Paris : L’Harmattan, coll. « Recherches Amériques latines », 2011. EAN 9782296549517 Prix 32EUR 338 p.

Quatrième de couverture

De la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, plus d’une dizaine d’auteurs hispano-américains de nationalités très diverses ont adopté le français comme langue littéraire sans pour autant renoncer à l’espagnol. Oubliés ou considérés comme des cas exceptionnels, ces écrivains participent à un mouvement collectif visant à émanciper la littérature hispano-américaine de l’héritage colonial par le biais d’un rapprochement du français tout aussi linguistique qu’imaginaire. Loin de se satisfaire d’une simple addition de monographies, ce livre offre une approche transversale et pluridisciplinaire qui restitue toute la complexité du phénomène.

A partir de l’analyse de la domination symbolique que la France exerçait sur les jeunes républiques hispano-américaines, fondée sur le puissant mythe de la latinité, l’auteur retrace les principaux éléments historiques et littéraires qui permettent d’établir l’existence d’une véritable tradition bilingue, insistant sur la double réception des auteurs. Il cherche aussi à comprendre les motivations et les modalités du changement de langue, ainsi que les expressions du dédoublement provoqué par l’écart symbolique, culturel et grammatical entre les deux univers linguistiques. Il analyse, enfin, la spécificité de l’écriture bilingue à travers l’étude des interférences, des autotraductions  et des différents projets esthétiques qui tentent de donner corps à une « troisième langue » franco-espagnole.

Le résultat est une étude ambitieuse qui approfondi notre compréhension d’une période décisive de l’évolution culturelle de l’Amérique hispanique et révèle le caractère pluriel de la langue – à la fois instrument de création, expression de l’identité, et source de représentations idéologiques et imaginaires.

Marcos Eymar
Marcos Eymar (Madrid, 1979) a obtenu son doctorat en littérature générale et comparée à l’Université de Paris-III où il a aussi assuré des cours. Après avoir enseigné la littérature et la culture hispaniques à l’Université d’Amiens, il assure actuellement des cours çà l’Université d’Orléans. Il est l’auteur d’une dizaine d’articles sur le bilinguisme, la traduction, la médiation culturelle et la littérature hispanique contemporaine.

SOMMAIRE 
PREMIÈRE PARTIE. LA LANGUE PARTAGÉE 
Chapitre I. Une patrie mentale : La France et la formation de l’identité hispano-américaine
1. L’Amérique hispanique et le problème de l’autonomie linguistique
2. « La plus grande colonie française dans le domaine de l’esprit »
Chapitre II. La tradition du bilinguisme littéraire franco-espagnol
1. Une tradition bilingue ?
2. Deux précurseurs antagoniques
Nicanor della Rocca Vergalo (1846-1919) : bilinguisme et excentricité
José-María de Heredia (1842-1905) ou le nouveau conquistador
3. La poésie d’école (1890-1918)
4. La génération de la Revue de l’Amérique Latine (1918-1950)
5. Les écrivains bilingues des avant-gardes
DEUXIÈME PARTIE. LA LANGUE DIVISÉE
Chapitre III. Le changement de langue

1. Le problème de l’alternance
2. La découverte de la langue de l’autre
3. Images de la langue
Chapitre IV. Le drame de l’écrivain bilingue
1. L’écrivain bilingue et son double
2. Figures du dédoublement
TROISIÈME PARTIE. LA LANGUE PLURIELLE
Chapitre V. Le rêve d’unité : la troisième langue franco-espagnole

1. La quête linguistique des origines
2. Les projets d’interlangue franco-espagnole
La réforme de Nicanor della Rocca Vergalo
et le fantasme de la langue maternelle
Rubén Darío et le gallicisme mental
La polémique du néo-espagnol
Le Créationnisme et la langue première des Avant-gardes
Chapitre VI. L’écriture bilingue
1. Une troisième langue bilingue ?
2. Mouvements de l’écriture bilingue : Intégration/ désintégration
3. Association/dissociation
4. Déterritorialisation / Reterritorialisation
5. Vers une typologie des écritures bilingues 
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE


EXTRAIT pages 25-27

Une patrie mentale
La France et la formation de l’identité hispano-américaine

1. L’Amérique Hispanique et le problème de l’autonomnie linguistique

L’émergence de la langue/nation


Le lien complexe entre la langue et la littérature ne concerne pas seulement la relation intime qu’un écrivain entretient avec son moyen d’expression artistique, mais aussi les valeurs politiques et idéologiques attachées à toute langue en tant qu’expression privilégiée de l’identité individuelle et collective. Le «shibokth» biblique constitue une illustration dramatique de la façon dont la différenciation linguistique peut servir de critère génocidaire. En grec le terme « barbare » fait référence, on le sait, au balbutiement incompréhensible des peuples étrangers. De tout temps, la langue a été l’un des principaux éléments permettant à une communauté humaine d’affirmer sa spécificité. Cependant ce n’est qu’à l’Âge Moderne (XVè-XVIIè siècle), au moment où s’amorce la constitution des états européens, que la défense er la codification des langues commencent à devenir un enjeu politique. Peter Burke décrit cette période comme « l’âge de la  découverte de la langue », mais précise qu’on ne peut parler pour autant de nationalisme linguistique au sens où on l’entend aujourd’hui, mais plutôt d’étatisme : le but était de consolider la puissance de l’État, et non d’unifier une nation.

L’idée que tous ceux qui habitent dans une nation doivent parler une même langue naît avec la Révolution de 1789, qui signe le début des « politiques de la langue ». À cet égard, le rapport que Henri Grégoire présente à la Convention de 1794 sous le titre de Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française constitue un véritable tournant. Pour la premiére fois, le but explicite du pouvoir est dutiliser la langue comme un moyen de fondre tous les citoyens dans une seule masse nationale. 

Au XIX siécle l’utilisation politique des langues atteint une intensité particuliére avec la création des identités nationales. Ce phénoméne complexe, expression des bouleversements politiques, économiques et esthétiques de l’époque, implique « une série de déclinaisons de l’âme nationale et un ensemble de procédures nécessaires à leur élaboration ». Parmi les éléments symboliques et matériels indispensables à Ia constitution d’une nation figurent une histoire établissant la continuité avec les grands ancêtres; une série de héros et de sagas; des monuments et des musées; un folklore, une mentalité et un paysage typiques, des symboles propres comme un hymne ou un drapeau… et, bien entendu, une langue.

Herder, avec d’autres philosophes allemands comme Fichte, Humboldt ou Schlegel, est un des premiers à poser l’équivalence entre langue et nation. Sa philosophie a une énorme influence sur le développement des nationalismes au cours du XIXe siécle. Pour Herder, c’est dans le génie de Ia langue que réside l’âme de la nation. Chaque langue, selon lui, « est l’expression vivante, organique, de l’esprit d’un peuple, la somme de l’action efficiente de toutes les ames humaines qui ont constitué au fil de siécles ». Toutes les langues constituent done des manifestations dune grande ame primitive et possédent la méme legitimité.

Cette conception s‘opposait frontalement a l’hégémonie incontestée dont le francais jouissait partout en Europe au XVIII siécle. Le frangais était devenu presque une seconde langue maternelle en Allemagne ou en Russie dans les milieux aristocratiques, et elle était unanimement considérée comme la langue de la conversation et de la civilité. Sa suprématie ne s’exergait pas par le biais de la domination politique ou militaire, mais par la croyance partagée en son universalité, selon un modéle fondé et calqué sur celui du latin. « Ce n’est plus la langue frangaise, c’est la langue humaine» déclare Rivarol dans son célébre Discours de l’universalité de la langue francaise (1784).

