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DENIS, Michel (dir.) ; LAGRÉE, Michel (dir.) ; et VEILLARD, Jean-Yves (dir.). L’affaire Dreyfus et l’opinion publique : en France et à l’étranger. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1995 (généré le 02 juillet 2022). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782753526105. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.16484.

Présentation

Le centenaire du début de l’affaire Dreyfus invite à revenir sur l’alchimie complexe qui conduisit d’une confidentielle affaire d’espionnage à un grand débat public, crise emblématique et paradigme du passage à l’État de droit, mais aussi de la lutte constante contre préjugés et pulsions irrationnelles qu’implique la démocratie. À ce titre, l’affaire Dreyfus reste une leçon permanente. Compte tenu de la position particulière de la France dans le monde de l’époque, point de référence pour tous les hommes épris de liberté et de justice, cette fièvre hexagonale eut un retentissement quasi planétaire. Ceci attestait l’irrésistible ascension du quatrième pouvoir, celui de la presse, avec ses droits, mais aussi ses responsabilités, pour le meilleur et pour le pire. À deux pas du lycée de Rennes, siège du second Conseil de guerre en 1899 et placé aujourd’hui sous l’invocation d’Émile Zola, le Musée de Bretagne conserve depuis 1978 un fonds de documents, en particulier des témoignages de soutien reçus par la famille Dreyfus, de France et du monde entier. La rencontre en ce lieu, en septembre 1994, de spécialistes, français et étrangers, a donc fait se rejoindre la mémoire, qui est une ardente obligation, et l’histoire, laquelle travaille « à frais nouveaux », élargissant sans cesse sa quête de documents, de l’écrit à l’image, traités avec des méthodes renouvelées.

EXTRAITS

Compte tenu de la position particulière de la France dans le monde de l’époque, point de référence pour tous les hommes épris de liberté et de justice, cette fièvre hexagonale eut un retentissement quasi planétaire

PUMA, Leonardo La. L’affaire Dreyfus et l’Italie In : L’affaire Dreyfus et l’opinion publique : en France et à l’étranger 
p. 149-160
http://books.openedition.org/pur/16511


[…] Il est intéressant de souligner tout d’abord l’impact important de l’affaire Dreyfus sur la vie quotidienne des socialistes italiens. On peut affirmer sans exagération que l’évolution de cette affaire judiciaire en France s’accompagne, pour certains aspects non secondaires, de l’évolution de la politique, de la stratégie voire de l’idéologie du socialisme italien. Cet accompagnement ne va pas dans le sens d’un développement parallèle et toutefois autonome, mais dans le sens dialectique d’une vive et féconde interaction. L’événement judiciaire fournit à beaucoup d’intellectuels progressistes l’occasion d’une révision de leur conception de la démocratie et du rôle culturel et social des intellectuels dans les processus de transformation de la société. Cela est en outre illustré par l’intérêt considérable que la presse socialiste, globalement, consacre à Dreyfus sur l’ensemble du territoire national.

Comme dans toute la presse nationale, l’épisode qui déclenche dans l’Avanti ! une certaine curiosité pour cette affaire est la présumée tentative d’évasion de Dreyfus de l’île du Diable, tentative interprétée comme un complot judéo-bancocratique pour rendre la liberté à celui que les juifs considèrent comme un juif injustement condamné, mais qui est tout de même resté en fait un « capitaine traître ». Au départ donc, l’attitude de l’Avanti ! concernant l’affaire Dreyfus reste de l’ordre du malentendu et de la sous-évaluation car on n’a pas saisi la signification réelle de cette affaire et on n’évalue pas l’impact de ses conséquences politiques.

En effet, toute l’année 1897 est dominée par l’indifférence et le manque d’intérêt ainsi que par une position de scepticisme total que même les nouvelles preuves de l’innocence de Dreyfus ne modifieront pas. Celui-ci est toujours considéré comme objet/occasion de machination de la part des juifs français.

