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Enrique Gomez Carrillo – LA LUTTE ENTRE L’INFLUENCE FRANÇAISE ET L’INFLUENCE ALLEMANDE EN ESPAGNE
La Revue (1900-1919), 15 novembre 1911, p. 38/14
Ancienne Revue des revues 1 juillet 1900 – 1 avril 1919
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En réalité, la France a donné à la littérature, à la science et à la culture espagnoles, beaucoup plus que tout le reste du monde réuni
EXTRAITS
Première page non reproduite
[p. 39] Le problème de l’intimité entre peuples ne peut être étudié d’une manière abstraite. Que nous importe, par exemple, qu’en Prusse l’esprit philosophique ait atteint à la perfection si nous ne pouvons nous l’assimiler? Mon ami Pio Baroja prétend que l’influence française n’a produit dans notre Péninsule que les romans de Blasco Ibanez et les comédies de Moratin. L’injustice est visible, je dis injustice, car il ne peut être question d’ignorance quand il s’agit d’un écrivain aussi cultivé. En réalité, la France a donné à la littérature, à la science et à la culture espagnoles, beaucoup plus que tout le reste du monde réuni. J’ai ici les treize tomes de l’Anthologie des poètes lyriques espagnols, publiés par Menendez Pelayo. Quel trésor admirable nous a offert le grand érudit en réunissant pour la première fois les œuvres du moyen âge qui sont, sans conteste, des plus belles qu’ait produites la Muse espagnole ! Et savez-vous, mon cher Baroda, ce que Menendez Pelayo dit dans la préface de son magnifique romancero ? Eh bien ! le voici : « La puissante influence de la poésie française, dont la diffusion et le prestige en Espagne, comme en Allemagne, en Italie et dans toute l’Europe, sont des faits fondamentaux de l’histoire du moyen âge, ne peut être niée par les patriotes les plus aveugles. Du xie au xve siècle la France a tenu le sceptre de la poésie épique et des traditions chevaleresques, et même en Allemagne où elle n’a pu triompher d’une autre épopée plus antique et d’origine barbare, elle a coexisté avec elle et a fini par la pénétrer et par la modifier. Ne parlons pas de l’Italie, où les récits du cycle carolingien trouvèrent une seconde patrie et, chantés d’abord en français, puis en italien, suppléèrent à l’épopée d’origine indigène qui n’existait point. » Plus loin, Menendez Pelayo ajoute : « L’influence française s’accrut jusqu’à franciser véritablement la Cour d’Alphonse VI. » Il dit plus loin encore : « La lutte entre les légendes françaises et les récits espagnols persiste pendant tout le xiiiè siècle. » Et encore : Fierabras, avec le nom de « Charlemagne et des douze pairs » est encore, comme en 1528 (date de la première impression connue), le plus pop laird des livres. » Puis : « Le cycle carolingien avait pénétré plus heureusement dans notre théâtre par l’œuvre de Lope de Vega et de Calderon, pour ne pas citer de postes de second ordre. » Et enfin : « Une faveur si persistante est très significative, et, si à ce cycle qui finit par « s’espagnoliser », pour ainsi dire, complètement, nous ajoutons les jolies poésies inspirées des poèmes de la Table Ronde et de quelques autres récits romanesques et chevaleresques, nous devrons avouer que la dette contractée par nous envers la poésie française n’est pas peu de chose. » Eh bien, maintenant, mon ami Baroja, n’est-ce pas là quelque chose de plus important que la dette de Moratin et de tous les poetes du xviiiè siècle ? N’est-ce pas surtout plus important que la dette du xixe siècle ? Car, bien que vous ne citiez que Blasco Ibanez, je crois qu’il y en a beaucoup d’autres qui sont redevables à la France sinon de leur génie, du moins de leur culture.
Quant à l’Allemagne, en dehors de l’aride philosophie de Krause, qui fut à la mode voici trente ans et d’une certaine pédanterie assez insupportable dont quelques jeunes philosophes commencent à faire étalage, je ne vois pas ou sont les traces de son influence sur la culture espagnole, en general. Et ce n’est certes pas que la production allemande ait jamais cessé d’être très importante. Ce n’est pas que de Kant à Nietzsche les philosophes allemands n’aient pas été les plus admirables créateurs de rêves métaphysiques. Ce n est pas que de Mozart à Wagner les compositeurs allemands n aient pas été les plus magnifiques inventeurs d’harmonies Ce n est pas que les noms de Gœthe, de Schiller, de Novahs soient ignorés du monde… Non, c’est tout simplement parce que, entre la mentalité espagnole et la mentalité germanique il y a une telle différence, que toute influence de l’un des deux pays sur l’autre doit nécessairement être artificielle et ne s’exercer qu’à la surface.
