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Cirot Georges. Elie Lambert, L’Art gothique en Espagne aux XIIe et XIIIe siècles. . In: Bulletin Hispanique, tome 35, n°1, 1933. pp. 70-76.
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L‘art français qui jadis avait parsemé l’Espagne du Nord d’églises romanes triomphe avec l’architecture gothique
TEXTE INTEGRAL
Il y a peu de questions, je crois, où l’histoire de l’Art soit autant de l’histoire tout court.
C’est par des pages d’histoire que s’ouvre ce livre. Elles expliquent nettement et clairement dans quelles conditions politiques, en apparence peu favorables à l’expansion française dans la Péninsule, s’y est introduit l’art ogival, et directement de France. Le déclin des relations militaires coïncide avec une recrudescence, ou plutôt un renouveau des relations artistiques.
Je dois pourtant relever un passage qui pourrait être mal interprété :
Quand, après le désastre d’Alarcos qui paraissait marquer le triomphe de la poussée almohade, la résistance reprend pour aboutir à la victoire d’Alphonse VIII à Las Navas, la croisade et la Reconquête ne sont plus une entreprise en grande partie, française, mais une affaire, avant tout castillane (p. 15).
Il y a eu, en fait, deux temps : 1°) appel aux Français et au roi de France, qui restent sourds à l’éloquence de Rodrigue de Tolède venu tout exprès en ambassade; appel aux Poitevins et aux Gascons (ce n’étaient pas alors des Français), qui répondent nombreux, l’archevêque de Bordeaux en tête, aux objurgations du médecin d’Alphonse VIII, Arnaldo; arrivée de l’archevêque de Narbonne, Arnaud, gagné par l’archevêque de Tolède, et de l’évêque de Nantes; 2°) découragement et départ des ultramontani, au nombre de mille chevaliers et soixante mille fantassins, juste avant la bataille de Las Navas. Tout cela ressort des récits d’Alphonse VIII, Arnaud, Albéric, Luc et Rodrigue, et surtout de la Chronique latine des Rois de Castille (II, 21-22). (Voir aussi la Chronique générale, texte publié par Ocampo, qui ajoute, entre autres, « el abad de Cistel ») II n’est donc pas tout à fait exact de dire :
Lorsque, par hasard, des contingents français interviennent, les « Anales Toledanos » montrent comment ils se discréditent par de regrettables excès…
Les Anales Toledanos n’étaient pas la seule source à citer, il s’en faut. — L’année 1212 n’en marque pas moins l’arrêt définitif de la collaboration militaire française, ou plutôt ultramontaine. La victoire de Las Navas fut une victoire exclusivement espagnole.
C’est pourtant après comme avant cette défaillance et cette déchéance, que l’art français (mettons « ultramontain »), qui jadis avait parsemé l’Espagne du Nord d’églises romanes, triomphe avec l’architecture gothique (Tolède, Burgos, Valladolid, Osma, etc.) et cela, comme l’expose fort bien M. L. (p. 24), parce que les prélats constructeurs avaient des accointances avec la France, ou tout au moins avec l’ordre de Cîteaux : Rodrigue, son oncle Martin, Finojosa, ses amis Maurice et Juan Domínguez, enfin Tello Téllez, tous évêques, tous bien en cour (et les deux derniers, comme Rodrigue, jouèrent un rôle politique de premier plan).
On n’en était plus aux files d’abbés ou d’évêques amenés de France par Alphonse VI, et les autres souverains du Nord de l’Espagne, comme Bernard de Tolède et Bernard d’Agen, évêque de Sigtienza; néanmoins, le second successeur de celui-ci (après le Languedocien Pierre de Leucate) est un. Poitevin, et cela expliquerait certaines analogies entre les cathédrales de Poitiers et de Sigiienza (p. 192); exemple, entre bien d’autres, des affinités dues à l’origine même des évêques constructeurs.