En fait, chez les socialistes, le préjugé selon lequel juif est synonyme de capitaliste est très répandu. Le corollaire de ce préjugé est presque tautologique : derrière ce nouveau coup monté sur le cas Dreyfus plane l’ombre de la ploutocratie juive, d’après l’un des stéréotypes les plus classiques de la culture de gauche. Ce préjugé est à peine entamé par la série d’informations et d’indiscrétions qui arrivent de Paris, mais qui ne servent qu’à nourrir une attitude de non compromission. D’autre part, si les socialistes français sont ambigus et hésitants sur l’attitude à prendre, il ne semble pas opportun aux socialistes italiens de prendre des positions et de formuler des appréciations qui soient en mesure de supposer une position nette dans l’un des deux camps

Dès le départ, un autre grand quotidien italien, La Tribuna de Milan, adopte un jugement plus net car sa motivation politique est également plus résolue. Ce grand journal est à l’époque le quotidien le plus vendu en Italie et il est le plus représentatif de ce milieu politique et social qui se reconnaît dans Francesco Crispi, dont l’expérience de gouvernement finit par un échec au printemps 1896, mais qui se représentera quelques années après. Non seulement La Tribuna appuie la politique militariste et expansionniste du gouvernement, mais elle nourrit également une attitude d’animosité vis-à-vis de la France, laquelle est considérée comme un obstacle à l’affirmation de l’Italie au niveau international. Ce journal fait de nombreuses interventions au sujet de cette réserve et l’affaire Dreyfus elle-même semble être plus exploitée comme un instrument pour poursuivre une politique francophobe, contrairement à l’orientation plus francophile du gouvernement. C’est pourquoi les interventions de La Tribuna reflètent la tentative de transformer le procès de Dreyfus en procès de la République, régime qui touche tout du moins à sa fin

[…]


AMARGÓS, Joaquim Coll i. L’écho de l’affaire Dreyfus en Catalogne. Les intellectuels en face de la crise française In : L’affaire Dreyfus et l’opinion publique : en France et à l’étranger 
p. 173-182
http://books.openedition.org/pur/16515

Pour expliquer l’impact que l’affaire Dreyfus provoqua au sein des différents secteurs politiques et intellectuels catalans, il faut, avant tout, tenir compte du fait que c’est précisément la culture française qui a servi de voie de pénétration à la plupart des courants culturels, des modèles idéologiques et des propositions politiques de la période d’entre-deux-siècles en Catalogne et en Espagne. Dans ce sens, la transformation dans le langage du terme « intellectuel » — d’adjectif il devint substantif identifiant des individus ou des groupes professionnels (écrivains, journalistes, scientifiques, étudiants, artistes, etc.) — semble avoir eu lieu, dans la plupart des pays européens entre les années 1895 et 1900. Ce fait se produisit donc au moment où était créé en France le parti appelé « parti des intellectuels » pour défendre l’innocence du capitaine d’origine juive, Alfred Dreyfus, et pour revendiquer de plus hauts degrés de justice et de moralité publique ou nationale.

Ainsi, bien que nous ne voulions pas prétendre fixer une date ou un événement qui soit à l’origine de la naissance des « intellectuels », il n’en est pas moins vrai que l’intervention des intellectuels français dans l’affaire Dreyfus accéléra la transformation du concept d’« intellectuel » dans le sens signalé ci-dessus, en raison du caractère résolument exemplaire de cette action dans toute l’Europe de l’époque. Par conséquent, s’il est vrai que l’affaire Dreyfus peut être considérée comme un prototype du conflit politico-idéologique français, le débat suscité en France à ce sujet a cependant connu un écho immédiat dans tout le monde occidental.

La présente communication se propose donc, à partir des répercussions du cas Dreyfus en Catalogne, de signaler quelques aspects de son impact international. Auparavant, il faut toutefois souligner que cet angle de l’affaire que nous nous proposons d’étudier n’a, curieusement, pas suscité l’intérêt de l’abondante historiographie française — laquelle s’est surtout centrée sur les répercussions du conflit dans les limites de l’« hexagone » — et s’est limitée à quelques références dans d’autres pays.

