via persee.fr


Rucquoi Adeline. La France dans l’historiographie médiévale castillane. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 44ᵉ année, N. 3, 1989. pp. 677-689.

www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1989_num_44_3_283615


 

Le règne d’Alphonse VI de Castille et Le6n (1065-1109) est à l’origine de ce changement. C’est à lui en effet que le royaume doit son ouverture vers l’Europe, une Europe qui s’est manifestée aussi bien dans les domaines reli­gieux que politique et social, et dont l’introduction en Espagne occidentale fut l’œuvre des Français


REPRODUCTION DES PREMIÈRES PAGES ET DE LA CONCLUSION

Le processus de création d’une « conscience nationale » dans la péninsule Ibérique remonte très loin dans le temps puisque dès la fin de l’Empire romain, dans l’Espagne envahie par les Wisigoths, Indacius au ve siècle, puis Isidore de Séville au début du viie siècle achevaient déjà leurs chroniques respectives par le récit exclusif des événements survenus en Espagne. Isidore de Séville consacrait même, vers 624, quelques pages exemplaires aux louanges de sa patrie, les Laudes Hispaniae. Les premières chroniques postérieures à l’invasion des musulmans, écrites dans le royaume chrétien astur-léonais à la fin du IXe  siècle, offrent ainsi un passé glorieux auquel se rattacher, celui de l’Espagne wisigothique, et un but à la fois politique et religieux à atteindre, celui de la réoccupation du territoire et de  la  restauration  des  splendeurs  anciennes  du  royaume. Les  mythes  de Rodrigue, le dernier roi wisigoth, du traître don Julian, et du bon roi Pelayo constituent la trame de fond sur laquelle se crée le sentiment national castillan. Ce n’est qu’à partir du xiie siècle que s’intègre dans ce processus l’élément « étranger » par rapport auquel une Castille aux tendances hégémoniques – depuis la fin du siècle précédent, les souverains castillans se sont unilatérale­ment intitulés imperatores tofus Hispaniae – choisit de se définir à la fois comme royaume indépendant et comme « nation » spécifique. Cette intrusion de l’« étranger » dans une histoire qui, apparemment, se suffisait à elle-même et tirait de son propre passé ses mythes a parfois été perçue comme le choc cultu­rel d’une Espagne, jusqu’alors isolée et autarcique, rencontrant l’« Europe ». Or, cette Europe a revêtu, pour la Castille, l’apparence unique de la France.


Pourquoi la France ?

Les chroniques castillanes qui, jusqu’au milieu du xie siècle, n’accordaient qu’un très bref intérêt à leurs voisins du Nord commencent à leur consacrer plus de pages et d’anecdotes au cours du siècle suivant lorsque se constitue une « histoire officielle » que reprendra et rédigera en langue vulgaire au milieu du xiiie siècle l’école du roi Alphonse X le Sage. Une histoire dans laquelle la nation espagnole se forge, non plus seulement dans la lutte contre l’infidèle pour reprendre les terres conquises, mais désormais également contre les pou­voirs spirituels et temporels de l’Europe chrétienne. Charlemagne, en tant que représentant symbolique de cette Europe impériale et romaine, en devient la figure centrale. Or, reflet indiscutable de la « propagande » capétienne, Il y est perçu autant comme empereur du Saint Empire romain que comme rex Fran­corum, unissant donc en sa personne l’Église, l’Empire et la France.

Le règne d’Alphonse VI de Castille et Le6n (1065-1109) est à l’origine de ce changement. C’est à lui en effet que le royaume doit son ouverture vers l’Europe, une Europe qui s’est manifestée aussi bien dans les domaines reli­gieux que politique et social, et dont l’introduction en Espagne occidentale fut l’œuvre des Français. Le sujet a déjà été longuement traité, aussi bien par les historiens espagnols qui ont facilement tendance à y voir l ‘affrontement entre l’« âme espagnole » et une imposition « étrangère » intolérable, que par les his­toriens d’autres horizons qui considèrent souvent qu’il s’agissait là d’un aggiornamento nécessaire.

Les facilités accordées alors par le roi Alphonse VI aux moines de Cluny, l’imposition du rite romain en lieu et place du rite wisigoth ou mozarabe indi­gène, la substitution des évêques récalcitrants par des moines noirs clunisiens, les alliances matrimoniales conclues avec des familles toulousaines et bourgui­gnonnes, l’ouverture du pèlerinage de saint Jacques de Compostelle à un nombre croissant de francos – il est significatif que le vocable franco ait servi à désigner en Castille tous les non-Castillans -, l’adoption de la calligraphie dite « française » pour remplacer l’écriture traditionnelle ou « wisigothique » furent peut-être dues tout autant aux convictions personnelles du souverain qu’aux pressions politiques extérieures. Il est en effet établi que, pour des rai­sons peu claires – peut-on vraiment croire à un tel manque d’information des papes Alexandre II et Grégoire VII alors que les témoignages ne manquent pas de pèlerinages en Galice dès le milieu du ixe siècle ? – vers 1060-1080, la papauté encouragea une croisade française contre l’Espagne et en revendiqua le territoire qui aurait appartenu depuis longtemps à saint Pierre en toute souve­raineté.  Alphonse VI a peu t-être ainsi préservé l’indépendance de son royaume et lui a acquis une reconnaissance internationale au prix du sacrifice d’une partie de l’« héritage » de l’Espagne wisigothique.

