
Présentation
Le decennio francese (1806-1815), période d’occupation militaire française de l’Italie méridionale, constitue une expérience politique originale. Le royaume de Naples, alors dirigé par Joseph Bonaparte puis Joachim Murat, a été un creuset où se sont inscrits projets de modernisation et affrontements entre volonté d’émancipation et contraintes de la domination militaire. En faisant dialoguer à parts égales les sources et les historiographies française et italienne, cet ouvrage propose une histoire totale de cette période, attentive à la fois aux contacts militaires, aux réformes étatiques, aux transferts culturels et aux constructions idéologiques et mémorielles. C’est une histoire transnationale et européenne de l’Italie du sud que proposent les auteurs de ce volume, rappelant que l’histoire de l’empire napoléonien ne se réduit pas à une succession de batailles. Elle a vu la création d’entités politiques qui ont été des laboratoires politiques et le théâtre d’intenses circulations d’hommes et d’idées.
Introduction
REPRODUCTION DES PAGES 13-20
Le decennio francese est envisagé soit comme l’aboutissement des réformes de la fin du XVIII siècle, soit comme un élément matriciel dans l’évolution ultérieure du royaume méridional jusqu’à l’Unité italienne
L’histoire napoléonienne, depuis un bon quart de siècle, s’est mise pleinement à l’heure européenne. Le renouveau de l’étude de l’Empire s’est ainsi fait par l’étude de ses périphéries : départements annexés, royaumes satellites. Il a permis de mettre en évidence les différents degrés d’intégration et la part de pragmatisme comme d’obstination dans la politique napoléonienne. Le moment napoléonien dans l’histoire des pays européens commence à être réévalué après avoir été longtemps vu comme un épisode honteux ou oppressif. Michael Hecker a ainsi forgé l’expression de « dictature progressiste » (Fortschrittdikatur) pour rendre compte de l’ambiguïté du legs napoléonien. L’adoption d’une constitution dans plusieurs États de l’Allemagne ne faisait souvent que régulariser une forme d’exercice autoritaire du pouvoir et se traduisait le plus souvent par une restriction de l’exercice du principe représentatif. Mais elle s’inscrivait aussi dans un mouvement de mise par écrit et de libéralisation des régles de fonctionnement politique, instaurant un précédent qui pouvait étre revendiqué par des mouvements politiques ultérieurs, comme le montrent les exemples des constitutions de Cadix ou de Sicile de 1812.
Le regard des historiens étrangers a aussi permis de corriger I’appréciation de certains aspects de la stratégie napoléonienne. Les travaux d’Oleg Sokolov sur la campagne de Russie ont par exemple fait justice de I’idée selon laquelle Alexandre n’aurait fait que se défendre contre l’agression napoléonienne. De la même manière, dans sa récente biographie de Napoléon, Michael Broers souligne que Napoléon n’était pas Ie seul a développer une politique impérialiste en Europe, et que l’Angleterre et la Russie nourrissaient les mémes ambitions. Napoléon ne représentait donc pas une exception parmi les souverains étrangers: il s’inscrit dans la culture politique de son temps.
Beaucoup d’historiographies européennes se sont emparées de la figure napoléonienne pour la réinscrire dans les histoires nationales. Les célébrations de 1812 ont témoigné de la vitalité de l’axe franco-russe. Le dialogue franco-anglais est nourri, comme en témoigne la vague de biographies consacrées à Napoléon outre-Manche. Les départements annexés et les différents royaumes du monde germanique ont été particuliérement bien étudiés, au point d’étre devenus un véritable laboratoire des nouvelles approches de l’étude des transferts culturels et politiques à l’oeuvre dans l’Europe napoléonienne. Dans ce concert européen, la voix italienne est encore relativement peu entendue en France. La dimension méditerranéenne de la politique de Napoléon, si elle est bien mise en valeur par exemple dans les biographies de Luigi Mascilli Migliorini et Michael Broersf, est moins visible dans les grandes synthèses accessibles en langue anglaise où française, ce qui rend d’autant plus fructueuse l collaboration nouée avec Rosanna Cioffi, Renata De Lorenzo et Anna Maria Rao pour présenter une synthèse des recherches françaises, italiennes et internationales menées sur Le royaume de Naples et Les inscrire dans la longue durée.