Cette affirmation est d’autant plus paradoxale que le francais était la premiére langue européenne a devenir une « langue nationale », Herder s‘insurge contre une conception qui fait d’une seule langue, le frangais, l’incarnation de l’âme universelle. Selon lui, la seule facon d’accéder l’universel est d’étudier chaque langue en tant qu’expression unique et inassimilable de l’humain. A un universalisme reposant sur la prééminence d’un modéle unique et exclusif de toute autre formation culturelle, il substitue un universalisme posant l’égale dignité de manifestations différentes d’une méme essence.

La philosophie herderienne a eu leffet d’une véritable révolution esthétique dans toute l’Europe. L’équation entre la langue et la nation a placé les revendications linguistiques au centre du processus de constitution des identités nationales. Désormais, toute communauté aspirant à devenir une nation se doit de trouver une langue propre. La formulation initiale « la nation existe puisqu’elle a une langue » est inversée et remplacée par la devise : « La nation existe, donc il faut lui trouver une langue ».

Les guerres d’indépendance en Amérique latine, qui se sont déroulées dans les premières décennies du XIXè siècle, sont contemporaines de la création d’identités nationales en Europe. Néanmoins, il y a une différence importante entre les deux processus d’émancipation : les pays de l’Europe centrale, orientale et scandinave avaient une langue propre à revendiquer, même si leur codification et systématisation ont souvent relevé d’une véritable opération d’ingénierie linguistique. Réinventées plus où moins laborieusement, ces langues constituaient tout de même un moyen d’expression qui permettait une différenciation immédiate vis-à-vis de l’ancien occupant. Dans les pays de l’Amérique hispanique, en revanche, la seule langue littéraire à la portée des Iettrés était la langue de la métropole. Même dans les pays où il existait des langues indigènes assez répandues — comme le Pérou, le Mexique ou le Paraguay — leur adoption comme langue littéraire nationale n’était tout simplement pas envisageable. L’élite des écrivains et des intellectuels étant des descendants des Espagnols, la langue et la culture indigènes leur demeuraient étrangères ; elles étaient considérées le plus souvent comme des manifestations inférieures d’une culture primitive.

À première vue, l’absence de langue nationale distincte empêche d’interpréter le process us d’émancipation des anciennes colonies selon le modèle herderien. D’après Benedict Anderson, « la langue ne fut même jamais un enjeu dans ces premières luttes de libération nationale ». Pascale Casanova souscrit à cette thèse et affirme que les mouvements d’indépendance sur le continent américain sont la conséquence de la diffusion des Lumières françaises : « Ces revendica tions indépendantistes s’appuyaient sur la critique des « anciens régimes » impériaux, et ignoraient tout de la croyance populaire herderienne, fondée sur la nation, le peuple et la langue ».

Ces affirmations  nous  semblent  discutables. Tout d’abord,  il  n’y  a  pas d ‘opposition tranchée entre la philosophie des Lumières et les théories de Herder. D’une part, l’idée même de « langue nationale », on l’a vu, est la conséquence directe de la Révolution de 1789 ; d’autre part, le philosophe allemand est aussi un héritier des Lumières puisqu’il critique l’oppression et la tyrannie, défend résolument le progrès de la raison et de la liberté et va même jusqu’à composer un Hymne au 14 juillet 1790. L’influence des idées des Lumières, déterminante dans l’Amérique hispanique, a aussi inspiré les révolutions nationalistes en Europe.


Lire sur google livres  p. 27


De la langue à la pensée scientifique, en passant par la mode et le droit, il n’y a pas de sphère de la vie culturelle et intellectuelle où l’influence française ne soit pas prédominante

 

EXTRAIT
pages 35 à 43 

Pour Sarmiento, Ugarte et une large partie des intellectuels de l’époque, le français ne représente pas une menace pour l’autonomie culturelle de l’Amérique hispanique ; il constitue, au contraire, un instrument pour la développer, celle-ci n’étant pas un patrimoine à préserver, mais une utopie à inventer. Cela explique le caractère « cosmopolite » du nationalisme hispano-américain. Contrairement à un lieu commun diffusé par les critiques hispano-américains eux-mêmes, les écrivains bilingues francophones n’étaient pas des traîtres de la cause américaine ; leur démarche créative participait pleinement de leffort de recherche d’une expression littéraire et linguistique originales.

