via : retronews
Manuel UGARTE INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN ESPAGNE
La Revue (1900-1919), 1 septembre 1903, p.37-45/120
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Cette « autre Espagne », quoi qu’en disent les Espagnols inféodés au catholicisme et à l’ancienne manière de voir, c’est celle qui est directement sous l’influence des idées françaises
I
L’Espagne est un pays contradictoire, d’esprit incertain. Les antagonismes s’y entrechoquent et bien des choses s’y mêlent. Ceux qui, à l’étranger, se la représentent comme un donjon du moyen-âge fermé à toutes les manifestations de l’âme moderne tombent dans une erreur déplorable. Il ne se peut pas qu’au commencement de ce xxe siècle, où nous assistons à une prodigieuse effervescence de la pensée, il existe un pays capable de se soustraire à tout le mouvement contemporain et de s’emmurer dans ses vieilles idées traditionnelles. Quand bien même ce pays serait gouverné par un tyran châtiant de mort toute tentative intellectuelle, quand bien même ce despote élèverait sur ses frontières de hautes murailles barrant le passage aux chemins de fer et au télégraphe, en rendant impossible de faire passer par-dessus ce mur la moindre feuille de papier imprimé, les idées du jour, l’atmosphère de l’époque finiraient, en dépit de tout, par pénétrer. Les idées s’infiltrent d’ailleurs partout. Du reste, cette interdiction opposée à tout courant moderne n’est pas le cas de l’Espagne où on lit tout ce qui se produit d’important à l’étranger comme le prouvent les traductions de Carlyle, Buisson, Engels, Finot, Garofalo, Grave, Kropotkin, Lombroso, Mommsen, Nietzsche, Ruskin, Tarde, etc.
Ce qui est indiscutable, c’est la vétusté de l’Espagne comme représentation nationale, comme physionomie collective. Son action en tant que groupe politique distinct est presque toujours en contradiction avec l’époque. Mais ce fait n’établit pas que la nation tout entière soit en retard ; il démontre simplement que son gouvernement est aux mains de gens arriérés. En Espagne, comme dans tous les pays du monde, il y a deux mentalités en lutte : celle qui s’inspire du passé et celle qui tend vers l’avenir. La première est aujourd’hui plus puissante que la seconde. C’est elle qui s’arroge le monopole de la direction des affaires générales, qui marque tout de son empreinte, qui synthétise devant l’étranger l ame du pays. Mais en regard de cette force actuellement plus prédominante qu’en tout autre Etat de l’Europe, se lève une Espagne nouvelle, vivante, contemporaine, que tous n’ont pas vue, parce que dans nos opinions sur les nations étrangères nous faisons toujours preuve de plus de docilité que d’indépendance. Chaque pays s »offre à nos yeux sous une image matérielle résultant de quelques traits simples et grossièrement esquissés, sans détails ni nuances, et cette image nous l’acceptons comme la traduction exacte de 1 ensemble, alors qu’en réalité elle ne nous offre que 1 aspect extérieur d un certain nombre de points de la figure. Ce sont des visions classiques qui nous reviennent à la mémoire lorsque nous évoquons un nom et qui remplissent toute notre pensée de leur tableau conventionnel. Mais si l’on enlève cette couverte superficielle et si l’on interroge le cœur même de l’Espagne, on découvre que les idées européennes y ont des représentants de valeur comme Altamira, Ganivet, Dorado, Salillas, Posada, Sanz v Escartin, Buylla, Unanumo, et parmi les très jeunes toute une légion brillante et ardente. La conception sociale qui exprime ce groupe est naturellement en guerre avec ce qui existe et ne perce point dans les discours officiels ni dans les notes de chancellerie. Il y a, je le répète, « l’autre Espagne », que l’Europe ignore presque entièrement, Et cette « autre Espagne », quoi qu’en disent les Espagnols inféodés au catholicisme et à l’ancienne manière de voir, c’est celle qui est directement sous l’influence des idées françaises.