Pour expliquer l’impact de l’affaire Dreyfus sur l’opinion publique européenne, il faut tenir compte du fait qu’elle reprenait et explicitait un certain nombre de problématiques et de contradictions qui n’étaient pas spécifiques à la France de la fin du siècle, mais qui se manifestaient également, quoiqu’à des degrés divers d’intensité, dans le reste du continent, en particulier en Europe méditerranéenne. Ces problématiques peuvent être énoncées, brièvement, de la manière suivante…

[…]

[21] De tout ce qui précède, nous pouvons finalement déduire que, de même que dans les autres pays européens et aux États-Unis, l’affaire Dreyfus connut un écho important dans l’opinion publique catalane et espagnole ; elle fut suivie avec un intérêt considérable tout au long des deux années de confrontation politique et idéologique. En outre, la transcendance de ce scandale demeura bien vivante durant plusieurs décades dans la conscience des politiciens et des intellectuels, de gauche surtout : il démontrait qu’il était vraiment possible de vaincre les pouvoirs établis (l’Eglise, l’Armée, la Justice). Il est vrai, cependant, que certains secteurs, comme celui du catalanisme conservateur, se situèrent du côté des anti-dreyfusards. L’explication de l’attitude de ce groupe ne relève pas seulement de son caractère idéologique ; elle est étroitement liée à une série d’influences européennes, parmi lesquelles nous citerons, dans la dernière décennie du xixème siècle, celle des courants régionalistes français — nous parlons des jeunes félibres (Charles Maurras, Frédéric Amouretti, Jules Veran, Marius André, etc.) et d’écrivains consacrés comme Maurice Barrés et Paul Bourget — sur les formulations intellectuelles du catalanisme politique. En ce qui concerne l’argumentation de son attitude, il faut dire que le catalanisme conservateur voyait dans la sauvegarde de la position anti-dreyfusarde la défense d’une vérité considérée comme « absolue », car elle donnait la priorité à la préservation sociale et à la cohésion nationale par-dessus une vérité considérée comme « relative » : c’est-à-dire, l’innocence (ou la culpabilité) du capitaine d’origine juive, Alfred Dreyfus. C’est pourquoi le jeune Francesc Cambó souligna très vite qu’il ne s’agissait pas tant de juger un homme que de résoudre un problème « politico-social » et avec lui, l’affrontement des deux grands courants idéologiques et spirituels de la fin du siècle : le nationalisme, d’une part, et le cosmopolitisme, d’autre part.

AVNI, Haïm. L’affaire Dreyfus vue du Mexique In : Les intellectuels en face de la crise française In : L’affaire Dreyfus et l’opinion publique : en France et à l’étranger 
p. 183-197
http://books.openedition.org/pur/16517

Le 5 février 1867, le corps expéditionnaire français réembarqua du port de Veracruz au Mexique à destination de la France. Ce même jour s’achevait l’aventure politique de Napoléon III, entamée trois années auparavant, lorsque Ferdinand Joseph Maximilien de Habsbourg avait été couronné empereur du Mexique sous la protection de l’armée française. Dans l’histoire encore brève du Mexique indépendant, cet épisode d’occupation et de domination étrangère provoqua une nouvelle cicatrice qui s’ajouta à celle laissée par un événement précédent, lorsque, en 1847, l’armée des Etats-Unis avait conquis Veracruz et Mexico-City et y était restée plus d’une année.

Les relations diplomatiques entre le Mexique et la France reprirent leur cours normal uniquement après de longues négociations et des contacts qui durèrent près de dix ans. Mais avant même le rétablissement de ces relations, les liens culturels avec la France s’étaient déjà approfondis et renforcés, de par son influence très importante sur l’idéologie politique qui régnait au Mexique. Le libéralisme du milieu du XIXe siècle d’une pan, et d’autre part le positivisme qui se renforça et se développa jusqu’à devenir, en partie, doctrine officielle du régime républicain vainqueur, se nourrirent tout deux, et largement, de sources françaises, et leurs promoteurs en furent conscients. Cet arrière-plan divisé et contradictoire, composé à la fois de souvenirs historiques et de relations culturelles, soulève la première question que nous voudrions traiter dans ce travail : quel genre d’attitudes envers la France se dégage-t-il des réactions de la presse mexicaine à l’affaire Dreyfus ?