Il faut toutefois noter une évolution significative dans cette entreprise d’émancipation culturelle. Si chez Sarmiento elle se traduit par une hostilité ouverte vis-à-vis de l’Espagne, celle-ci cède progressivement sa place à une volonté d’entente pan-hispanique, accompagnée de l’affirmation du rôle central de l’Amérique dans l’évolution de la langue. L’opuscule Un congreso de la lengua castellana (1935), de Garcia Calderén, représente le rminus ad quem de ce glissement. Après avoir écrit de nombreux livres de fiction en français et plaidé dans El nuevo idioma castellano (1926) pour un assouplissement de l’espagnol sur le modèle du français, l’écrivain péruvien en vient à proposer l’organisation d’un Congrès pan-hispanique dont l’un des principaux objectifs consisterait à « adopter officiellement une même grammaire et un même livre de premières lectures afin d’unifier des mentalités distinctes.» Dans sa justification du projet, Garcia Calderén évoque avec ironie les excès du purisme hispano-américain, mais il prend aussi acte de l’échec des tentatives réformatrices que nous avons évoquée: « De belles aventures, sans doute, dignes de notre Amérique libre, mais aussi des échecs cuisants. Peut-être que la langue espagnole est incorruptible, comme Rivarol laffirma à propos de la syntaxe française. Et nous revenons à ce castillan œcuménique, à cette « langue générale », comme nous aïeuls appelait le quechuas».

Ce constat d’échec n’implique pas un alignement inconditionnel sur les positions de la Real Academia. Garcia Calderén vante l’« élargissement » (censanchamiente ») de l’espagnol accompli par Rubén Dario, ainsi que l’attitude hispano-américaine consistant à ne pas avoir peur « des vitalités luxuriantes de la langue ». Sa francophilie militante s’exprime aussi dans le fait que le siège proposé pour ce premier congrès n’est autre que… Paris ! Tout se passe alors comme si l’adoption du français en tant que langue seconde n’était pas seulement un moyen de s’affranchir de la mainmise linguistique de l’Espagne, mais aussi une façon de régénérer l’espagnol en vue d’une réconciliation définitive avec cette langue.

Comment expliquer que le français ait pu jouer ce rôle paradoxal non seulement dans l’œuvre des auteurs bilingues, mais aussi, plus largement, dans l’évolution culturelle du Continent ? La réponse à cette question exige d’aborder l’influence extraordinaire que la France a exercée sur l’Amérique hispanique à partir des Guerres d’Indépendance.


2. « La plus grande colonie française dans le domaine de lesprit » 

La deuxième conquête de l’Amérique


«Nous n’avons créé quelque chose d’authentique qu’au moment où nous avons commencé à imiter la France, et un jour il faudra expliquer cette fécondation à distance »

«Nous n’avons d’âme propre, mais une vibration énergique et constante de l’âme française »: cette phrase, écrite «sans exagération» par un publiciste mexicain au début du XXe siècle, donne la mesure de l’influence de la France sur l’Amérique latine à partir du début du XIXe siècle, au point que certains historiens n’hésitent pas à parler d’une « deuxième conquête » de l’Amérique ibérique. Or, celle-ci, réalisée avec la connivence des élites dirigeantes issues des guerres d’indépendance, est d’autant plus surprenante qu’elle se fait, dans une très large mesure, à linsu de la puissance colonisatrice. Aussi bien en termes de peuplement que d’échanges économiques avec les nouvelles républiques américaines, la France reste en retard par rapport à d’autres grands pays européenss, Dans un article publié dans El Nuero Merurio, Remy de Gourmont déplore cette circonstance : «Ils ont nos idées, non seulement littéraires, mais aussi politiques, sociales et religieuses. De telles sympathies sont vraiment gratuites, puisque nous ne faisons rien pour les mériter (…) Notre avenir colonisateur était peut-être là plutôt qu’au Congo ou dans le Tonkin. » Cependant, en dépit de l’incurie dénoncée par Gourmont, l’hégémonie culturelle de la France est incontesté «Nous avons été, nous sommes la plus grande colonie française dans le domaine de l’esprit» proclame l’écrivain équatorien Gonzalo Zaldumbide. Ou, comme exprime encore le critique Manuel Ugarte