« Ce que nous savons de l’Allemagne, nous le savons par l’intermédiaire de la France », disait Benavente. Les choses venant d’Allemagne, que nous apprenons, nous les apprenons, en effet, en français. Et nous ne sommes pas les seuls au monde à qui pareille chose arrive. Les Italiens alliés politiques de l’Allemagne, l’avouent : ce qui est allemand ne parvient jusqu’à eux qu’en passant par Paris. C’est que par sa situation géographique même qui la place entre les montagnes noires et la mer bleue, la France est le trait d’union naturel entre la race germanique et la race latine. Ce que Maurice Barrés appelle « les bastions de l’Est » pourrait être considéré, par nous, comme le « filtre du Nord ». En passant par la culture française, qui a une puissance de clarification et d’affinement reconnue de tous, la production allemande acquiert la force d’expansion qui lui manque à son origine. D’où est parti Henri Heine pour conquérir le monde? Où a-t-on proclamé l’originalité de Frédéric Nietzsche? Je cite ces deux Prussiens, non seulement parce que ce sont eux oui ont le plus d’influence dans le monde, mais aussi parce tous deux ont reconnu la supériorité du génie et de la culture française, même dans les choses que les Français eux-mêmes considèrent comme moins dignes d’admiration. Rappelez-vous, en effet, ce que Nietzsche dit de Bizet en le comparant à Wagner? Rappelez-vous surtout les pages dans lesquelles le même philosophe parle de Corneille, comme de l’unique poète tragique des temps modernes, le trouve digne d’être comparé à Eschyle et à Sophocle et le met au-dessus d’Euripide.
II
Ici, je tiens à citer l’opinion d’un savant Scandinave sur le sujet qui nous occupe. Il s’agit, du célèbre Georges Brandes (qui, comme tout le monde le sait, est loin d’être un francisé. Ecoutez-le :
« Pour les sciences mathématiques, les Français occupent toujours la première place dans le monde. Dans les sciences naturelles les Français et les Allemands sont au même niveau. Personnellement, je suis porté à croire que dans les universités allemandes la méthode d’enseignement est plus propre que celle des universités françaises à former des hommes d’intelligence moyenne. L’enseignement français, en revanche, me paraît mieux fait pour former des hommes de talent ; mais ceux-ci sont toujours plus rares que les médiocrités.
<< Dans tout ce qui a rapport à l’art, qu’il s’agisse de l’art d’écrire l’histoire ou de l’art industriel, la supériorité des Français me semble indiscutable. Le directeur d’un musée [p. 42 non reproduite]
III
Je dis à mes amis, les germanisant de Madrid : — Pour ma part, je préfère vivre a l’ombre du pavillon français.
Et puisque ce débat purement littéraire ou « cultural », pour emprunter l’expression de Maeztu, a été provoqué par des questions coloniales, il est bon qu’en passant nous nous rendions compte de la différence qui existe entre l’œuvre civilisatrice des Franqais et celle des Allemands dans le continent africain. Je veux invoquer ici l’autorité de l’Américain Forbes, qui vient de publier dans la Rébiew Reviews de New-York une étude sur la supériorité française. Et cependant, E. A. Forbes n’était pas, quand il commença son voyage d’études à travers le continent africain, un partisan des Français. Par esprit de race même, et par instinct, il se sentait plus disposé à aimer les Germains que les Latins. Mais la justice l’a obligé à la fin de s’incliner devant la réalité et de dire à ses compatriotes :
— Si vous voulez apprendre à coloniser, prenez pour modèles les Français.
Et les Anglais?… Et les Allemands?… Des Anglais, l’écrivain « Yankee » ne dit rien. quant aux Allemands, il les regarde comme de remarquables navigateurs en matière commerciale et d’excellents fonctionnaires coloniaux.
« L’organisation parfaite de leur marine marchande et la sociabilité de leur caractère, dit-il, expliquent la conquête la mer par les Allemands dans l’Afrique occidentale Jadis Liverpoof avait le monopole des transports. Maintenant, n rencontre sur mer autant de pavillons allemands que de pavillons anglais, et, dans quelques ports, on voit plus des pi tiers que des seconds.
Si comme commerçants les Germains sont admirable», comme colonisateurs ils ont aussi de remarquables qualités. „ Le calme allemand, la ténacité allemande, la patience altomande sont grandes en Afrique. »
Ensuite, E. A. Forbes parle de la France, dont il connaît à fond les colonies, et dit : « Après avoir erré pendant plus d’un an à travers les colonies françaises d Afrique, je suis revenu de là-bas avec la ferme conviction que le Francais est aujourd’hui celui qui a le plus d enthousiasme, le plus de tact et le moins de cruauté parmi tous les conquérants de l’Afrique. En outre, c’est le meilleur constructeur du continent. Cela, tous l’avouent. Ses routes macadamisées. ses ponts magnifiques, ses tramways électriques et scs beaux monuments destinés aux services publics sont des choses uniques en Afrique. »
Mais ce n’est pas tout. Pour le docte « Yankee » qui écrit, ce n’est même rien. La grandeur de l’œuvre coloniale française réside dans sa politique éducatrice et conciliante.
« S’il y a une nation qui ait fait autant en Afrique pour l’enseignement et pour la civilisation, je veux qu-on me la nomme. En Tunisie, par exemple, j ai trouvé tant d écoles que je ne peux même pas en faire la classification : écoles pour les Français, pour les Italiens, pour les Juifs, pour les Arabes; instituts agronomiques, écoles normales, etc., etc. Et ce quelle fait pour les Arabes, elle le fait aussi pour les nègres de la côte occidentale. C’est, en un mot, une nation qui croit à la civilisation par l’enseignement et qui n’attend pas que les missionnaires aillent faire l’éducation de ses sujets. » . .
