source : https://journals.openedition.org/lettre-cdf/2090

Les savants missionnaires de l’ancien temps, qui avaient un contact direct avec la Chine, n’existaient plus, les préoccupations qui dominaient leurs travaux étaient passées de mode, et tout était à réinventer 


Pierre-Etienne WILL, « Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832) et ses successeurs », La lettre du Collège de France, 40 | -1, 26-28.


 

TEXTE INTEGRAL 

Colloque Jean-Pierre Abel-Rémusat

La première chaire d’études chinoises au Collège de France (alors Collège Royal) fut instituée par un décret de Louis XVIII daté du 29 novembre 1814, pendant la première Restauration. Le même décret créait également la première chaire de Sanskrit, confiée à Antoine-Léonard Chézy (1773-1832). La “chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues”, quant à elle, était attribuée à un jeune homme qui n’avait pas encore beaucoup de réalisations à son actif mais qui devait plus que brillamment justifier les espoirs mis en lui, Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832).

Nous ignorons comment Abel-Rémusat en vint à être choisi, mais nous savons qu’un de ses plus chauds partisans était le grand maître de l’orientalisme français à l’époque, Silvestre de Sacy (1758-1838), professeur de persan au Collège depuis 1806.

Abel-Rémusat prononça sa leçon inaugurale le 16 janvier 1815. Il était donc concevable de marquer le bicentenaire des études chinoises au Collège de France soit en 2014, soit en 2015. Nous avons finalement choisi 2014 (année qui se trouvait également être la dernière où le signataire de ces lignes exerçait ses fonctions), à l’instigation notamment de nos collègues du Centre chinois d’études sur la sinologie étrangère de l’Université des langues étrangères de Pékin. Ceux-ci en effet nous avaient alertés depuis un certain temps sur cette échéance, qui suivant leurs termes devait être l’occasion de célébrer dignement les débuts de la “sinologie professionnelle” en Europe.

C’est donc à cela qu’a été dédié le colloque qui s’est tenu au Collège du 11 au 13 juin 2014 avec la participation active et avec l’appui de nos amis chinois, avec l’appui aussi des deux principales formations de recherche parisiennes concernées par nos études, l’équipe Chine du Centre de Recherches sur les Civilisations de l’Asie Orientale (basée dans nos locaux de Cardinal-Lemoine) et le Centre d’Études sur la Chine Moderne et Contemporaine (basé à l’EHESS), sans oublier la toujours généreuse Fondation Hugot du Collège de France et l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui a accueilli sous ses ors les trois keynote lectures composant la dernière session, prononcées par Anne Cheng (Collège de France), Zhang Guangda (université Chengchi de Taiwan, ancien titulaire de la chaire internationale du Collège de France), et Mark Elliott (université Harvard).

“Jean-Pierre Abel-Rémusat et ses successeurs. Deux cents ans de sinologie française en France et en Chine” : le titre donné à cette réunion montre qu’il n’y était pas seulement question de l’ancêtre fondateur. On y a entendu des exposés sur le savant et redoutable Stanislas Julien (1832-1873), sur le très original marquis d’Hervey de Saint-Denis (1874-1892), sur Édouard Chavannes (1893-1918), souvent considéré comme le premier sinologue “moderne”, entre philologie et terrain, et sur ses illustres successeurs au XXe siècle, Paul Pelliot (1911-1945, immense sinologue même si sa chaire était en principe dédiée à l’Asie centrale), Henri Maspero (1921-1945), Paul Demiéville (1946-1964) et Jacques Gernet (1975-1992). De même a-t-on entendu plusieurs présentations sur les domaines de la sinologie que le Collège et plus généralement la France ont contribué à développer, quand ils ne les ont pas inventés — la linguistique, l’étude de la médecine, l’histoire des sciences, l’histoire de l’art, l’archéologie, la route de la soie et les relations entre la Chine et l’Asie centrale, l’étude des dynasties allogènes —, ainsi que sur les échanges scientifiques et humains entre sinologie française et sinologie chinoise.