La France fut le tuteur intellectuel de ces pays neufs et il lui doivent tant par le resplendissement des idées dont elle les réchauffa pendant leur prime jeunesse que nul ne sétonnera qu’ils aient pardonné le dédain et la coquerrerie de la mère orgueilleuse, encline à ignorer l’amour de la colonie intellectuelle née à son insu de l’autre côté de l’océan.

Les  motivations  d’un  tel  engouement  unilatéral  pour  la  France  sont complexes. Outre les raisons positives évidentes – les Lumières, la Révolution de 1789, l’habilité à produire des écoles artistiques bien définies -, il faut prendre en compte les raisons négatives : la France n’étant pas l’Espagne, elle offrait, selon l’expression de Pierre Rivas, un « détour qui permettait de contourner l’aliénation ibérique pour  faire enfin retour vers la terre natale américainet » ; en même temps, n’étant  pas  anglo-saxonne,  elle  permettait  aussi  de  s’opposer  à  l’influence grandissante  des  Etats-Unis  sur  les  affaires  du  continent  américain. Plus généralement, l’influence française était présentée comme une manifestation de la plasticité et de la capacité d’assimilation de peuples jeunes  et  désireux  d’avenir. Selon Manuel de la Cruz, l ‘Amérique hispanique, contrairement à l’Espagne, « n ‘a pas peur de l’influence, mais la  sollicite  (…)  avec  sa  soif  inextinguible  de progrès. »

Si l’influence française sur tous les écrivains hispano-américains entre 1800 et 1950 est évidente, elle l’est encore plus chez les écrivains hispano-américains bilingues. Ceux-ci ne se satisfont pas d’adapter la langue et les modèles littéraires français ; à travers de nombreux poèmes patriotiques à l’honneur de la France, ainsi que des articles et des ouvrages théoriques consacrés au génie français, ils offrent une image remarquablement homogène de leur pays d’adoption, en même temps qu’une réflexion élaborée sur les liens privilégiés qui unissent la France aux républiques américaines.   

Dans  un  article  sur  l’Equateur  et  la  Grande  Guerre,  Rendon  cherche  à comprendre pourquoi la France « a eu, par-dessus toutes les nations de l’Europe, le don d’éblouir les esprits et de charmer les cœurs » des hispano-américains, faisant en sorte que ceux-ci n’ont « jamais cessé de l’aimer, de l’admirer, d’accourir vers elle » :

Et pourrait -il en être autrement ?

Dès sa naissance, avec la langue maternelle, celle que l’Équatorien entend parler couramment autour de lui, cest le français que bientôt il apprendra à son tour. À ses oreilles, résonnent sans cesse les commentaires qu’au cercle de famille on fait de la vie à Paris, de ses sports, de  ses  spectacles, et  de ses  livres . Ses  regards  s’habituent  à  contempler  les gravures des jourmaux parisiens dont on copie les dernières modes. Plus tard, à l’école, avec son admiration pour les prouesses de Bolivar, grandit son enthousiasme pour l’épopée où un empereur, guerrier plus grand qu’Alexandre et que César, fit marcher tous les souverains de l’Europe derrière le char triomphal de la France. Approfondissant l’étude de l’histoire de la grande nation dont le noble caractère, les hauts faits, les innombrables héros et les génies sublimes le ravissent, l’Équatorien devenu un adolescent voit dans le Peuple Français celui que la Providence désigna pour faire connaître aux hommes leurs droits résumés dans sa devise : berté, égalité, fratemité, celui où prit sa source le courant irrésistible vers l’indépendance américaine, et, à la chaleur de ses sentiments démocratiques, il le salue comme le sérifable émancipateur de l’humanité. Plus tard, quand il a fait le choix d’une carrière ; avocat, il se rend compte que c’est le æde de Napoléon qui a servi de modèle aux législateurs de son pays; médecin, il étudie sa science dans les ouvrages où rayonne la gloire de cette pléiade bienfaisante en tête de laquelle se dressent les figures surhumaines de Claude Bemard et de Pasteur. Aussi, le jour où il est appelé aux fonctions publiques, lorsqu’il se voit investi d’un mandat législatif, estil tellement imprégné d’influence française que nécessairement ses regards se tournent du côté de la France pour y chercher la lumière qui éclairera son patriotisme