Le « casticisme», ou, pour employer un terme plus exact, l’ « académisme » n’est qu’une manifestation de la maladie qui ronge l’Espagne ; à le bien considérer, en effet, 1 attachement aux vieux procédés littéraires et à 1 ancienne manière de s’exprimer n est qu’une forme de l’esprit conservateur. La langue est depuis longtemps en Espagne un organisme paralysé, immobile, ne se transformant pas avec l’époque et s anémiant de plus en plus. On supprime des mots en désuétude et on ne les remplace pas par d’autres, Il en résulte que l’idiome espagnol est comme un vase qui perd l’eau par les fissures qu occasionne le temps, mais qui ne recouvre pas sa perte, personne n y versant de l’eau nouvelle. De sorte que si Ion n’y porte remède, il arrivera un moment où I on sera pauvre au point de ne plus pouvoir parler et écrire qu’à l’instar de certaines tribus sauvages avec des clichés approximatifs. Le purisme fait de tels ravages qu un Espagnol, en peine de rendre une idée, la sacrifie déjà souvent, faute de trouver dans ses souvenirs classiques une formule pour la traduire, Il y a un très grand nombre de pensées et d objets qui n’ont pas de correspondants en espagnol pour les exprimer avec précision et sans hésitation, Boudoir, prélèvement, chalet, enhardir n’ont pas d équivalents, Il faut fréquemment avoir recours à une périphrase, à une suite de mots, là où le français ou l’anglais n’emploient que deux syllabes. Pour être bref, beaucoup de jeunes auteurs se résignent à se servir de termes qui ne se trouvent pas dans le dictionnaire comme bulevar (boulevard), obsedido (obsédé), etc. « Les langues comme les religions, dit M. Unamuno, dans un article récent publié par la Espana moderne, vivent d’hérésies. L’orthodoxie conduit à la mort par massification; l’hétérodoxie est la source de la vie. En matière de langage une hérésie se transforme très vite en orthodoxie. » Ce mouvement qui a pour objet de moderniser le castillan vient de source française. Tous ne veulent pas l’avouer en Espagne, mais c’est l’exacte vérité. Abandonnant la solennelle et vague versobité de l’ancien castillan, tous commencent à céder aux exigences de 1 époque, en s’efforçant de donner un peu plus de précision à leurs phrases. Les écrivains hispano-américains, dont la culture intellectuelle est exclusivement française, ont été les premiers à s’affranchir du purisme et à prendre l’initiative de l’évolution. D’aucuns ont exagéré la tendance et, poussés par leur désir d’innover, écrivirent en un dialecte ridiculement incompréhensible. Mais le temps, qui se charge de mettre toute chose en place, à su apporter un correctif à ces élans passionnés en réduisant la tentative à ses vraies proportions. Il ne manque pas en Espagne, parmi les jeunes, d’auteurs concis et brillants qui tiennent plus à la rapidité de l’expression qu’aux traditions de la forme. Ils ont le désavantage de ne pas contenter les « hablistes » méticuleux qùi passent leur existence à pasticher les maîtres anciens; mais ils ont par contre l’avantage d’être lus par le public avec intérêt. « Nous avons réussi à faire faire au castillan un pas en avant durant ces quinze dernières années, écrit M. Salvador Rueda dans une étude remarquée, en le rendant sanguin jusqu’à la congestion, pittoresque jusqu’à la fidélité du portrait, lumineux jusqu’à l’éblouissement, plastique jusqu’au relief et ailé jusqu’à y dissoudre les idées et à leur donner l accent de la musique et des chœurs. » Et c’est bien là tout d abord le résultat de l’influence de la littérature française en Espagne.
Les points II à V ne sont pas reproduis
VI
On peut dire que l’Espagne respire par les Pyrénées. Même ce qu’elle emprunte à d’autres nations en dehors de la France (Allemagne, Angleterre, Italie, etc.) elle ne l’adopte qu’après le passage par la France. Elle lit d’Annunzio, mais depuis son triomphe e à Paris; elle ne connaît Ibsen que par des traductions espagnoles faites d’après les traductions françaises du comte Prozor ; Tolstoï lui-même ne parvient au lecteur espagnol qu’en des reproductions. Il n’y a pas jusqu’à la politique, cette forteresse de l’esprit rétrograde en Espagne, où ne se note cette influence. M. Canalejas, qui a été ministre et qui est aujourd’hui hui le chef du parti libéral, défend un programme inspiré par M.Waldeck-Rousseau. Vainement quelques Espagnols qui se sentent molestés par cette espèce de tutelle qu’exerce la France sur leur pays, nient-ils l’importance de l’influence française en Espagne, vainement reprochent-ils aux Catalans et aux Américains du Sud la facilité avec laquelle ceux-ci adoptent l’esprit français et la culture française. En dépit de l’hostilité de quelques-uns, le grand mouvement triomphant commence à s’imposer dans ce pays resté jusqu’alors sourd et fermé à l’hégémonie intellectuelle de Paris indéniablement victorieuse.
Les auteurs français le plus lus actuellement en Espagne sont, en ce qui concerne la philosophie, la sociologie, etc : LeroyBeaulieu économie politique}, Renan études d’Histoire Religieuse}, Buisson (L’Education populaire des adultes en Angleterre}, Grave (LaSociété future}, Taine (Originesde laFrancecontemporaine}, Tarde (Les transformations du droit}. Boissier (L’opposition sou< les Césars}, Finot (Philosophie de la Longévité}, Fouillée (Histoire de la Philosophie} et Reclus dévolution et Révolution}. Dans le roman Zola (Germinal, Le Rêve, Lourdes}, tout Daudet, Maupassant (La maison Tellier} Mirbeau (Sébastien Roch, le Journal d’une femme de chambre}, les Concourt et Anatole France; en poésie Victor Hugo et Musset. Flaubert est peu connu et Balzac rencontre peu de sympathie. Ces préférences, où il entre du caprice, viennent toutefois moins du public que des éditeurs et des libraires. Quoi qu’il en soit, on y trouve une idée du critérium de la nation. Pour un volume italien, anglais ou allemand qu’on traduit en espagnol, on publie en traduction dix ouvrages français. Il suffit de consulter les catalogues. Et ce mouvement est loin de décroître. Il en est qui le jugent nuisible parce que, suivant eux, il tend à détruire les éléments caractéristiques de l’âme nationale. Mais les jeunes savent que de la persistance et de l’intensité de celle entreprise dépend la régénération de l’Espagne, qui semble vouloir commencer à se réveiller après les échecs et les désappointements qu’elle a subis à cause de sa tendance à l’immobilité. Et ces jeunes s’appellent Uaman Acebal, Baroja, Benavente, Bueno. Cristobal de Castro, Canals, Maetzu, Martinez Ruiz, Unamuno, Valle Inclan. Et dans leurs mains ils tiennent l’avenir intellectuel de l’Espagne.
Manuel Ugarte.