Quant au travail de l’administration coloniale, voici ce qu’en dit le voyageur « yankee » :
« Une politique de conciliation caractérise le fonctionnaire français en Afrique. Pendant tout le temps que je suis resté sur le continent africain, je n’ai jamais vu un Français revêtu d’un uniforme parler brutalement à un indigène, ni le molester, ni le traiter avec orgueil. Les moyens employés en France pour s’emparer d’une colonie peuvent être bons ou mauvais, ce n’est pas mon affaire. Mais ce que je sais, lest que la France, à peine maîtresse d’un pays, s’efforce de 1 administrer de telle manière que la méfiance et l’hostilité des indigènes se dissipent d’une façon rapide et définitive. »
La dernière phrase de l’étude d’E. A. Forbes est si expressive que je veux la citer en terminant sur ce point . « Si j’étais Africain, je voudrais vivre sous la protection du drapeau français. »
Ce que pense cet Américain pour le régime colonial, je le pense, moi, pour la littérature, et je dis à mes amis, les germanisant de Madrid : — Pour ma part, je préfère vivre a l’ombre du pavillon français.
IV
Par sa race, par ses traditions, par son caractère, par sa religion même, l’Espagne sera toujours plus près de la France que de l’Allemagne, dans le domaine moral comme dans le domaine intellectuel. Et peu importe qu un Baroja ou un Maeztu, dans des moments comme celui-ci, proclament avec hauteur leur antipathie pour la nation sœur. Les querelles de cette sorte seront toujours des querelles de famille. En revanche, tout rapprochement avec l’Allemagne ne sera qu’un pur caprice sans conséquence et sans importance. Rien ne peut s’effacer.
Mais, même s’il était en notre pouvoir d’effacer tout ce que nous devons à la culture française, même si nous pouvions choisir entre l’influence de l’Allemagne et celle de la France, dans des conditions égales, je crois que notre intérêt serait toujours de suivre nos sympathies séculaires. L’exemple de la Belgique nous le prouve. Placés en effet entre des Germains et des Latins, les Belges, qui parlent à fa fois français et flamand, ont hésité pendant bien des années entre les deux routes littéraires qui s’offrent à eux. L’une les conduit à Berlin, l’autre à Paris. Toutes les deux leur sont ouvertes. Pourquoi donc, après avoir beaucoup réfléchi, ont-ils adopté presque unanimement la seconde? Pourquoi Verhaeren, Maeterlinck, Lemonnier, qui sont de race, non pas wallonne, mais flamande, c’est-à-dire germanique, ont-ils appris le français pour l’employer comme instrument de travail? Pourquoi la Belgique entière s’est-elle laissé conquérir littérairement par la France ? Et l’on ne peut certes pas dire que les Parisiens se soient mis en frais de flatteries pour la séduire « Parler comme un Belge », ou « écrire comme un Bel<re », sont à Paris des expressions courantes, qui rendent furieux tous les Belges, mais qui n’entravent pas le progrès de l’influence française. Car, aujourd’hui, hui, les plus grands écrivains, les plus grands artistes, les plus grands musiciens, les plus grands inventeurs sont, non pas des Allemands, mais des Français.
Mais ce n’est pas tout. La France, à côté de ses enfants légitimes, a une autre famille qui l’honore encore davantage. Ce sont ses enfants d’adoption. Quel pays, en effet peut s’enorgueillir comme la France d attirer à lui les travailleurs de tous les autres peuples et de les transformer en travailleurs nationaux?
V
J’ai habité à Berlin et j’ai causé avec des artistes, des littérateurs et des savants allemands. Tous, d’un accord unanime, je les ai toujours entendus célébrer impartialement les qualités, actives, énergiques et géniales du peuple français. << Ce que nous n’avons pas, dit Max Harden, ils l’ont, ils ont la flamme. » Oui, les Français ont, en effet, une flamme de magnifique intelligence. Et notez bien que je n ai parle dans cet article que de grandeurs intellectuelles. Si j’avais voulu, en outre, considérer la mission civilisatrice des peuples, la comparaison entre l’œuvre de l’Allemagne qui soutient en Turquie, comme dans le reste du monde, la tyrannie, qui entrave l’indépendance réelle de la Crète, qui bombarde le Venezuela pour obtenir le paiement d’une dette, qui opprime les Polonais et les Alsaciens, qui impose à la Triplice le « caporalisme » odieux de la Prusse, qui proclame journellement par la bouche de son souverain le droit divin des rois, qui menace la démocratie chaque fois quelle elle lève la tête, la comparaison entre cette œuvre allemande, dis-je, et l’œuvre française de propagande démocratique et d’ enseignement de la justice nous aurait fait voir que, tout en méritant déjà d être admirée, l’Allemagne ne mérite pas encore d être aimée.
E. Gomez Carrillo.
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