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Revue de l’enseignement des langues vivantes, 1 juillet 1936, p. 1/50 – LA FRANCE ET L’AUTRICHE. ESSAI SUR LES CONTACTS DE LA FRANCE ET DE L’AUTRICHE jusqu’à la fin du XIXe siècle
La Revue de l’enseignement des langues vivantes est une publication mensuelle éditée à Rouen et publiée à l’intention des professeurs de langues. On y trouve des études scientifiques portants sur des questions linguistiques ainsi que des articles destinés aux professionnels de l’enseignement. Créé en 1884 par un professeur du lycée de Rouen, il cesse de paraître en mai 1940.

Ainsi se termine, à Vienne, ce long XIXè siècle, hanté par la politique, la littérature, la musique, le théâtre français alors que des siècles de guerre entre les deux pays auraient semblé devoir normalement amener des résultats exactement opposés
V
Les grands succès de la France
On veut faire croire parfois, pour des motifs qui nous échappent, que l’influence française — si grande au XIXe siècle, on ne fait aucune difficulté pour le reconnaître — ne s’est exercée que sous le second Empire. Cette opinion risque de fausser tout le problème. On insinue, entre autres, que les victoires du juif Offenbach à Vienne, sont dues à la transposition des couches sociales à Vienne, après 1848 et en particulier, à l’affluence des juifs polonais à Vienne. En réalité, l’influence française, depuis le prince Eugène continue sans interruption, jusqu à la fin du XIXè siècle. Non qu’elle ait été la seule à se faire sentir, mais elle a été très importante. D’habitude, on oublie de mentionner le succès de l’opéra français, alors qu’on n’oublie pas l’opérette qui, il est vrai, prête davantage le flanc à la critique. Il faut souligner avant tout que, pendant la célèbre période viennoise où Haydn, Mozart et Beethoven répandent dans le monde entier la gloire de la capitale danubienne, Paris est aussi un centre musical important, dont le rayonnement, va croissant. L’Allemagne aime notre musique ; elle avait d’ailleurs produit peu en fait de musique de théâtre : avant 1787, rien que des œuvres médiocres, si l’on excepte Glück. Avant 1827, elle produit des chefs-d’œuvre d’un intérêt fondamental, cependant, pour ce qui est de la musique de théâtre, on peut négliger Haydn, et Beethoven n’a donné au théâtre que son Fidelio. Restent surtout Mozart et Weber. La place occupée par la France dans le monde de la musique nous est révélée par Weber dans une lettre à propos de Joconde (1814) de Nicolo Isouard. « Depuis quelques années, dit-il, les productions de la muse française commencent à constituer en grande partie le répertoire des scènes allemandes, et le goût pour ces spectacles qui se déroulent avec aisance et savent par leur caractère aimable et superficiel fournir un agréable passe-temps est de plus en plus en faveur ». Weber lui-même, quand il dirige le théâtre de Prague, fait jouer, avec Spontini, Mozart et Spohr, les Français Méhul, Dalayrac, Nicolo Isouard, Boïeldieu et Cherubini, adopté par la France. La ville de Paris exportait le genre d’opéra qu’elle venait de créer et qu’on appelait « opéra de conversation ou de salon », ces tableaux de la société française et dont la Dame Blanche, de Boïeldieu, fut un illustre exemple. Vienne fit un accueil chaleureux aux œuvres françaises. Boïeldieu y fut porté aux nues et son buste érigé au foyer de l’Opéra de Vienne, comme ceux des plus grands maîtres. On a parfois l’impression que l’Allemagne n’accepte les œuvres de Paris, qu’après leur consécration préalable à Vienne -, Aux compositeurs déjà nommés viendront s’ajouter Auber, Halévy, Adam et Hérold. N’oublions pas non plus que Scribe fut le librettiste de Meyerbeer (Scribe qui n’écrivit pas moins de 76 volumes de pièces de théâtre ! (édition Dentu) et que déjà Grétry était allé à Paris en quête d’un livret. A Vienne, la connaissance était très étendue