source : https://journals.openedition.org/dht/1473
La nouvelle de la découverte des aérostats à l’été 1783, se répand dans toute l’Europe et place la France à la pointe d’un progrès qui résonne dans un imaginaire culturel enraciné de longue date
Marie Thébaud-Sorger, « « Nation fière, nation légère… »
La France, l’Angleterre et l’invention des ballons à la fin du XVIIIe siècle », Documents pour l’histoire des techniques, 19 | 2010, 229-241.
Résumé
L’analyse comparée de la diffusion de l’aérostation dans les deux pays permet de saisir les différents paramètres qui interfèrent dans les circulations techniques. L’invention des ballons serait une invention vaine à l’image du trait de caractère « léger » des français. Or, produire un objet de ce type requiert des conditions techniques mais aussi culturelles et sociales particulières. Ainsi bien que possédant un marché très développé et le « génie mécanique », l’invention peine à se diffuser en Angleterre. Cet article souhaite mettre en évidence le rôle des représentations sur le développement effectif des techniques, des ressources et des entreprises. Alors que la découverte des frères Montgolfier est politiquement investie par Louis XVI, l’analyse comparée de deux entreprises de vol menées par souscription à Dijon et à Chester en 1784 et 1785, permettra d’avancer quelques hypothèses sur ces appropriations différenciées, avant d’évoquer la circulation effective des savoirs chimiques et des compétences techniques qu’elle met en œuvre de part et d’autre de la Manche.

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Sans doute au regard de la machine à vapeur tirant le cortège de la révolution industrielle, l’aérostat semble une invention futile, à l’image d’une aristocratie française en déliquescence, incapable d’investir et d’engager des réformes économiques d’envergure et se repaissant du spectacle des envols, fascinants et vains. Cependant, ce lieu commun des représentations des tensions entre l’Angleterre et la France au XVIIIe siècle résiste mal à l’analyse. Le but de cet article est de rappeler que l’aérostation fut une réalisation technique de pointe, inventée et développée en France, mobilisant des réseaux industriels et suscitant un large investissement politique, au-delà même du cercle royal et du gouvernement.
L’aérostation fait depuis peu l’objet d’un regain d’intérêt des historiens qui s’était tari après le bicentenaire de l’invention. Mais alors que le phénomène français a fait l’objet d’études qui portent sur l’événement dans la société française, l’aérostation outre-Manche a moins intéressé les historiens, hormis Richard Gillespie, le seul à avoir entrepris une étude comparative. Gillespie a mis en valeur la forte dissemblance des situations. Autant l’État en France et l’Académie des sciences prennent sous leur coupe le développement de l’invention des frères Montgolfier, tandis qu’un engouement accompagne la reproduction qu’un grand nombre de vols dans les villes de province, autant en Angleterre, les premiers vols habités sont menés par des aventuriers sans liaison avec les milieux savants.
Ce constat est exact et souligne des différences dans les modalités de la réception de l’invention. Des travaux récents ont montré l’émergence de cette attraction populaire, prodige pour les « middle class » et spectacle de science pour les masses. Si l’on peut nuancer, il n’en demeure pas moins qu’en se déroulant en plein air, ces expériences impliquent des audiences élargies, et que leur succès génère une économie culturelle active. Cette popularité des vols est source d’intérêt pour les historiens. Mimi Kim a repris, à travers l’aérostation, la question de la publicisation de la chimie, tandis que Paul Keen, en analysant la Balloonomania en Angleterre, met en évidence les écueils de la popularité, source de dévalorisation tant elle suscite la caricature des démonstrateurs et des vols. Comme d’autres auteurs, il fait l’analyse des lectures stéréotypées que ce phénomène a engendrées, mais n’ébauche pas de comparaison avec le cas français qui précède pourtant d’une bonne année l’irruption de cet engouement en Angleterre. Si la popularité des ballons produit une économie culturelle en partie identique, elle n’est en rien comparable dans la valeur qu’elle assigne à l’événement. Michael Lynn a, quant à lui, repris la question du financement des vols en décrivant dans, les deux pays, les stratégies de vente. Il évoque notamment les souscriptions pour ces expériences de « science populaire ». Cependant il nous semble que loin d’être uniquement commercial, l’utilisation de ce procédé soulève des questions qu’il n’aborde pas et qui sont relatives aux formes d’interaction entre les entrepreneurs et les milieux sociaux auxquels il s’adresse. L’analyse comparée de cette dynamique entre savants, entrepreneurs et publics est au centre de notre enquête. Elle permet de comprendre et de mettre à distance la construction des représentations attachées à l’aérostation française.
En quoi cet objet fragile, stupéfiant mais rétif aux usages immédiatement profitables, pourrait-il damer le pion aux Anglais ? Puisqu’elle ne permettait pas de maîtriser le territoire ni de susciter des infrastructures et des industries, la mobilité aérienne balbutiante devait-elle se satisfaire du seul enthousiasme, entre divertissement de foire et objet de luxe ? Produire un objet de ce type supposait de réunir des conditions techniques particulières, mais aussi de mobiliser un consensus culturel et social que l’analyse doit envisager, au-delà du cliché de l’inadaptation technique française aux inventions utiles ou du retard anglais pour la technique de pointe. Il s’agit aussi de réfléchir aux jeux complexes entre les représentations et le développement effectif des techniques, des ressources et des entreprises.. J’aborderai donc, dans un premier temps, la construction de cette concurrence franco-anglaise pour tenter ensuite une ébauche comparative de deux entreprises aérostatiques en France et en Angleterre, avant d’évoquer les circulations des savoirs autour de cette technique qui remettent en perspective le dynamisme continental.