Si nous avons retranscrit cette longue citation, cest qu’elle montre parfaitement la diversité des domaines dans lesquels s’exerce l’ascendant de la France. De la langue à la pensée scientifique, en passant par la mode et le droit, il n’y a pas de sphère de la vie culturelle et intellectuelle où l’influence française ne soit pas prédominante. L’origine d’une telle hégémonie semble être les idées et les valeurs des Lumières. Comme le souligne Costa du Rels dans son essai La mission spirituelle de la Franc, « c’est en s’élevant contre l’autorité des Espagnols, et en s’éprenant, par contraste, du pays de la liberté, que le patriotisme américain prit une forme définitive.» Outre la diffusion d’ouvrages comme l’Engekpédie où L’histoire de l’Assemblée Constituante, a France eut une influence directe sur la formation des /bertadors comme Miranda, Bolivar ou San Martin. Qui plus est, «en marge de ses apports personnels, dont la liste est longue, la France préside spirituellement à l’aménagement administratif et juridique des États nouveau-nés» si bien que, comme l’écrit Arturo Uslar Pietri, l’histoire de l’Amérique latine depuis l’Indépendance « pourrait s’assimiler au long déroulement d’une lutte jamais interrompue, jamais abandonnée, pour réaliser les idéaux politiques proclamés par la Révolution française ».

Pour ces auteurs, l’influence française apparait comme un épisode fondamental dans la formation de l’identité hispano-américaine

Le modèle politique devient rapidement un modèle littéraire. «La constitution et les codes furent copiés de la France », écrit Garcia Calderôn, «comment pouvait-on faire autrement que d’imiter aussi la littérature ? » Cette évolution était d’autant plus inévitable que les premiers écrivains de l’Amérique indépendante, comme Bello ou Olmedo, étaient aussi des politiciens ct des législateurs importants. La démolition du centre colonial de villes comme Buenos Aires et son remplacement par des boulevards haussmanniens peuvent être vus comme une métaphore de ce qui commence à avoir lieu en littérature : la démolition des influences espagnoles qui représentent une littérature figée et l’adoption d’un urbanisme littéraire basé principalement sur des auteurs français.

En effet, à partir de l’Indépendance les courants poétiques français déferlent sur le nouveau continent. Le romantisme d’Hugo, Musset et Lamartine « fit sous le tropique de singuliers ravages. Aucun genre ne fut épargné, toute l’inspiration se dilua en une cataracte d’emphase et de lieux communs. » Comme le souligne lucidement Costa du Rels, cette poésie « constitue une sorte de réaction d’origine française, contre une influence révolutionnaire d’origine également française. ». Le Parnasse représente, à son tour, la réaction contre cette réaction. Pour le critique Francisco Contreras, c’est en s’adonnant à l’étude des maîtres parnassiens que Manuel Gutiérrez Näjera put, le premier, échapper aux « formules caduques » et aux «clichés usés» du romantisme6. Quant au symbolisme de Verlaine, «l’aboutissement naturel de la poésie française » selon Zérega Fombona, il donne naissance « par contagion et par influence, à toute la poésie d’une autre race? » à travers le moderniomo de Rubén Dario. Celui-ci est unanimement considéré comme le fondateur de la nouvelle littérature américaine, comme le « dernier Libertador», selon l’expression de Leopoldo Lugones. Si son Modernimo commence par être «un écho étranger », un reflet « des vents d’indépendance qui soufflaient de la France», il devient par la suite «une quête et une exploration des sujets américains », une véritable expression de l’originalité littéraire du Nouveau Continent.