La personnalité exceptionnelle de Jean-Pierre Abel-Rémusat n’en a pas moins dominé une bonne partie des débats. Exceptionnelle d’abord par son parcours. Alors qu’aujourd’hui, l’apprenti sinologue risque plutôt de perdre pied devant l’abondance des enseignements, des outils de travail, des ressources à portée de main (ou d’écran), sans parler de la facilité des séjours en Chine, Abel-Rémusat, lui, est parti pour ainsi dire de rien et a dû tout découvrir par lui-même. Certes, la Chine avait été beaucoup étudiée, et parfois fort sérieusement, par les missionnaires catholiques qui y résidaient au XVIIe et au XVIIIe siècle et par leurs correspondants en France. Mais en 1806, au moment où le jeune étudiant en médecine se prit de passion pour ce pays en découvrant chez un collectionneur un herbier chinois accompagné de commentaires, les derniers érudits français pouvant se prévaloir d’une connaissance sérieuse de la langue chinoise (au moins de la langue écrite) étaient morts depuis plusieurs années, la mission jésuite à Pékin n’existait plus, et les relations officielles entre la France et la Chine avaient cessé depuis longtemps.

Il n’y avait donc plus de savoir vivant, plus de maîtres, et pour ainsi dire plus de contacts. En revanche Paris pouvait s’enorgueillir de ressources qu’aucune autre capitale européenne ne possédait. Les ouvrages chinois envoyés ou rapportés par les missionnaires et déposés à la Bibliothèque Royale (future Bibliothèque Nationale) depuis le temps de Louis XIV constituaient un fonds de premier ordre. Mais ce fonds restait pour l’essentiel inexploité. Le vieux projet de compiler et imprimer un dictionnaire chinois-latin ou chinois-français, pour lequel on avait même entrepris en 1715 de créer un jeu de caractères d’impression chinois gravés dans le buis, n’avait pas abouti. Il fut certes repris en 1808 sur ordre de Napoléon Ier, qui avait ramené des campagnes d’Italie une copie d’un précieux vocabulaire chinois-latin manuscrit rédigé à Nankin à la fin du XVIIe siècle par un franciscain italien, et une version adaptée et enrichie de ce vocabulaire fut bel et bien imprimée dès 1813. Mais l’ouvrage avait été confié à un certain Chrétien-Louis Joseph De Guignes, dont les compétences linguistiques étaient des plus limitées malgré quelques années passées à bourlinguer en Chine, il était très imparfait et d’une manipulation plus que malaisée, et son impact sur le développement ultérieur des études chinoises fut extrêmement réduit.

Abel-Rémusat, qui devait critiquer les insuffisances et les mauvais choix du dictionnaire de De Guignes en termes fort sévères, avait été tenu à l’écart de l’entreprise, alors que dès 1811 il s’était signalé à l’attention par un brillant Essai sur la langue et la littérature chinoises. Mieux (ou pire), les responsables des collections orientales de la Bibliothèque alors Impériale lui avaient dénié l’accès à nombre de documents qui l’auraient grandement aidé dans son apprentissage du chinois et qu’il ne devait réussir à se procurer ou à consulter que plus tard. “Sans maître, sans dictionnaire, sans grammaire”, il a donc été contraint de se replier sur des expédients, se forgeant peu à peu un vocabulaire et une grammaire à partir de textes et de traductions publiés par les missionnaires, dont certains étaient enrichis d’explications et de prononciations, extrayant des renseignements des dictionnaires purement chinois qu’on lui laissait voir à la Bibliothèque Impériale, et surtout travaillant à partir d’un dictionnaire chinois-mandchou publié à la fin du XVIIIsiècle. (La façon dont Abel-Rémusat a opéré ce détour par le mandchou a été magistralement analysée par Mark Elliott dans sa communication devant l’Académie.)