Après avoir été longtemps considérée comme un épisode parmi d’autres des origines du Risorgimento italien, la période que les observateurs napolitains ont désignée dès 1816 comme le decennio fiancese a fair l’objet à partir des années 1970 d’une importante réévaluation historiographique qui l’a désormais envisagée à la fois comme un moment spécifique de l’histoire du Mezzogiorno et comme un terrain d’application des politiques européennes. L’ancien royaume des Deux-Siciles était alors réduit à ses possessions continentales, celles que la tradition méridionale qualifie de « provinces napolitaines », alors que la Sicile érair le refuge de la monarchie des Bourbons en exil à partir de la nomination au trône napolitain de Joseph Bonaparte en 1806. Les commémorations qui ont eu lieu en Italie au moment du bicentenaire de cette expérience politique, à partir de 2006, ont révélé la vitalité de cette historiographie. Elles ont donné lieu à des publications très nombreuses done les plus significatives ont été produites par le comité national officiel en charge de ces célébrations, codirigé par Rosanna Cioff et Renata De Lorenzo.
Ces travaux ont permis de restituer dans leur complexité les dynamiques internes au Mezzogiorno sous domination napoléonienne. Ils ont été complétés par d’autres approches, qui relèvent notamment de l’historiographie internationale et ont permis d’en décloisonner à la fois les thématiques, la chronologie er les espaces. Le decennio francese est ainsi intégré dans des lectures plus larges de l’histoire politique napolitaine, envisagé soit comme l’aboutissement des réformes de la fin du XVIII siècle, soit comme un élément matriciel dans l’évolution ultérieure du royaume méridional jusqu’à l’Unité italienne.Le même décloisonnement s’observe du point de vue des phénomènes transnationaux dans lesquels s’inscrit cet épisode de l’histoire napolitaine. S’émancipant du cadre franco-italien qui avait d’abord été privilégié, les recherches récentes ont élargi le cadre d’analyse à l’espace européen au sens large, en incluant des espaces intégrés au système napoléonien comme l’Espagne ou des États adversaires comme la Russie. Elles étudient la diversité des relations, des affrontements diplomatiques aux contacts culturels er aux répercussions des conflits internationaux dans la vie politique locale”. Plus largement, elles inserivene Le decennio fiancese dans une perspective d’histoire transnationale de l’espace méditerranéen, envisagé comme un terrain de contacts politiques, militaires et culturels. Des thèses récentes ont ainsi montré les relations qu’entretenait l’État méridional avec les territoires proches de la Méditerranée, notamment la Sicile et la Régence de Tunis, ou Les contacts avec les puissances européennes qui faisaient alors de l’espace méditerranéen un terrain privilégié de compétitions et d’affrontements », D’un objet d’histoire locale, le decennio francese a donc été réexaminé dans une perspective plus large mais aussi progressivement réinscrit dans une histoire de longue durée pour mieux questionner la réalité des ruprures auxquels il était traditionnellement associé.
Plusieurs repères permettent de concevoir la poursuite d’une histoire européenne de l’époque napoléonienne, perspective dans laquelle s’inscrit ce livre. L’initiative de Stuart Woolf reste un point de départ incontournable. Woolf a souligné l’idée selon laquelle les administrateurs napoléoniens qui essaiment en Europe doivent être considérés comme des agents de l’expansion des idéaux de la révolution. Même si tous ne sont pas des républicains convaincus ou repentis, la législation révolutionnaire fournit l’essentiel de la boîte à outils politiques et administratifs qu’ils utilisent. Ce programme de gouvernement s’avère suffisamment général pour s’adapter à la gamme des situations politiques des différents territoires italiens. L’histoire sociale montre la diversité des pratiques et la complexité du rôle des élites sociales et administratives, à la fois françaises et locales, dont la péninsule italienne constitue un observatoire privilégié. Entre occupation militaire et annexion, il existe tout une palette de situations intermédiaires. Piémont et Ligurie sont d’abord transformées en divisions militaires. À Parme est nommé un administrateur général, Moreau de Saint-Méry, de 1801 à 1806. À Plaisance, un « préfet administratif », Nardon. En Ligurie, Lebrun occupe la fonction de gouverneur général. En Toscane, un administrateur, Dauchy, puis un général, Menou, entouré d’une commission d’experts, exercent le pouvoir. Dans les États pontificaux, une Consulta reprend dans ses rangs certains experts de la junte nommé en Toscane (Gérando, Janet, Balbo). Dans la ligne de Woolf, de nombreux spécialistes, comme M. Broers, ont estimé que tous ses agents restaient porteurs d’un même idéal de civilisation. Dans son ouvrage de synthèse, Napoleon and the transformation of Europe, Alexander Grab avait mesuré le balancement entre réforme et exploitation des territoires et souligné les décalages inévitables entre le projet et les réalisations, décalage qui n’empêche pas d’évaluer l’impact profond que l’administration napoléonienne a pu avoir en Italie. Les réformes administratives visaient d’abord à mettre les États satellites à même de fournir plus de soldats et d’argent pour financer la guerre. Mais elles enclenchent aussi une dynamique politique majeure : centralisation, établissement d’une fiscalité uniforme, sécularisation, fin des privilèges, égalité civile marquent pour les territoires concernés la fin de l’Ancien Régime politique. Napoléon réalise ce que le despotisme éclairé ou les réformistes osaient à peine rêver et peinaient à établir en raison du poids des privilèges et de la force politique de la noblesse ou du clergé : l’unification administrative. En s’en prenant aux autorités traditionnelles, « les régimes napoléoniens ont produit une impulsion vers la sécularisation des sociétés européennes ». L’affaiblissement de l’Église fut souvent plus facilement obtenu que celui de la noblesse. Les réformes institutionnelles furent les premières appliquées, dans le domaine de la justice, des finances, de l’armée et de la police, tandis que les réformes socio-économiques rencontrèrent plus de résistances.
