogmans, qui étaient toujours des Grecs et originaires du faubourg constantinopolitain Phanar. En venant à Bucarest et à lassi, ceux-ci continuèrent à cultiver le français, qu’ils connaissaient très bien, en qualité d’anciens interprètes de la Porte ottomane, et le faisaient apprendre à leurs fils, dont la carrière devait, du moins en principe, être la même. Aussi possédaient-ils des bibliothèques, chose inouïe jusqu’alors dans les pays roumains, et la littérature française y était en grand honneur. Déjà le premier prince phanariote, Nicolas Mavrocordat (1711 en Moldavie), n’impressionna pias seulement les autochtones avec sa riche collection de livres divers. L’exemple du souverain fut imité, comme d’habitude, par la classe dirigeante, qui se composait de boyards, grands propriétaires terriens et hauts fonctionnaires publics. L’imitation a été d’autant plus facile, que la situation politique permettait à chacun d’envisager le trône pour soi-même ou pour un de ses fils.
Mais ce ne sont pas les Phanariotes seuls qui ont apporté le français chez nous. Afin d’exercer une influence politique dans les principapautés roumaines, la France, dont le prestige en Orient avait atteint alors son apogée, envoya à lassi et à Bucarest des agents secrets, qui étaient naturellement toujours des Français. En même temps, les princes avaient auprès d’eux des secrétaires, nommés avec l’assentiment et, plus tard, sur la proposition de l’ambassadeur français de Constantinople. Ces secrétaires étaient le plus souvent des Français ou, quand ils ne l’étaient pas, savaient bien le français. Dans de telles conditions l’atmosphère était très favorable à une rapide diffusion de cette langue. Les boyards faisaient tous les sacrifices pour se mettre au courant de la mode, qui régnait à la Cour. Ainsi ils engageaient des gouverneurs, et, si cela n’était pas possible, ils envoyaient leurs fils aux écoles grecques de Bucarest et de lassi. Ces établissements y existaient depuis longtemps et étaient organisés d’après le modèle des académies grecques de Constantinople. Pendant quelque temps, le français ne figura dans leur programme que comme matière facultative, mais Alexandre Ypsilanti, qui a contribué plus que tous les autres Phanariotes à introduire la civilisation française dans nos pays, décréta en 1776 l’enseignement obligatoire du français dans l’école grecque de Bucarest (et par imitation on fit de même pour celle de Iassi. Bien plus : le professeur de mathématiques avait la liberté d’enseigner en grec, en latin ou en français, et c’est ce dernier qu’on préférait.
Il faut reconnaître que nos boyards et leurs descendants mâles (les femmes commencèrent à étudier plus tard, parce que, conformément à la conception orientale, elles étaient considérées comme des êtres inférieurs) apprenaient un français approximatif, surtout quant a la prononciation. Mais il y en avait beaucoup qui le parlaient assez bien et même bien. Un autre détail digne de remarque, c’est que, dans les relations mondaines, toujours d’après l’exemple de la Cour, où, pendant le règne des Mavrocordats, qui dura longtemps dans les deux Principautés, la langez de conversation était le français. Le nombre de ceux qui s’en servaient pour faire de la lecture était insignifiant, et l’on comprend pourquoi : la connaissance seule d’une langue ne suffit pas, il faut aussi avoir la préparation nécessaire pour s’approprier le contenu d’un livre.