Tels furent donc les débuts héroïques du fondateur des études chinoises au Collège de France, et l’on reste à ce jour confondu par la maîtrise et l’autorité qu’il réussit à acquérir en si peu d’années. Plus importants pour nous, cependant, sont ses réalisations une fois dans la place, les nombreux élèves qu’il forma très assidûment (on enseignait plus que treize heures par an à l’époque !), l’œuvre immense qu’il publia avant sa mort prématurée en 1832 — la même année que ses collègues Champollion et Chézy —, et plus que tout, sa capacité à inventer une nouvelle sinologie, plus systématiquement scientifique, cherchant à prendre du recul, tirant parti de nouvelles sources d’information, ouverte à la comparaison, cherchant enfin à relier des données éparses et pas toujours très sûres en les structurant par le raisonnement et par la théorie. Les savants missionnaires de l’ancien temps, qui avaient un contact direct avec la Chine, n’existaient plus, les préoccupations qui dominaient leurs travaux étaient passées de mode, et tout était à réinventer : comme l’écrivait Abel-Rémusat en 1819, “avec des moyens nouveaux qui manquaient à ces hommes habiles [ les missionnaires ], mais privé de quelques autres genres de secours qui étaient à leur disposition, on a dû entreprendre une nouvelle série de recherches, approfondir la littérature, examiner la langue elle-même sous de nouveaux points de vue, étudier l’histoire et la géographie dans de nouveaux détails, et aborder enfin les livres qui traitent des sciences et des arts”.

Mais il faut aussi souligner l’approche étonnamment moderne des civilisations orientales que révèlent les écrits d’Abel-Rémusat, particulièrement ses textes programmatiques et ceux qui s’adressent au grand public. Pour être d’abord sinologue, Abel-Rémusat avait des lumières sur tous les domaines de l’orientalisme, de l’Égypte au Japon, et les innombrables comptes rendus où il aborde ces domaines sont d’une érudition et d’une sûreté éblouissantes. Mais c’était aussi, d’une certaine manière, un militant : militant, d’abord, contre l’amateurisme, l’orientalisme mondain et la vision plaisante d’un “ailleurs” mystérieux et un peu ridicule, la notion partout répandue d’un Orient indifférencié et immobile, d’un agrégat de populations asservies par leurs traditions et vivant sous des régimes despotiques ; mais par surcroît — et ce n’est pas le moins remarquable — profondément hostile à la façon cynique dont ce qu’on n’appelait pas encore l’impérialisme occidental cherchait à assujettir les nations asiatiques à ses intérêts militaires et commerciaux : dans la vision d’Abel-Rémusat, et il l’exprime avec beaucoup de véhémence, l’expansion européenne est avant tout destructrice des cultures et avide de profit. 

Face à cela, il défend dans des textes où l’indignation se conjugue à l’ironie (c’était une plume acérée et on ne s’ennuie jamais à le lire) une approche de l’Orient globale et en même temps contrastée, respectueuse et, surtout, reposant sur des informations solides. Bien que comme la plupart de ses contemporains Abel-Rémusat fût un orientaliste de cabinet, cela ne l’empêchait pas de défendre les études de terrain, même s’il déplorait qu’elles procèdent le plus souvent dans le sillage des militaires ou des marchands (ou des missionnaires) ; et ses travaux d’érudition sur les civilisations anciennes ne l’empêchaient pas de recueillir sur l’actualité en Asie orientale toutes les informations possibles, auxquelles il appliquait ses formidables moyens critiques. Pour lui, le passé des civilisations de l’Orient était indissociable de leur situation présente, c’était un tout.  

S’il n’est pas possible ici d’évoquer toutes les personnalités et toutes les disciplines dont ont parlé les participants au colloque de juin dernier, les quelques lignes qui précèdent devraient au moins rappeler à quel point le combat contre le dilettantisme et les idées simples, la critique d’une civilisation occidentale qui se considère comme la mesure de tout et voudrait changer l’humanité à son image et en fonction de ses intérêts, la recherche savante sur le passé pour faire parler le présent — à quel point tout cela reste d’actualité, deux siècles après qu’Abel-Rémusat a fait entrer la sinologie scientifique au Collège de France. Qu’il l’a, en fait, inventée.


Pierre-Etienne WILL
Histoire de la Chine moderne (1991-2014)

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