L’influence française sur la poésie, dont nous n’avons fourni que quelques exemples révélateurs, se manifeste aussi dans les autres genres littéraires. Si Balzac ou Zola font figure de modèles pour le roman, des philosophes comme Comte, Taine ou Renan «se sont imposés à tous nos auteurs sans exception. » À défaut de pouvoir citer l’ensemble des écrivains ayant exercé un réel ascendant sur la littérature de l’Amérique hispanique, remarquons que l’influence française dépasse le prestige des écrivains et des écoles individuelles pour symboliser un ensemble idéal de qualités dont la littérature castillane était dépourvue.

Le bon goût, le sentiment de la justesse, l’élégance, l’analyse qui pénètre un à un les replis de la conscience, voilà des caractéristiques que seule possède la littérature française. Transportées dans nos pays elles rénovèrent le sang de la littérature espagnole, diluèrent sa lourdeur, émendèrent ses végérations excessives et transformèrent son aspect, comme une femme délicate métamorphose en boudoir galant le salon glacé et vicillot d’un château historique.

Bien entendu, cette fascination pour la littérature française ne manque pas de susciter des polémiques dans les milieux intellectuels. Ainsi, par exemple, un partisan du nationalisme intransigeant comme Lopez Portillo ÿ Rojas, fondateur de la revue La Répiblica literaria, déplore que « dominés par la magie des livres européens, nos poètes et nos romanciers fassent de la poésie et des romans de pur caprice, sur des sujets étrangers à la réalité de notre vie et de nos passions actuelles.» Or, comme nous l’avons déjà indiqué, la majorité des écrivains hispano-américains bilingues, ainsi que le reste des écrivains gallomanes, ne conçoivent pas l’influence française comme un moyen de se détourner de la réalité américaine. «Nous n’avons créé quelque chose d’authentique qu’au moment où nous avons commencé à imiter la France, et un jour il faudra expliquer ceue fécondation à distance » écrit Ventura Garcia Calderén. Et le critique Eugenio Diaz Romero de montrer que les jeunes républiques hispano-américaines ont « constitué une nationalité » grâce à la France qui leur « offrit sa sève abondante qui devait modifier leurs tendances » Comme le signale encore Blanco Fombona, « ce ne fut ni par simple curiosité, ni par simple snobisme que nous nous éprimes d’autres littératures, avant de créer la nôtre. Ce fut par une nécessité psychologiques ».

Pour ces auteurs, l’influence française apparait comme un épisode fondamental dans la formation de l’identité hispano-américaine. « C’est sous le signe de la France que nous avons appris à penser», déclare Gonzalo Zaldumbidet, Face à l’héritage historique et racial de l’Espagne, la France offre aux républiques américaines une sorte de filiation élective, une «patrie de l’esprit » qui comble l’absence d’une tradition intellectuelle propre. Costa du Rels résume ainsi le rôle de la France dans ce processus d’auto-affirmation :

De la Déclaration des Droits de l’Homme, on tira une sorte de Décalogue des Droits des Nations, Ainsi naquit le patriotisme américain. La haine de l’Espagnol —l’oppresseur — fut compensée par l’amour de la France, pays de liberté. Si par le sang, la langue et maints traits raciaux, l’Américain ne pouvait nier ses origines hispaniques, par contre, son âme et son esprit portaient, comme une feuille blanche, dans le filigrane, le visage recueilli de la France. Il serait difficile de trouver une preuve plus éclatante de la formule : « Mentalité, c’est nationalité. »