Un autre moyen d’introduire la langue et la civilisation françaises chez nous est dû aux occupations russes. Pendant un siècle, les Russes ont occupé souvent et pour de longues années les Principautés, qui constituaient ainsi une espèce de gage dans leurs conflits politiques et militaires avec les Turcs, nos suzerains. Les officiers des armées d’occupation liaient naturellement des relations sociales avec les boyards roumains, et la langue qu’employaient les uns et les autres pour s’entendre était le français. On sait que la noblesse russe s’était assimilé, à partir de Pierre le Grand, la civilisation occidentale, par l’intermédiaire d’abord des Hollandais et des Allemands, puis, vers la moitié du xviiiè siècle, des Français. Et les officiers russes étaient tous des nobles, c’est-à-dire connaisseurs, et de très bons, du français. Aussi ne faut-il pas oublier que dans les armées d’occupation il y avait un grand nombre d’étrangers (Français, Aillemands, Anglais, Polonais, etc.), dont la conversation journalière se faisait d’ordinaire en français. Les Russes prononçaient fort bien cette langue, chose connue et reconnue par toute le monde. La conséquence fut que les boyards roumains perfectionnèrent visiblement leur français. C’est pour cela que Pompiliu Eliade écrit dans son livre De l’influence française sur Vesprit public en Roumanie (1), Paris, 1898, p. 183 : « Si les Phanariotes donnèrent les premières leçons de français à l’aristocratie moldo-valaque, ce furent certainement les Russes qui leur enseignèrent à la bien prononcer. »
Grâce au contact avec les Russes, l’extension du français progressa aussi d’un autre côté, parce que les femmes sortirent de leur réserve, d’ailleurs imposée, envers les nouvelles formes de la vie. Comme l’on organisait de nombreuses réunions mondaines, la présence des mères avec leurs filles y était inévitable, d’où le besoin d’apprendre la seule langue dont elles pouvaient se servir dans la conversation avec les officiers russes. Mais, si la femme roumaine participa plus tard que l’homme à ce mouvement civilisateur, son enthousiasme en fut d’autant plus grand, et, à partir des premières années du XIXè siècle, il devint une véritable faiblesse, non exempte de ridicule. Les parents, qui jusqu’alors se conformaient strictement aux mœurs orientales et ne voulaient pas admettre l’égalité des filles avec les fils quant à l’éducation, cédèrent avec une rapidité surprenante devant les exigences sociales, qui pouvaient parfois offrir des avantages… matrimoniaux. On fit venir des institutrices étrangères, en premier lieu des Françaises, puis des Suisses et des Allemandes, pour enseigner aux jeunes filles la langue des salons et, avec cela, une autre chose qui était de mode : la musique. L’idéal des boyards roumains en matière d’éducation féminine se résuma bientôt et pour très longtemps dans cette brève formule : français et piano.
Un fait qui mérite d’être souligné est le suivant. L’influence française par l’intermédiaire des Russes a été plus forte en Moldavie qu’en Valachie, pour des raisons géographiques, mais aussi pour des motifs plus profonds : entre Moldaves et Russes il y a eu toujours une affinité spirituelle, dans laquelle nous devons voir l’effet, évidemment partiel, d’une origine ethnique commune. De là il s’ensuit, selon Eliade, ouvre. cit., p. 189, que les Moldaves ont jusqu’aujourd’hui plus d’aptitude que les Valaques à apprendre le français. Si cette explication est juste, il faut néanmoins la compléter. Quel que soit le rôle de la tradition dans ce domaine d’activité, elle a besoin d’un terrain favorable pour pouvoir se greffer et se développer. La manière dont les Moldaves prononcent les sons de leur propre idiome et, par conséquent, ceux des langues étrangères ressemble plus à la prononciation française ; elle est moins dure que celle des Valaques.
Vers la fin du XVIIIè siècle, la Russie établit à Bucarest et lassi des consulats permanents. Son exemple fut imité par l’Autriche, la Prusse, la France et l’Angleterre. Dans les relations entre eux et avec nos boyards les consuls de ces pays et leurs fonctionnaires employaient le français. Il s’offrit donc aux Roumains une nouvelle occasion d’apprendre cette langue. Un effet analogue résulta du premier partage de la Pologne entre les puissances voisines. De nombreux Polonais immigrèrent chez nous, parmi eux des nobles, qui connaissaient le français, et des Français, qui avaient fait leur service militaire en Pologne.
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Une nouvelle phase dans l’histoire du français en Roumanie s’ouvre avec la révolution de 1789. Les Français qui y viennent, assez souvent pour toujours, sont de plus en plus nombreux. C’est vrai qu’au commencement les pays roumains n’ont servi que très peu d’asile pour les émigrés; ils étaient trop lointains et inconnus. Mais cet létal de choses ne dura pas longtemps. Après la proclamation de l’Empire et surtout après 1806, les Principautés danubiennes devinrent un lieu de refuge assez recherché. La plupart des émigrés, sinon tous, entrèrent dans les familles plus ou moins riches comme gouverneurs des jeunes gens moldo-valaques. Leur enseignement était, en général, de bonne qualité, et, par rapport à ce qu’on avait eu auparavant, tout à fait supérieur. La conséquence immédiate en fut que le français cessa d’être exclusivement une langue de conversation pour se transformer en un instrument de culture : les bibliothèques des boyards s’enrichirent de livres français, parmi lesquels prédominaient ceux des écrivains classiques, et ces livres étaient réellement lus. La lecture donna aux Roumains le goût pour la littérature, et c’est ainsi qu’on commence à traduire et ensuite à imiter les poètes français. On préférait les auteurs du XVIIIè siècle, mieux adaptés aux nécessités littéraires de ces Orientaux qu’étaient les boyards roumains d’alors.
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