source : https://journals.openedition.org/dht/1369

L’origine française des Brunel n’est généralement évoquée que de façon rapide. Et pourtant Marc Isambard, le père, était né en Normandie, avait fait ses études à Rouen et ne s’était installé en Angleterre qu’à 32 ans, en 1799. Et si Isambard Kingdom était bien né lui à Portsmouth, d’une mère anglaise, il avait fait une partie de ses études à Paris


Jean-François Belhoste« Les Brunel père et fils : deux célèbres ingénieurs anglais « Made in France » »Documents pour l’histoire des techniques, 19 | 2010, 131-152..


Résumé

Marc-Isambard Brunel (1769-1849), puis son fils Isambard Kingdom (1806-1859) ont compté parmi les plus grands ingénieurs que l’Angleterre a connu au XIXe siècle. Leurs ouvrages – tunnel sous la Tamise, ponts, gares, navires transatlantiques… – y figurent aujourd’hui parmi les plus célèbres témoignages de la révolution industrielle. Or Marc Isambard était né en France, y avait été élevé et formé, et son fils Isambard Kingdom avait fait une partie de ses études à Paris. Ces faits expliquent certaines originalités qui les distinguent de leurs concurrents britanniques dans l’exercice de leurs activités, une prédilection pour le dessin et le calcul, un goût de la performance technique qui, d’ailleurs, ne sont pas sans incidence sur leur renommée actuelle. Bien peu de gens se souviennent des Brunel aujourd’hui en France, et s’ils restent célèbres Outre Manche, on y passe rapidement sur leur origine française. Cet article vise à rétablir une certaine vérité, et à faire ressortir la multiplicité de leurs relations avec leur pays d’origine.