Comme l’avait souligné S. Woolf les administrateurs napoléoniens sont liés à l’héritage révolutionnaire : l’égalité civile représente leur programme de gouvernement. Pour Pierre Serna également, « l’Empire n’est que la déclinaison de la politique républicaine dans son plan d’expansion sous la forme de la Grande Nation entre 1796 et 1798 » : il reprend le système des républiques-sœurs, avant de connaître un basculement monarchique. L’Empire se présente également prenant en charge le processus de civilisation, La revue des Archives littéraires de l’Europe souligne cet idéal culturel, tandis que beaucoup d’administrateurs impériaux, comme Joseph-Marie De Gérando, s’emploient à le réaliser.
Annie Jourdan a également souligné la nécessité de prendre au sérieux le « pacte social de 1804 » et la continuité avec la Révolution : selon elle, l’Empire se présente comme une monarchie constitutionnelle et reprend plus d’éléments révolutionnaires qu’on ne le croit. Il n’est pas simplement un régime militaire. Le régime construit en 1804 reconnaît la nécessité d’une constitution écrite et la souveraineté populaire. En revanche, la déclaration des droits disparai er l’exercice des droits est relégué dans la sphère civile, La modernisation de la société passe avant la démocratisation de la politique. L’Empire, selon Annie Jourdan, se compose de trois sphères, le politique, le militaire er le civil. « When one focuses on the military dimension if the Empire, it is not difficult 10 find more evidence on the matter. But when one focuses on it civil dimension, the same is true ».
Le projet réformateur de l’Empire napoléonien doit donc être pris au sérieux. Il ne s’agit pas de l’idéaliser, mais d’apprécier la réception qui en a été faite par les élites locales. La première étape dans ce processus de réception et d’hybridation était souvent l’attitude des militaires chargés de l’administration provisoire des provinces conquises. Pedro Réjula a retracé Les lignes directrices de leur action à partir de l’action de Sucher en Catalogne et au nord de l’Ebre. Gouverneur militaire, doté des pleins pouvoirs administratifs, il applique les principes dictés par Napoléon 1) montrer sa force, 2) reconstruire l’économie pour satisfaire aux besoins de l’armée, 3) gouverner de façon juste et équitable pour légitimer son autorité et démontrer par l’exemple la différence avec le régime précédent, 4) rechercher des collaborations locales pour pouvoir éventuellement armer des villages fiables, 5) poursuivre les ennemis du régime. La force devait donc appuyer la justice, dans une approche pragmatique, où la recherche d’appuis politiques au sein des populations locales était un facteur essentiel.
L’existence de collaborateurs et de relais trouvait un terreau favorable dans les mouvements réformateurs autochtones. L’héritage des Lumières pouvait trouver ainsi à se réemployer. Antonio Cossoni est un cas de haut fonctionnaire éclairé pour qui l’Empire napoléonien permettait de poursuivre un programme politique préexistant. Proche de Melzi, il se spécialise dans l’administration des ponts et chaussées, Il établit des règles strictes pour l’adjudication des travaux, engage de jeunes ingénieurs et se débarrasse de la dynastie privée qui régnait sur l’entretien des canaux de Milan. Cet aristocrate réformateur utilise l’État napoléonien pour faire progresser l’État de droit : « ce sont des fonctionnaires comme Antonio Cossoni qui, en croyant possible la réalisation d’un État de droit au sein de l’Europe napoléonienne, ont trouvé une occasion unique pour exprimer leurs meilleures capacités ».