Au moment où l’affaire Dreyfus se révèle aux yeux du grand public, en France comme en dehors de son territoire, fin 1897 et surtout au cours des années 1898 et 1899, le Mexique se trouve sous le pouvoir prolongé du président Porfirio Diaz. Après avoir gouverné une première fois de 1877 à 1880, il était revenu au pouvoir légalement en 1884, et refusa de quitter son poste en 1888, comme il aurait dû le faire. Sur le prétexte qu’il n’y avait pas de remplaçant possible à Porfirio Diaz, et que le besoin objectif, scientifique et national, l’obligeait à poursuivre sa tâche, il fut de nouveau « élu » en 1892, « réélu » en 1896, et il s’apprêtait à se faire réélire au début du siècle, non plus pour un mandat de quatre mais de six ans. Ainsi, Porfirio Diaz se maintint au pouvoir jusqu’à ce que la révolution de 1911 y mette fin. L’opposition était alors suffisamment importante pour permettre ceci ; alors qu’au moment de l’affaire Dreyfus, l’opposition était presque inexistante, tout du moins sur le terrain.

Dans ces circonstances, on peut se poser une deuxième question : dans quelle mesure les comptes-rendus et les commentaires politiques sur les événements en France servirent de moyens d’expression, directs ou indirects, pour les luttes politiques internes au Mexique ? Et de là, une troisième question : les juifs. Les années pendant lesquelles se produisit l’affaire Dreyfus en France appartiennent à une période prolongée pendant laquelle il n’y eut pas de vie publique juive quelle qu’elle soit au Mexique. Alors qu’en 1861 l’existence dans la capitale d’une centaine de famille juives est avérée, ainsi que les efforts d’une quarantaine d’entre elles pour organiser des prières, dans les années qui suivent la victoire des républicains, et jusqu’en 1904, aucune expérience de ce type ne fut tentée. Avec ceci, on peut trouver quelques individus juifs, et justement parmi ceux venant de France, qui occupaient des places marquantes parmi les financiers et les publicistes traitant de sujets généraux, et l’on trouvait ainsi à Mexico-City des propriétaires d’entreprises et de magasins dont l’origine juive était connue de leur entourage.

[…]

[11] Le lien avec la France

La première constatation relative à notre sujet réside dans la large étendue, diversifiée quant à son contenu, donnée à l’affaire Dreyfus à travers les journaux, accompagnée d’une actualisation quotidienne et d’une fréquence d’apparition toute particulière. A partir du premier procès d’Emile Zola, au début de 1898, et jusqu’à la grâce accordée à Dreyfus et sa libération de prison au lendemain de son deuxième procès, en septembre 1899, les journaux furent remplis d’articles détaillés sur les éléments des débats juridiques, sur les événements qui accompagnaient son déroulement — les crises gouvernementales, les manifestations anti ou pro-dreyfusardes, les attaques antisémites — sur les rumeurs de coup d’Etat militaire se préparant et sur les arrestations effectuées dans ce cadre. La grande place allouée à ces informations montre amplement l’intuition ressentie par les rédacteurs quant à l’intérêt porté par les lecteurs au différents détails et à leur actualisation. L’intérêt et la connaissance portés par les rédacteurs eux-mêmes, et apparemment par le groupe intellectuel auxquels ils appartenaient, ne peuvent être mis en doute

GRINBERG, Liliana Marta. L’opinion publique en Argentine et l’Affaire Dreyfus In : L’affaire Dreyfus et l’opinion publique : en France et à l’étranger 
p. 199-211
http://books.openedition.org/pur/16519

[…] 
[3] On dit qu’à l’arrivée des bateaux d’immigrants, les gens qui attendaient sur le quai se montraient avides d’avoir des nouvelles de l’Affaire. Cette répercussion dans la population fut marquée par des débats, des polémiques, des meetings qui divisèrent l’opinion publique. Or, il ne reste presque aucune trace de cette polémique dans la presse.