REPRODUCTION DES PREMIERES PAGES

A l’automne 2002, la BBC organisa un grand référendum télévisé pour élire les Britanniques les plus célèbres, The greatest Briton. Arriva premier Winston Churchill, troisième Lady Diana et second Isambard Kingdom Brunel (1806-1859), assurément en France le moins connu des trois. Il fut pourtant l’un des plus grands ingénieurs du XIXe siècle. Contemporain de Robert Stephenson (1803-1859), il fut certes longtemps moins honoré que lui, mais progressivement, ces dernières années, sa notoriété s’accrut au point qu’il est ainsi devenu en Angleterre premier sur la liste des héros de la révolution industrielle. Les raisons de ce choix sont diverses. Ce qui a été souligné, entre autres lors des fêtes commémoratives du bicentenaire de sa naissance en 2006 (sous le sigle Brunel 200), c’est un destin hors du commun pour cet ingénieur mort finalement assez jeune, à 53 ans, victime d’une certaine forme de surmenage. Les Anglais admirent, en effet, son audace, qui le conduisit à faire des choix techniques pas forcément réalistes – en tout cas trop en avance sur leur temps et préjudiciables aux intérêts immédiats des capitalistes pour le compte desquels il travaillait, tout en manifestant une attitude d’apparence quelque peu désinvolte qui n’était pas partagée par la plupart de ses concurrents, en particulier Robert Stephenson. La diversité de ses interventions permet d’expliquer aussi ce grand succès posthume. Alors que Robert Stephenson, comme déjà son père George (1781-1848), est d’abord reconnu pour ses réalisations ferroviaires, Isambard Kingdom Brunel l’est certes aussi pour la construction du Great Western Railway (ligne Londres-Bristol construite entre 1835 et 1841) et de ses lignes satellites (vers Oxford, le South-Devon, la Cornouaille et le sud du Pays de Galles) avec ses ponts, ses tunnels, ses gares, la ville nouvelle de Swindon créée à partir de 1841 pour accueillir la construction et l’entretien du matériel, mais aussi ses travaux portuaires à commencer par ceux réalisés pour Bristol à partir de 1833, et surtout la conception et la réalisation entre 1836 et 1859 de trois remarquables navires transocéaniques (Great Western, Great Britain et Great Eastern). Comme Robert Stephenson, Isambard Kingdom Brunel avait aussi un père ingénieur, Marc Isambard (1769-1849), célèbre entre autres pour la construction entre 1825 et 1843 du premier tunnel réalisé à Londres sous la Tamise, chantier, du reste, sur lequel débuta son jeune fils. La place éminente occupée par les Brunel père et fils, tient encore à la conservation d’un important patrimoine les concernant, tant écrit et figuré que matériel. On dispose, en effet, non seulement d’une abondante documentation sur leurs travaux dans les archives publiques, mais aussi de papiers personnels – journaux de travail, correspondances, livres comptables – déposés à l’Université de Bristol et à l’Institution of Civil Engineers à Londres. En plus, subsistent bon nombre de leurs ouvrages qui profitant de l’intérêt porté depuis une quarantaine d’années au patrimoine industriel et technique, ont fait l’objet d’études et de mesures de protection et de mise en valeur : Block Mills à Portsmouth achevé par Marc Isambard en 1805 ; le tunnel sous la Tamise emprunté aujourd’hui par le métro londonien (East London) ; l’ancien bâtiment des machines du dit tunnel (Brunel Engine House) devenu Brunel Museum à Rotherhithe (sud-est de Londres) ; les gares terminales du GWR à Londres (Paddington Station) et à Bristol (Temple Meads) et de nombreux ouvrages d’art le long de la ligne (viaduc et tunnel de Twerton, tunnel de Box, viaduc de Warncliffe, pont de Maidenhead…) ; les ateliers et cités ouvrières de la ville ferroviaire de Swindon où a été créé le Musée du Great Western Railway – STEAM ; le bâtiment des machines du chemin de fer atmosphérique du South Devon à Torquay ; les écluses du Floating Harbor de Bristol ; le navire Great Britain restauré entre 1998 et 2005 et visitable depuis dans ce même port ; deux ponts remarquables, enfin, celui suspendu de Clifton au dessus des gorges de l’Avon à Bristol (commencé en 1831 et terminé seulement en 1864) et le Royal Albert Bridge de Saltash, franchissant l’estuaire du Tamar entre le Devon et la Cornouaille (construit entre 1855 et 1859). Cette abondante matière documentaire a donné lieu, bien entendu, à un grand nombre de biographies, les premières remontant au XIXe siècle, les autres plus récentes, entre autres, celles de Célia Brunel Noble (1938), de L.T.C. Rolt (1957), de Paul Clements (1970), d’Angus Buchanan (2001), l’un des pères de l’archéologie industrielle en Grande-Bretagne, et de Steven Brindle (2005). S’y ajoutent les travaux consacrés spécifiquement à leurs réalisations : Block Mills de Portsmouth, ouvrages du Great Western Railway, gare de Paddington, ville ferroviaire de Swindon, ligne de chemin de fer du Sud du Pays de Galles (South Wales), navires transocéaniques… Le projet initié en 1999 par les services officiels du patrimoine – English Heritage – de faire inscrire au patrimoine mondial de l’Unesco – World Heritage List – la ligne Londres-Bristol, comme étant la mieux conservée, du fait de sa qualité, des premières lignes britanniques, a donné une forte impulsion à ces études. English Heritage a, du reste, installé ses bureaux dans les anciens bureaux du GWR à Swindon.