Le mythe de la latinité

La domination culturelle que la France exerce sur nos auteurs ne s’explique pas seulement par la portée historique de la Révolution de 1789 ou par la longue liste d’écrivains, d’artistes et de philosophes que ce pays a donnée au monde. Elle se fonde aussi sur toute une série de qualités, réelles ou supposées, qui la singularisent et lui confèrent une mission universelle. La France, « peuple élu par l’éternel », apparaît comme la patrie de l’équanimité, l’équilibre, la mesure, l’ironie etc. « Ces qualités », explique Garcia Calderon, « qui peuvent être ou devenir des limitations voulues, restent inappréciables pour tracer, ainsi que dans l’ancienne Hellade, les dimensions exactes de l’homme » Au cœur de l’image idéalisée de la France, on trouve l’idée que ce pays est le seul véritable continuateur de la civilisation grecque et latine. « Parmi tant de pays romantiques » écrit l’auteur péruvien «la France reste, par exception, la gardienne d’un équilibre antique dont elle est la seule héritière ».. Pour Costa du Rels, la France « C’est Athènes, c’est Rome… Un trésor vingt fois séculaire d’acquisitions spirituelles que la France a recu, gardé, enrichi et retransmis au monde ». Cela explique la «déterritorialisation » de son influence : « Pour les latino-américains la France n’a pas de frontières : son empire est celui du génie latin »

L’image et l’ascendant de la France dans l’Amérique hispanique pendant la période que nous étudions sont inséparables de la création et de la diffusion du concept de «latinité». Il semblerait que l’application de ce concept aux républiques américaines à travers l’expression « Amérique latine » ait été inventée par des Américains exilés à Paris autour de 1856. L’objectif d’un tel concept était, dès le départ, de s’opposer à la mainmise des États-Unis sur tout le continent. Dans le poème « Las dos Amérieas » (1856), le poète Torres Caicedo proclame: «La race de l’Amérique latine/ a en face la race saxonne/ Ennemi mortel qui menace déjà/ de détruire sa liberté et sa bannière. » Comme le signale Carlos J. Alonso, «le menaçant mythe historique du pan-américanisme devait être contrecarté par une création parallèle, un autre récit culturel capable d’organiser une réalité mythique et poétique propre à l’Amérique latine.

Le terme d’Amérique latine fut ensuite adopté par la France de Napoléon III, à la veille de l’expédition franco-européenne au Mexique. Selon Guy Martinière, le premier ouvrage français à utiliser cette dénomination fut celui de Charles Calvo, historien et diplomate, publié en 1862. Elle fut reprise par Michel Chevalier, l’idéologue officiel du régime, qui la mit au service du grand dessein politique de l’empereur : créer une grande alliance latine et catholique, capable d’enrayer le déclin de l’Espagne, de l’Italie et du Portugal afin de contrer la montée en puissance des nations protestantes ou dissidentes — la Russie, la Turquie, la Prusse et les États-Unis. Il fallait donc « s’unir en Europe pour aider les nations latines, soeurs d’Amérique, à trouver cette voie du progrès que la France a découverte par elle-même. »

La latinité apparaît donc comme un concept « de réaction, c’est-à-dire à la fois second et dialectique », censé s’opposer «à l’émergence ou à l’impérialisme d’autres concepts géo-politiques : pan-germanisme, pan-slavisme ou pan-américanismes, » Son caractère dialectique explique peut-être sa grande extension — il englobe volontiers, outre le monde latino-américain, le monde hellénique, les marches roumaines, mais aussi l’Afrique du Nord «latine » -, ainsi que ses fluctuations au gré des contextes idéologiques et politiques.

Contrairement à ce qu’affirme Pierre Rivas, les valeurs civilisationnelles de la latinité ne sont pas incompatibles avec des connotations raciales, voire racistes. La naissance même du concept d’Amérique latine, on l’a vu, a pour vocation de défendre la race latine face à la race anglo-saxonne. Chez les théoriciens du pan-latinisme «le Latin apparaît toujours avec des qualités ou des défauts connotés de […]

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