Après avoir réuni des articles sur ce sujet, on peut effectuer une évocation de l’époque et des idées et connaître ainsi le comportement des intellectuels argentins vis-à-vis de l’Affaire. On peut également suivre la ligne de pensée de la culture argentine prédominante à ce moment historique, dont les articles des journaux, revues, annales et livres sont l’expression significative.

Il y a deux moments dans la réception de l’Affaire Dreyfus, qui correspondent à deux périodes différentes dans la presse argentine : la première, celle de l’information dépourvue de commentaires critiques, qui va de 1894 à 1906, et la deuxième, celle des réactions et des prises de position, depuis 1935. Voyons tout d’abord les caractéristiques de la première période.

Première période (1894-1906) : Argentine, fin de siècle

Dans cette première période, l’admiration pour la France et ses institutions ainsi que le respect de l’opinion publique française, conduisent La Prensa, un des grands journaux de l’époque, à reproduire fidèlement la vision de la presse française. La dégradation de Dreyfus est perçue comme un exemple « de haute moralité que la France donne a sa propre armée ». Puis il signale que « la France aura senti la douleur de l’épreuve exécutée sur l’un de ses soldats, en présence de toutes les nations qui ont leurs yeux fixés dans cette très cultivée République… » ; mais, en même temps il fait référence « à la satisfaction du châtiment ». L’article se termine par une invitation au lecteur à concentrer son attention sur l’information à venir. Malgré cette condamnation, il n’y a là qu’une réponse à l’apparence sous laquelle se présente l’Affaire.

[18] Deuxième période (depuis 1935). Argentine : Discours libéral et nationaliste

La deuxième période de la presse argentine est marquée par la résonance des idées nationalistes françaises. On trouve maintenant deux discours confrontés : le discours nationaliste et le discours libéral. A partir de 1935 le développement de l’industrie de la culture détermine une plus grande diffusion de l’information dans les media. C’est ainsi que l’Affaire Dreyfus touche, dans cette période, un public plus vaste à travers de nouveaux moyens de communication comme la radio.

Il est très intéressant de suivre la ligne discursive reliant les idées du nationalisme — en tant que naissance d’un être national — et les idées du nazisme. La position neutre de La Prensa et de La Nación, au début du siècle, deviendra à partir de 1935 une très claire position libérale qui prend parti pour Dreyfus. La période nationaliste de 1906 à 1935 est caractérisée par un mouvement d’architectes, peintres, romanciers, poètes, essayistes, qui se lancent dans une redécouverte du passé colonial en laissant de côté le cosmopolitisme européen. L’architecture coloniale est à la mode, on écrit des ouvrages à racines hispaniques, car elles constituent l’origine de la condition argentine. Des intellectuels de droite militent au Parti Radical, le parti de la bourgeoisie des professions libérales. Le gouvernement réprime le soulèvement ouvrier de 1919 connu, à l’époque, comme « la semaine tragique ».

[23] La culture française ayant une forte influence sur les intellectuels argentins, il en découle naturellement que la droite française a exercé une emprise et que ces intellectuels se sont considérés héritiers de Charles Maurras, personnage contradictoire qui séduit avec son idéologie de patriote fascinant, ancré dans le passé et la tradition. Maurras et Barrés ont établi l’idée d’un juif n’étant coupable qu’en sa condition d’idéogramme. En Argentine, les juifs ont été détestés dans le style de Barrès et non pas de celui de Drumont.