La possibilité de s’élever dans les airs est devenue réalité, du coté d’Annonay, puis à Paris
Damer le pion aux Anglais

Le dédain anglais est bien identifié comme de la jalousie
Pour les pouvoirs européens, à fortiori l’Angleterre, il est certainement difficile de détacher l’invention de son contexte de légitimation premier. Cautionner la découverte serait reconnaître l’ingéniosité française. Des contre-feux s’allument pour tenter de minimiser le phénomène en réévaluant l’invention à l’aune de son utilité. La réticence anglaise se manifeste immédiatement à travers des caricatures qui ridiculisent la ballomanie française, comme dans The European magazine and London review, où l’on trouve mention d’un petit texte illustré de gravures aux traits sarcastiques, The aerieal traveller. Le champ technique transcrit l’affrontement traditionnel entre les deux puissances et la concurrence s’ouvre entre deux pays ennemis à l’assaut du pouvoir économique mondial. Jacques Henri Meister rapporte avec amusement l’inquiétude du poète Paul-Philippe Gudin de Brunellerie face au succès d’une invention « si propre à reculer les bornes de la monarchie comme celle de l’esprit humain », craignant que « l’Angleterre, notre rivale, ne s’en empare, ne la perfectionne avant nous et n’usurpe bientôt l’empire des airs, comme elle usurpa trop longtemps celui de Neptune ». Les deux puissances s’affrontent pour garder l’hégémonie sur les empires : aux mers s’ajoutent maintenant les airs. Certaines images prennent un tour plus nettement polémique, comme la caricature figurant un duel dans les airs ou encore représentant l’inventeur faisant des bulles de savon : une prouesse bien vaine… L’idée de la « nation légère » fait fortune, comme le prouve le grand succès rencontré par l’épigramme du comte d’Artois :
« Les Anglais, nation fière
S’arrogent l’empire des mers
Les Français, nation légère
L’empire des airs »
À lire le comte d’Artois, la France puise sa riposte dans la légèreté pour subvertir la critique, faisant de ce trait de caractère la source de sa créativité et de sa puissance. Or, n’en déplaisent aux Anglais, à l’évidence ces objets volent, défient la pesanteur, et indéniablement cette production est française. Du jeu d’esprit à la technique, la « nation légère » est toute inventivité.
La réticence anglaise est aussi bien réelle. Les savants américains, suisses et allemands rendent compte avec étonnement de l’accueil anglais et surtout d’une partie de la communauté savante anglaise. Ami Argand, entrepreneur suisse, ami de Montgolfier qui a été le bras droit de ses premières expériences parisiennes, arrive en Angleterre en novembre 1783 et constate que les membres de la Royal Society sont froids « comme glace ». Joseph Banks, le tout puissant secrétaire de la Royal Society et qui entretient la distance avec le monde des entrepreneurs, est le personnage clé de cette réception réservée, ce que confirme les échanges épistolaires avec Benjamin Franklin, son correspondant depuis Paris. Ce dernier déplore la réaction anglaise, se désolant de cette négligence alors que « le génie mécanique est si fort », ayant espéré que la rivalité entre les deux nations stimule le progrès. Il ajoute que l’expérience ne peut être jugée uniquement sur son efficacité immédiate car seule l’émulation peut faire naître les améliorations utiles. Le dédain anglais est bien identifié comme de la jalousie. Georg Christoph Lichtenberg, professeur de physique réputé de Göttingen, enthousiasmé par la découverte et pourtant très anglophile, ironise sur le jugement des savants anglais : « Ils ont honte de n’avoir pas trouvé eux-mêmes ce principe et ce corps illustre ne veut pas reconnaître que ces Français satanés physiciens […] l’ont réalisé de l’autre côté de la Manche ». Cette double lecture de l’invention pose problème : il s’agit de la réalisation universelle du vol humain mais marquée par la politique française. Doit-on juger la découverte en fonction de son appartenance locale ou en fonction de ce qu’elle apporte à « l’humanité », s’interroge Lichtenberg. La Royal Society ne devrait pas être l’objet de passions mais être guidée seulement par la vérité des avancées savantes.
Souscription et intégration urbaine de l’aérostation : de Dijon à Chester
https://journals.openedition.org/dht/1473#tocto1n2
Marie Thébaud-Sorger
University of Warwick/Centre Maurice Halbwachs
Marie Thébaud-Sorger, docteur en Histoire de l’EHESS (2004), est Research Fellow Marie Curie au département d’histoire de l’Université de Warwick en Grande Bretagne, elle conduit un projet de recherche sur la commercialisation des inventions et l’économie des savoirs en France et en Grande Bretagne au XVIIIe siècle. Membre associée du Centre Maurice Halbwachs (Paris) et chercheur associée à l’axe innovation du CDHTE-Cnam, elle travaille plus particulièrement sur les publics de la technique ainsi que sur l’histoire de l’aéronautique. Elle est l’auteur de L’aérostation au temps des Lumières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009 et d’Une Histoire des ballons. Invention, culture matérielle et imaginaire, 1783-1909, Éditions du patrimoine, collection Temps et Espace des Arts, 2010.