de notre vie musicale, littéraire et politique. Le théâtre populaire viennois lui-même puise de plus en plus abondamment à la source de la littérature française. On traduit, on adapte, et une date importante est à retenir : celle où le vaudeville parisien arrive à Vienne, importé par une actrice allemande Mme Ida Brùning. Le 25 novembre 1842, son succès est grand dans Chouchou die Savoyardon, oder die neue Fanchon, si grand que Carl, directeur de deux théâtres, souvent en peine pour trouver des pièces nouvelles pour ses deux scènes, et escomptant le grand bénéfice pécuniaire que le vaudeville était capable de lui procurer, engage la championne du genre nouveau pour 6.000 florins, somme exceptionnelle à l’époque. Jusqu’en 1845, le vaudeville dominera la scène populaire, malgré les vives attaques dont il fut l’objet depuis 1842. Toute une armée d’adaptateurs, de traducteurs et d’arrangeurs était occupée à pourvoir les théâtres, ceux de Carl, comme les autres. Nestroy lui-même, dont on espérait qu’il prendrait un jour la contre-offensive, entra dans la voie du vaudeville, puis, l’ivresse du public passée, il revint à la farce où il utilisait le plus souvent et avec grand profit des pièces françaises. Car, on n’en voulait pas à l’influence française, on n’en voulait qu’au vaudeville, plante étrangère non acclimatée.
Ce que lisait de notre littérature le peuple autrichien ? Si Balzac et George Sand ont été les grands représentants de notre prose en Autriche et à l’étranger en général, d’autres écrivains y ont eu un succès non moins retentissant. Ce sont, d’abord, Charles Paul de Kock (1794-1871), puis Eugène Sue (1804-1857) avec le Juif errant, les Mystères de Paris et les sept péchés capitaux. Près deux H. Ange Aristide de Gondrecourt (18161876) : Les péchés mignons ; Jules Lacroix (1809-1887) : Le mauvais ange, et enfin un anonyme avec les six volumes : Les mystères du grand inonde. Si notre musique était aimable et superficielle, notre littérature, celle qui se répandait le plus vite, était sensuelle, sentimentale, frivole. C’est elle qui a contribué à faire dire de Paris qu’elle était une ville où l’existence est facile, élégante. légère et… immorale, mais on y prenait goût ; et pas seulement en Autriche !
Le vaudeville avait été implanté par une Allemande. En 1856, c’est encore un Allemand : Karl Treumann, de Hambourg, qui mit en vogue les Levassoriades (du nom de Levasseur, le célèbre acteur du théâtre du Palais Boval qui donna pendant quinze jours des représentations à Vienne, avec Mlle Teisseire). Huit jours après, Treumann l’imite, chantant entre deux piécettes allemandes des chansons françaises, par exemple Les deux gendarmes ou Titi à la représentation de Robert le Diable, et Mlle Zollner, imitant Mlle Teisseire, chante Jean, Jeannette et Jeanneton, romance de Clapisson. La critique s’indigna, mais le public applaudissait. Et ce fut de nouveau un torrent de traductions et d’adaptations, qui se déversa sur Vienne, souvent par l’intermédiaire de Berlin. Au Burgtheater, les Français triomphent également
Très important aussi est le triomphe des opérettes parisiennes a tienne: Offenbach s’y rend lui-même. Toute l’évolution antérieure : engouement des Viennois pour la musique au théâtre, farce viennoise, opérette viennoise d’avant Offenbach, notre opera-comtque, le triomphe du vaudeville, les chansons de passeur tout cela avait préparé la voie à la production d’Offenbach. Les opérettes intéressent le peuple entier. Le théâtre populaire viennois en sentira la terrible influence «La France en goguette conduisait la sarabande des viveurs et le carnaval cosmopolite» […]
Ainsi se termine, à Vienne, ce long XIXè siècle, hanté par la politique, la littérature, la musique, le théâtre français alors que des siècles de guerre entre les deux pays auraient semblé devoir normalement amener des résultats exactement opposés
L. Koessler