GÖDDE-BAUMANNS, Beate. Visions contemporaines et visions postérieures de l’affaire Dreyfus en Allemagne In : L’affaire Dreyfus et l’opinion publique : en France et à l’étranger 
p. 229-243
http://books.openedition.org/pur/16524

Autant que l’affaire Dreyfus elle-même, sa perception et son interprétation par ses contemporains allemands ont été marquées par l’antagonisme franco-allemand de l’époque. Si la guerre franco-allemande et le traité de paix conclu en 1871 avaient, des deux côtés, approfondi l’antagonisme national, l’établissement de la République en France y avait ajouté un nouvel élément idéologique. A l’opposition des puissances, séculaire en principe, différente de fait d’une époque à l’autre, s’était jointe l’opposition des systèmes politiques : d’un côté la monarchie constitutionnelle, alors le modèle prédominant en Europe, et de l’autre la République — la seule parmi les grandes puissances de l’époque. En Allemagne cette nouvelle opposition idéologique avait des effets doubles et contradictoires. Elle soutenait une ambivalence qui caractérisait depuis longtemps l’attitude des Allemands envers la France, considérée souvent comme adversaire et figurant aussi souvent comme modèle. Dans les milieux prédominants de l’Empire allemand, la crainte, voire l’horreur de la République augmentait l’hostilité envers la France qui, malgré sa défaite, resta — dans la pensée allemande — l’ennemi héréditaire, toujours dangereux. Les Allemands ne partageaient point en effet l’idée qu’on se faisait alors en France de l’hégémonie allemande en Europe. Mais dans les milieux de gauche, c’est-à-dire chez la minorité républicaine des libéraux et chez les socialistes, la France républicaine avait repris le rôle joué auparavant par la France révolutionnaire : c’était le modèle du progrès politique. Le terrain pour les différentes réactions allemandes face à l’affaire Dreyfus était donc préparé bien avant que celle-ci ne commençât.

Tandis qu’en France l’intérêt pour l’Allemagne avait nettement grandi après la défaite de 1870, la victoire allemande n’avait guère diminué l’attention que les Allemands prêtaient d’habitude à la France et notamment à tout ce qui avait la moindre relation avec l’Allemagne. D’où le grand retentissement de l’affaire Dreyfus en Allemagne. Dès le début, le public allemand en a été bien tenu au courant.

Il avait fallu que l’affaire se déroule en France pour qu’elle acquière une portée universelle ; la France renouait ainsi avec son « glorieux passé », et elle donnait l’exemple aux démocrates de tous les pays où l’injustice était au pouvoir

COQUIN, François-Xavier. Les échos de l’affaire Dreyfus en Russie In : L’affaire Dreyfus et l’opinion publique : en France et à l’étranger
p. 255-270
http://books.openedition.org/pur/16528

[39]   Car la presse russe avait plus d’une fois manifesté envers la France une sévérité nullement inférieure à celle de la presse étrangère, et l’alliance franco-russe, que personne au demeurant ne songeait à remettre en cause, n’avait guère incité à l’indulgence. Mais ces critiques, si acerbes fussent-elles par moments, n’excluaient pas une évidente sympathie, déçue parfois, mais jamais démentie, pour une alliée en difficulté qui continuait à faire figure pour beaucoup de référence obligée. Ainsi les publicistes ne s’étaient-ils pas privés de souligner le pharisaïsme des indignations en provenance de l’étranger, où de pareilles affaires étaient le plus souvent étouffées, si bien que les débats au grand jour dont la France était le théâtre représentaient davantage un signe de santé que de faiblesse. De même, chaque percée dans cette quête obstinée de la vérité était-elle saluée comme il se devait : il avait fallu que l’affaire se déroule en France pour qu’elle acquière une portée universelle ; la France renouait ainsi avec son « glorieux passé », et elle donnait l’exemple aux démocrates de tous les pays où l’injustice était au pouvoir. Et le sénateur Zakrevskij n’était pas le seul à regretter de s’être montré trop sévère dans une affaire qui faisait finalement honneur à la France et à son peuple si cher à toute l’humanité, etc, etc. Bref, « noblesse oblige », et l’indignation ressentie était donnée pour un hommage indirect à la France qui avait une fois de plus montré la voie dans cet affrontement exemplaire entre république démocratique et la réaction, cléricale on non, qui dominait de longue date le continent européen.