Rien de plus significatif, par conséquent, pour l’histoire des relations entre France et Espagne. Ce qui l’est plus encore, ce sont les précisions qui permettent de retrouver l’influence de l’art bourguignon, pas nécessairement cistercien, dès la fin du xiie siècle, dans le Porche de la gloire à Compostelle, dans l’abbatiale bénédictine en ruines de Carboeiro, dans celle de Saint-Vincent d’ Avila, et dans la cathédrale de la même ville; et l’influence aquitaine « dans un groupe important de monuments de la région intermédiaire entre Avila et Compostelle, qui, après avoir été entrepris sur des données purement romanes, ont été continués et terminés dans une architecture déjà gothique » (p. 59), à savoir surtout les cathé- giale de Toro, soit pour les cimborios, d’aspect plus ou moins oriental, mais apparentés par certains côtés à notre Sud-Ouest (p. 64), soit pour les voûtes cupuliformes et à liernes (p. 70). Tout cela anté- drales de Zamora, de Salamanque et de Ciudad-Rodrigo, et la collé-rieur, en majeure partie, à Las Navas. De même, sur le Chemin de Saint-Jacques, à Sahagún, à Santo Domingo de la Calzada.
Mais l’influence cistercienne a commencé à s’accuser. Saint Bernard, à la prière d’Alphonse VII, envoie, dès 1131, des moines de Clairvaux à Moreruela; de ce jour Cluny est battu en brèche; Citeaux pullule en Portugal comme en Léon. En Castille, en Navarre, en Aragon et en Catalogne, les fondations se rattachent aux abbayes de Gascogne et du Languedoc : fait qui explique et qui entraînait naturellement une affinité architecturale sur laquelle M. L. insiste avec raison. Alphonse VIII s’intéresse aux abbayes de femmes, et poussé par Eléonore d’Angleterre, fonde Las Huelgas, où, comme à Santa María de Huerta, construite par l’oncle de Rodrigue de Tolède, s’épanouit l’architecture gothique, alors que cependant le roman règne encore à Sotosalbos, fondé en 1212 par les Cisterciens (p. 80), et non sans que les traditions locales et l’art mudejar subsistent en mainte église de leur Ordre, les éléments bourguignons n’apparaissant alors que fortuitement. A Meira, l’église cistercienne, avec chapelles rectangulaires ouvrant directement sur les bras du transept, ce qui est caractéristique du plan cistercien, mais avec abside semi-circulaire, est encore romane, et « conçue sur le modèle du premier type d’église cistercienne élevé en Bourgogne avant l’adoption de la voûte d’ogives par les architectes de l’Ordre » (p. 83). Par contre, Alcobaça, qui rappelle la première abbatiale de Clairvaux, est voûtée d’ogives. Poblet, Veruela, Fitero, autant d’abbatiales cisterciennes gothiques à déambulatoire, élevées entre 1170 et 1190, de même pour celle de Moreruela, si elle n’est l’église dédiée à sainte Marie dont il est question en 1168 (p. 90-8). Puis c’est un type tout différent qui apparaît, et que M L. propose d’appeler « hispano-languedocien », vu l’étroitessé des rapports de filiation entre monastères cisterciens du Languedoc (pris au sens le plus extensif) et de l’Espagne du Nord. D’où s’ensuit la nécessité d’en étudier ensemble les monuments. Il n’en reste malheureusement qu’une partie du côté français : Lescale- Dieu, Fontfroide et Fiaran. De l’autre côté des Pyrénées, Valbuena, La Oliva, Veruela, Poblet et Santas Creus. Les caractéristiques de cette école sont soigneusement décrites en plusieurs pages (116-23), et l’on voit ensuite comment à cette école se rattachent, en Castille, Retuerta (diocèse de Valencia), Aguilar de Campóo, Bugedo, qui relevaient toutefois de l’ordre de Prémontré; San Miguel de Palen- cia, Villamuriel de Cerrato et Villasirga; en Navarre, la collégiale de Tudela, puis l’église de Sangüesa et l’abbatiale bénédictine d’Hirache; en Catalogne, les cathédrales de Tarragone et de Lérida.