[…]
Chapitre 7. Les modèles administratifs entre imposition et adaptation : la police « moderne » et la transformation des pratiques d’identification
p. 133-146
Laura Di Fiore
Traduction de Kelly Mayjonade-Christy
Premières lignes
https://books.openedition.org/septentrion/26622
L’une des caractéristiques principales de la modernisation des institutions à l’époque du decennio francese dans le royaume de Naples est sans nul doute la naissance d’une police « moderne ». Malgré les réformes amenées par les Bourbons depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce n’est qu’à l’arrivée au pouvoir des Napoléonides que le royaume vit s’effectuer le développement d’une institution policière, entièrement libérée des entraves du pouvoir judiciaire et au fonctionnement institutionnel autonome.
Parmi les premières fonctions attribuées à la nouvelle police établie dans le royaume de Naples fut l’identification et la classification des sujets du royaume. En effet, dès le début de la domination française, un nouveau système capillaire de classification analytique des individus, fondé sur des pratiques d’identification des individus s’appuyant sur un riche substrat de savoirs, fut introduit sur le territoire napolitain, tout comme il le fut dans le reste de l’Europe sous domi…
Chapitre 12. Les éditeurs napolitains à l’époque napoléonienne
p. 205-222
Vincenzo Trombetta
Traduction de Milena Zemira Ciccimarra
Premières lignes
https://books.openedition.org/septentrion/26658
Pendant l’époque napoléonienne, le secteur éditorial a pris une importance stratégique parce qu’il était capable de satisfaire les exigences de l’administration, de favoriser la consolidation des institutions culturelles et le développement de l’éducation publique tout en participant à la formation d’un consensus politique au sein de la société civile. Dans le cadre des transformations profondes opérées par Joseph Bonaparte et Joachim Murat, la capitale du royaume de Naples apparaît emblématique d’un passage de l’ancien régime typographique aux conditions plus modernes et plus avancées du travail éditorial, où l’appareil d’État remplace le mécénat nobiliaire et ecclésiastique et acquiert le rôle de commanditaire principal. On assiste à l’augmentation des publications d’État et à la promotion des journaux gouvernementaux – grâce aussi à la contribution active des lettrés républicains, dont beaucoup étaient rentrés de leur exil – ce qui crée les conditions nécessaires à la naissance d…
Chapitre 15. Le premier laboratoire de chimie de l’université de Naples était-il français ?
p. 257-272
Corinna Guerra
Traduction de Kelly Mayjonade-Christy
https://books.openedition.org/septentrion/26679
En 1916, le physicien Pierre Duhem (1861-1916) posait la question suivante : la chimie est-elle une science française ? Cette question essentielle était en fait le titre d’un petit livre qui atteste des rivalités entre les nations européennes dans la recherche scientifique. Pour certains, c’est d’ailleurs cette course européenne effrénée dans la recherche scientifique qui aurait conduit à la Grande Guerre. Aussi, il semble intéressant de tenter de comprendre pourquoi Duhem sentit la nécessité de clarifier, avec la publication d’un tel titre, si la chimie pouvait être considérée comme une science française ou non, puisque l’utilisation de l’adjectif « français » dans le titre suggère que ce dernier ne qualifiait pas un simple pays.
Il est certain que cette profonde réflexion par Duhem sur le caractère français de la discipline a pour origine l’influence que la révolution chimique – que l’on doit au chimiste français A.L. Lavoisier (1743-1794) – a eue sur la naissance de la chimie m...
Chapitre 18. Jean-Baptiste Wicar, directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Naples (1806-1809), et l’importation du style néoclassique français
p. 307-320
Rosanna Cioffi
https://books.openedition.org/septentrion/26697
Ce chapitre s’inscrit dans le prolongement d’une décennie de réflexions et de recherches contribuant au renouvellement des connaissances sur une période brève mais néanmoins marquante de l’histoire du royaume de Naples. Le decennio francese a, en effet, été caractérisé par une multitude de réformes et d’innovations technologiques, parfois encore visibles dans la conformation urbaine de Naples et d’autres villes du Sud, par la réorganisation décisive de certaines institutions scientifiques et culturelles, notamment l’Académie des Beaux-arts qui fut dirigée pendant environ quatre ans par Jean-Baptiste Wicar, né à Lille en 1762.
Il s’avère difficile, impossible même, de rendre compte dans le cadre restreint d’un chapitre d’ouvrage de l’ampleur du tournant que les Français ont impulsé dans la communauté artistique napolitaine durant le decennio francese, en y ancrant une modernité dont les influences sont encore perceptibles dans la peinture et la sculpture de la seconde moitié du XIXe s…