Un tel intérêt n’était pas pour surprendre : l’affaire Dreyfus recoupait en effet bien des clivages politiques et idéologiques propres à l’empire tsariste lui- même : l’antisémitisme, bien sûr, mais aussi le heurt entre tradition et modernisme, ou encore le combat des libéraux pour un Etat de droit. Aussi cette affaire y avait-elle trouvé un écho considérable au point de susciter en Russie un camp dreyfusard et un camp antidreyfusard, le plus bruyant peut-être, mais pas forcément le plus influent. Prendre position en faveur de Dreyfus permettait à l’opposition libérale et socialiste, et à toutes les « forces de progrès » (comme elles s’appelaient) de poursuivre à mots couverts la lutte contre le régime autocratique, et d’exposer sans grands risques, à travers la défense de Dreyfus, leur propre credo politique. C’est pourquoi l’Affaire n’avait pas tardé à devenir comme un signe de ralliement et de reconnaissance au sein de l’intelligentsia russe, dont elle renforçait la cohésion et la détermination. Ainsi avait-elle animé, dans un empire réputé globalement antisémite, tout un courant favorable à la levée des discriminations dont les juifs étaient l’objet, annonciateur des mesures de 1905-1906.

« Dans cette désormais historique affaire Dreyfus, l’Europe entière a défendu l’esprit de la France contre la France elle-même »

STENGERS, Jean. La Belgique, un foyer de dreyfusisme In : L’affaire Dreyfus et l’opinion publique : en France et à l’étranger
p. 273-290
http://books.openedition.org/pur/16531

[44] La France, c’est cependant surtout la maîtresse culturelle de la Belgique. C’est sur ce plan aussi — le plan littéraire, oserait-on presque dire — que la Belgique intellectuelle vibre à l’affaire Dreyfus. Que de belles pages à admirer ! Un professeur de l’Université de Bruxelles le souligne : « Pour ne rien dire des écrits d’Emile Zola, que les futurs historiens de la littérature catalogueront pieusement parmi les pamphlets les plus poignants du XIXe siècle,… qui donc n’admirerait l’argumentation pathétique et pressante de M. Joseph Reinach, la noble éloquence de M. Jaurès, les sarcasmes de M. Mirbeau, la splendide amertume des articles de M. Clemenceau, où tant de passion est concentrée sous l’atticisme de la phrase ? Qui ne rirait en voyant pleuvoir, sur la troupe effarée des réactionnaires, les flèches aiguës et dorées de M. Anatole France ?».

Admirer, c’est aussi aimer. La France, avec laquelle tant de Belges vivent en symbiose, est un pays que, dans les milieux de gauche avant tout, mais aussi au-delà, l’on aime. Ce n’est qu’au moment du procès de Rennes, et de son issue, que l’on observe une réaction anti-française, au demeurant très courte.

Le procès lui-même avait fait souvent une impression déplorable. Ce qu’il révélait de la conduite des chefs militaires français créait une sorte d’effarement. « On pense vraiment rêver », écrivait l’Indépendance Belge, « il faut se tâter pour croire possibles et réels un tel amas de turpitudes, un aussi monstrueux ensemble de méfaits, une telle accumulation de bêtise, de vanité, d’infatuation, de bassesse morale, de criminalité férocement consciente ! ». Et le journal de mettre en cause — ceci était nouveau — la France elle-même : « Cette stupéfiante affaire est une des pages les plus profondément honteuses qui ternisse l’histoire du peuple français »

Après le procès, que dire du verdict ? Les journaux libéraux et socialistes manquent d’adjectifs pour qualifier cette « iniquité monstrueuse », ce « défi au bon sens et à la conscience universelle », ce « monstrueux monument d’illogisme ». Mais c’est de la France aussi que l’on parle. « Le malheur est sur la France, la raison et la générosité se sont retirées d’elle ». « Nos cœurs ne sont pas seulement en deuil pour le bon renom de la France. Il est douloureux d’avoir à l’avouer : cette journée du 9 septembre 1899 est, au point de vue moral, une journée aussi néfaste que celle de Sedan ».