… De même qu’un siècle plus tôt la conquête de l’Angleterre avait ouvert aux architectes normands un vaste domaine où se sont bientôt élevées une foule d’oeuvres plus importantes et à certains égards plus évoluées que dans la Normandie propre, de même la fondation de nombreuses abbayes cisterciennes au sud des Pyrénées par les monastères du Midi de la France a fourni aux architectes originaires de la Gascogne et du Languedoc un énorme et nouveau champ d’activité où ils ont désormais travaillé non seulement pour les moines de Cîteaux, mais encore pour d’autres ordres ou pour le clergé séculier. Ainsi tout le Nord-Est de la Péninsule hispanique s’est couvert d’une multitude de monuments plus nombreux encore que ceux de la région française où cette école architecturale avait pris naissance, mais où les troubles politiques et militaires et l’introduction de l’art français du Nord l’empêchèrent bientôt de se développer; et c’est là seulement que cette forme d’art s’est pleinement épanouie dans toute son ampleur (p. 133).
L’art français du Nord, qui vient se superposer, est normand d’origine; mais il est venu par les cathédrales de Paris, de Bourges, du Mans, parentes de celle de Coutances, par celles de Laon, de Chartres, de Dijon; il est passé par la Bourgogne, « probablement par l’intermédiaire des Cisterciens »; et ces influences « franco- bourguignonnes se font sentir à Cuenca, sans qu’on soit obligé d’expliquer, par exemple, le triforium de Cuenca par celui de Lincoln (p. 172); à Huerta, où le réfectoire « est sans aucun doute une des œuvres les plus pures et les plus élégantes de l’architecture française hors de France » (p. 179); à Sigiienza , où la cathédrale « est faite pour ainsi dire de deux églises superposées, dont l’une toute méridionale est encore en grande partie romane, tandis que l’autre est une œuvre audacieuse et légère de l’architecture gothique du Nord de la France… et toutes deux représentent des formes d’art introduites en Espagne par les Cisterciens » (p. 183-1)4), constatation que n’empêchent pas de nombreuses « réédifications » ultérieures; enfin, à Las Huelgas, ce couvent cistercien où Martin de Finojosa a imposé, comme à Huerta et à Sigiienza, l’influence de l’école hispano-languedocienne, et où l’architecture franco-bourguignonne deviendra bientôt aussi prépondérante (p. 196), non sans que l’art mudejar, après les conquêtes de Ferdinand III, y introduisît ses créations typiques et certes inattendues (p. 201).
Les cathédrales de Burgos et de Tolède, dont la première pierre fut posée, respectivement, dix et quinze ans après Las Navas, révèlent l’influence des cathédrales franco-normandes. Sur celle de Tolède, dont le premier maître d’eeuvre fut décidément, semble-t-il, un nommé Martin, sans patronymique (p. 206), M. Lambert avait déjà dit sa pensée, que nous avons rapportée en parlant du livre qu’il a consacré à cette ville (Bull, hisp., 1926, p. 208); l’art mudejar s’y montre d’ailleurs dans les triforiums (p. 215). Quant à la cathédrale de Burgos, il lui « paraît probable en définitive que c’est un même plan manuscrit tracé par un architecte français de l’école franco-normande et reproduisant certaines particularités de Pontigny qui a inspiré séparément et vers le même temps les cathédrales de Coutances et de Burgos. En élévation, au contraire, c’est surtout à la cathédrale de Bourges que ressemble celle de Burgos » (p. 227). Mais c’est de Reims que s’est inspirée la décoration des portes (p. 233), et cela dès le xiiiè siècle, et aussi la composition architecturale des façades, en particulier pour les galeries de statues (p. 237).
La cathédrale de Léon, dont la construction occupa la seconde moitié du xiiie siècle, est due aux mêmes architectes que celle de Burgos, maître Henri (auquel du reste ne seraient pas dus les plans de celle-ci), puis son élève espagnol Juan Pérez. « L’imitation de la cathédrale de Reims a fourni la donnée première » (p, 243); des analogies se constatent par ailleurs, directes ou indirectes, avec Chartres, Amiens, la Sainte-Chapelle, Bayonne enfin, dont la parenté avec Reims et Soissons est mise ici en relief (p. 254), et qui, sur la route de Compostelle, a subi les mêmes influences que Burgos et Léon. Dans ces trois cathédrales, architecture et sculpture manifestent une influence franco-champenoise bien nette.