Dans tous ces livres, l’origine française des Brunel n’est généralement évoquée que de façon rapide. Et pourtant Marc Isambard, le père, était né en Normandie, avait fait ses études à Rouen et ne s’était installé en Angleterre qu’à 32 ans, en 1799. Et si Isambard Kingdom était bien né lui à Portsmouth, d’une mère anglaise, il avait fait une partie de ses études à Paris. Ces faits, les Français semblent les avoir oubliés, et les Brunel leur sont aujourd’hui devenus pratiquement inconnus, les Stephenson étant depuis longtemps pour eux les seuls à symboliser le rôle de l’Angleterre dans la révolution industrielle. Certes, en Angleterre, cette origine française des Brunel n’est pas ignorée, mais elle n’est que rapidement évoquée, surtout pour étayer la comparaison avec les Stephenson. Voici ce qu’écrivait déjà, par exemple, J. F. Layson dans son ouvrage de 1862 consacré aux pionniers du rail : « The Stephensons were skilful and ingenious, practical and shewd. The Brunels, original and daring, idealistic and ambitious. The former father and son may be justly regarded as true representatives of the English school of engineering ; the latter as bold exponents of the Continental » (« Les Stephenson étaient pleins de talents et ingénieux, pratiques et rusés. Les Brunel, originaux et audacieux, idéalistes et ambitieux. Les premiers, père et fils, peuvent à juste titre être considérés comme les véritables représentants de l’école anglaise d’ingénierie. Les seconds comme des propagateurs résolus de l’école continentale »). En se servant ainsi de l’origine française des Brunel dans une optique comparative, les biographes anglais n’ont cependant pas apporté beaucoup d’informations concrètes sur leur éducation, les relations qu’ils ont pu entretenir avec la France, ne retenant finalement qu’un petit nombre de faits plus ou moins exacts et inlassablement répétés. Pour A. Buchanan notamment, les choses sont claires :« Marc became British, but Isambard Kingdom was British from birth … He was British in everything except his name, and he appears to have been regarded by most of his contemporaries… » (« Marc devint britannique, mais Isambard Kingdom était britannique de naissance … Il était britannique en tout, excepté son nom, et était considéré comme tel par la plupart de ses contemporains… »).

Les réalisations concrètes des Brunel ne doivent, il est vrai, pratiquement rien à la France. Elles se situent pour la quasi-totalité en Angleterre. Mais cela n’exclut pas l’influence qu’ont pu avoir leur éducation et leur culture partiellement françaises dans la façon d’aborder leur métier d’ingénieur, un esprit assez théorique ne dédaignant pas le recours aux mathématiques, une pratique du dessin également beaucoup plus développée que chez la plupart de leurs concurrents britanniques, une façon enfin d’envisager l’innovation, qui tout en étant pragmatique, s’avérait détachée des résultats économiques immédiats. Les liens qu’ils ont pu entretenir avec leur pays d’origine – liens très directs pour le père, plus distants, il est vrai, pour le fils – constitués d’échanges d’informations, de collaborations projetées ou effectives, firent qu’ils prirent leur part dans les transferts de techniques qui existèrent alors entre l’Angleterre et la France, et contribuèrent ainsi à constituer une ingénierie véritablement européenne. Ce sont ces liens cachés et leurs conséquences, curieusement très peu étudiés, que l’on se propose de faire ressortir dans cet article, sachant que les sources disponibles sont loin d’avoir été toutes exploitées et qu’il reste sûrement beaucoup à découvrir et à dire sur un sujet qui s’avère étonnant à plus d’un titre.


Jean-François Belhoste
École pratique des Hautes Études (EPHE)
Jean-François Belhoste est directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études. Ancien Elève de l’École Centrale des Arts et Manufactures, il travaille aujourd’hui, après avoir été longtemps en charge du patrimoine industriel au Ministère de la Culture, sur l’histoire de l’industrie à Paris et celle des ingénieurs. Il s’intéresse également à l’histoire de l’industrie en Haute Normandie. Il a publié notamment : « Paris, carrefour de l’industrie et de la science mécaniciennes », dans N. Coquery, L. Hilaire-Pérez, L. Sallmann, C. Verna éd., Artisans, industrie. Nouvelles révolutions du Moyen Âge à nos jours, Lyon, ENS Editions, 2004, p. 215-226 ; « The French iron and steel industry during the Industrial Revolution » (avec Denis Woronoff), dans C. Evans, G. Ryden éd., The Industrial Revolution in iron. The impact of British coal technology in nineteenth-century Europe, Aldershot, Ashgate, 2004, p. 75-94 ; « Les centraliens et la construction métallique de 1830 à 1914 », dans D. Barjot, J. Dureuil éd., 150 ans de génie civil. Une histoire de centraliens, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2008, p. 59-83 ; « La vallée de l’Andelle : histoire et archéologie industrielles (1780-1870) », dans R. Favier, G. Gayot, J.-F. Klein, D. Terrier, D. Woronoff éd., Tisser l’histoire. L’industrie et ses patrons XVIe-XXe siècles. Mélanges offerts à Serge Chassagne, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2009, p. 41-56.

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