[…]

[55] La différence majeure avec la France, cela va de soi, est que les Belges ne se sentent pas de responsabilités, ni dans un sens ni dans un autre, dans une affaire qui se déroule en dehors de leur pays. C’est ce qui explique, nous l’avons dit, le silence des catholiques dreyfusards : pourquoi désavouer leur journaux au risque de diviser leur camp ? Mais sans porter de responsabilités, beaucoup de Belges ont conscience de participer à un mouvement large, qui a de l’importance, un « mouvement de la conscience universelle ». « Dans cette désormais historique affaire Dreyfus », écrivait Emile Verhaeren, « l’Europe entière a défendu l’esprit de la France contre la France elle-même ». L’attaché militaire français à Bruxelles, Haillot, voyait évidemment les choses autrement : pour lui, comme il le disait dans une lettre d’avril 1898, « tous les éléments hostiles à la reconstitution morale et matérielle de la France, tous sans exception, paraissent se donner la main tout autour de nos frontières pour humilier notre orgueil national ». Mais le vrai bilan était dressé par d’autres, beaucoup plus justement. C’était un bilan noble que dressait Paul Hymans, qui avait en lui l’âme d’un homme d’Etat, au moment du procès de Zola. Il écrivait : « Le drame judiciaire qui se déroule actuellement à Paris aura eu, malgré ses scandales et ses tristesses, un effet salutaire en passionnant le inonde entier : c’est de former et d’éveiller une conscience publique universelle, sans distinction de races ou de nationalités, qu’émeut la violation du droit, où qu’elle se produise. C’est une chose remarquable et que le XIXe siècle aura été le seul jusqu’aujourd’hui à nous montrer, que ce phénomène unanime de toute l’Europe et l’Amérique pensantes, du monde intellectuel international s’unissant dans un élan et une voix pour affirmer son respect du droit méconnu en la personne d’un seul homme, à l’occasion de faits qui regardent un seul peuple, un seul pays… Rien ne démontre mieux l’immense progrès moral accompli depuis cent ans que cette solidarité des consciences, que cet attachement instinctif, généreux, se manifestant avec une si éclatante unanimité aux garanties protectrices du droit ». 

Hymans était un typique dreyfusard belge.

LAGRÉE, Michel. Conclusion In : L’affaire Dreyfus et l’opinion publique : en France et à l’étranger 
p. 343-346
http://books.openedition.org/pur/16541

[5] La part importante des contributions à ce colloque, étrangères et/ou portant sur l’étranger, est un peu supérieure à celle observée dans le courrier reçu par la famille Dreyfus. Plusieurs enseignements peuvent en être tirés, à commencer, s’il en était besoin, par l’importance des liens culturels que la France entretenait avec des pays — à tout le mois avec leurs élites — parfois bien éloignés. L’intérêt pour le débat franco-français naît de la contradiction entre d’un côté l’image convenue de la Nation-phare, porteuse des principes de 1789 et de l’autre, la forfaiture et la haine antisémite. L’écho planétaire de l’Affaire traduit à la fois le prestige, encore considérable, de la France et de la culture française à l’époque, et la déception, la frustration, souvent le scandale. On aura observé, chemin faisant, que les temporalités peuvent être différentes, et que l’onde planétaire ne s’est pas propagée au même rythme : le décalage entre l’Allemagne, qui réagit dès 1894, et l’Argentine, près d’une génération après, ne tient pas seulement à la proximité géographique ou au degré d’implication, mais aussi à la disponibilité différente à l’attention, elle-même liée à l’évolution sociale. Ce tour du monde nuance un peu l’opinion souvent admise d’un quasi monopole du dreyfusisme à l’étranger, comme si l’anti-dreyfusisme n’était pas un article d’exportation. Si la tonalité pro-Dreyfus semble effectivement dominante, y compris dans des pays d’Europe orientale où l’antisémitisme est pourtant virulent, il existe aussi, ça et là, de solides noyaux antidreyfusards, en général liés aux sphères les plus intransigeantes du catholicisme, en contraste avec les prudences du Vatican.

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