Si les cathédrales de Léon et Tolède, trop isolées dans leurs milieux respectifs, n’ont guère eu d’influence autour d’elles, il n’en est pas de même de celle de Burgos et de l’abbaye de Las Huelgas; elle se voit à Osma, dont l’évêque, Juan Domínguez, succéda à Maurice dans son siège de Burgos, tandis que lui-même était remplacé par un chanoine de Burgos (p. 261); elle se voit à Burgos même (San Gil), à Sasamón, à Valladolid (Santa María la Antigua), à Castro-urdiales et à Santander (cathédrales), à Palencia, à Lugo aussi peut-être (p. 276), dans des constructions cisterciennes, Pala- zuelos, San Andrés del Arroyo, Matallana, Villamayor, Bonaval (p. 280), en Aragon même (Piedra, Rueda, Veruela, San Miguel de Foces), enfin (p. 283) jusqu’à Cordoue, à la conquête de laquelle assista Juan Domínguez, et à Séville.
Au surplus, M. L. se rend bien compte que le cas de l’Espagne n’est pas isolé :
Les choses se sont passées en Espagne au xiie et au xiiie siècle à peu près comme dans les autres pays de l’Europe chrétienne, où l’on peut distinguer de même, aux origines de l’art gothique, des influences très diverses, parmi lesquelles celle de l’architecture cistercienne a été particulièrement importante. En Angleterre, en Italie, dans la Belgique et la Hollande actuelles, en Allemagne surtout, l’histoire de l’architecture ogivale présenterait bien des faits semblables à ceux que nous avons constatés en Espagne… (p. 289).
Mais cette étude montre à quel point l’Espagne chrétienne a été mêlée artistiquement, comme elle l’a été littérairement et historiquement, à la vie de ce qui est aujourd’hui la France.
Est-il besoin d’insister davantage sur l’intérêt de ce beau travail, écrit sobrement, dans une langue technique qui n’a rien de rébarbatif (à condition que l’on en connaisse le vocabulaire) et qui est toujours claire ? On y sent une préparation de longue main par l’examen personnel comme par l’étude de tout ce qui a été publié sur cette vaste question. On y sent aussi la joie d’avoir contemplé ces splendeurs et de les avoir comprises, grâce à la méthode comparative, toujours très poussée et sans arbitraire. Non pas que l’auteur s’abandonne à des expansions subjectives. Il ne cherche pas l’effet. Tout au plus, à l’occasion (par exemple, p. 183, pour Sigiienza), donne-t-il de temps à autre une impression qui restera dans l’esprit du lecteur comme elle est restée dans le sien. Son livre est un livre de science, autant qu’un livre d’art. Il faut, pour le suivre, une certaine adaptation; l’ingéniosité de l’observation et de la déduction (par exemple p. 221-2) est très marquée; mais on sent qu’on apprend toujours et que tout ce qu’on lit concourt à une démonstration.
Il était assez indiqué qu’un Bayonnais, qui a fait partie de notre Ecole bordelaise de Hautes Etudes hispaniques à Madrid, et qui professe aujourd’hui à Caen (la ville de l’Abbaye aux Hommes et dç l’Abbaye aux Dames), nous montrât par le détail les origines françaises de l’architecture gothique d’Espagne. Qu’il soit permis à quelqu’un qui l’a suivi de loin, avec une sympathie bien naturelle, dans ses recherches, de le féliciter en recommandant la lecture de cette belle thèse (car c’en est une, et elle a été soutenue en Sorbonne), et d’exprimer le souhait qu’une grande maison d’édition comme l’« Editorial Labor » lui demande pour sa collection bien connue un manuel où le contenu de cet exposé magistral soit condensé d’une façon accessible pour nos étudiants et pour le grand public.
G. CIROT.