Mais les Français qui arrivent dans le royaume d’Alphonse VI ne sont pas seulement porteurs des valeurs et des coutumes européennes face aux rites et aux valeurs que les Espagnols considèrent comme constitutifs de leur nation puisque wisigothiques. Ils apportent en même temps avec eux une vision fran­çaise de l’histoire européenne, celle que l’entourage des Capétiens commence à diffuser.

En 1100, succédant au moine clunisien Dalmacius, Diego Gelmirez devient évêque de Saint-Jacques-de-Compostelle. Ancien chancelier du gendre d ‘Alphonse VI, Raymond de Bourgogne, Diego Gelmirez va bientôt bénéficier d’un appui incomparable, celui du frère de son ancien protecteur devenu pape sous le nom de Calixte II.                                                                              ‘

Autour de la cour épiscopale et à la faveur des nombreux privilèges accordés par Rome, une école se forme qui rédige une Historia Compostelana et le Liber Sancti Jacobi, ou Codex Calitinus. Leurs auteurs en son souvent originaires de France, et l’ideologie qu’ils transmettent est d’inspiration française. A l’époque ou la Chanson de Roland commence à se répandre le long du chemin dit « français », le IV Livre, du Liber Sancti Jacobi, ou « Pseudo-Turpin », raconte pour la première fois à l’Espagne une version de l’histoire dans laquelle Charlemagne joue un rôle prépondérant, aussi bien en ce qui concerne la découverte du tombeau de l’Apôtre, que dans la lutte contre les musulmans suivie de l’occupation ou de la fondation de multiples villes dans une péninsule par lui conquise et par lui libérée.

Face à ce mythe qui concerne leur histoire, les Castillans ne tardent pas à réagir en proposant une « contre-histoire » qui va rapidement devenir l’histoire officielle. 

Présente déjà dans la Chronique de Silos du début du xiie siècle, elle est pleinement élaborée dans le De Rebus Hispaniae que compose, dans les années 1240, l’archevêque de Tolède, Rodrigue Ximénez de Rada : le roi Alphonse II le Chaste (791-842), parvenu à la fin de son règne et n’ayant pas d’enfant pour lui succéder, fait appel à Charlemagne et lui propose la succession à condition que celui-ci l’aide dans sa lutte contre les musulmans. Charlemagne accepte mais les magnates du royaume astur-léonais s’y opposent et menacent le roi de lui retirer  l’obéissance  qu’ils lui doivent  s’il ne renonce pas à son projet  car « malebant enim mari liberi quam in Francorum degenere servitute ». L’un des plus ardents défenseurs de la liberté du royaume est le neveu du roi, Bernard del Carpio, qui va prendre la tête des armées. Charlemagne et son neveu Roland sont donc arrêtés au passage des Pyrénées, à Roncevaux, par Alphonse II et son neveu Bernard del Carpio – le parallélisme est parfait  ; l’aide apportée par  le roi musulman de Saragosse, Marsile, sera progressivement escamotée dans les versions postérieures au profit d’une  victoire  essentiellement  astur-léonaise. Ayant perdu à la fois la bataille et la vie de Roland et de ses douze pairs, Charle­magne retourne à Aix-la-Chapelle où il meurt peu après.  Il n’est  donc jamais entré en Espagne.

Soucieux, cependant, de véracité historique et désireux d’appuyer ses dires, Rodrigue Ximénez de Rada s’élève contre les assertions de la chronique du Pseudo-Turpin en poursuivant son récit : « Non nuli histrionum fabulis inhae­ rentes ferunt Carolum civitates plurimas, castra et oppida in Hispaniis acqui­ sisse, mu/taque proelia cum arabibus strenue perpetrasse et stratam publicam a Ga/lis et Germania ad Sanctum Jacobum recto itinere direxisse ». Il passe alors en revue toutes les villes du Nord de la péninsule en nommant les rois qui les ont reconquises et repeuplées, et termine en disant : « non video quid in Hispaniis Carolus acquisiverit (…) Facti igitur evidentiae est potius annuendum quam fabulosis narrationibus attendendum  ».

Rédigée peu après, la Primera Chronica General, qui reprend les chroniques antérieures et en donne une version en langue vulgaire, réitèrera cette affirma­tion en soulignant que, tout au plus, Charlemagne « en Catalogne a conquis Barcelone, Gérone, Ausona et Urgel », et que toutes les autres conquetes qui lui seraient attribuées « ne doivent pas être crues »


CONTRE LES FRANCAIS

« Plutôt mourir libres que de vivre sous le joug des Français » : la formule de l’archevêque de Tolède résume ainsi l’affirmation par les Castillans de leur identité nationale face aux prétentions émises par les chroniqueurs de l’entourage des Capétiens de réécrire l’histoire. A l’époque même où Rodrigue Ximénez rédige sa chronique, l’auteur du Poema de Fernan Gonzalez résume ce fait en faisant dire au roi Alphonse II « qu’il préférait continuer à être comme il était, plutôt que de soumettre le royaume d’Espagne à la France, et que les Français ne pourraient s’en glorifier, eux qui voudraient bien s’en emparer en cinq ans ! », allusion on ne peut plus claire à la version de la Chanson de Roland qui attribue à Charlemagne la conquête de l’Espagne, quoique en sept ans.

Le mythe est donc bien ancré et les Français sont vite devenus, pour les Cas­tillans,  la personnification  de tout ce qui est « étranger » et s’oppose à leur propre  culture.

L’introduction du rite romain, sous l’influence des moines noirs de Cluny, va également donner lieu à l’élaboration de mythes. La Primera Chronica General relate le fait sous la forme d’un duel judiciaire chevaleresque. « Le clergé et toute la population de l’Espagne furent bouleversés parce que le roi et le légat les obligèrent à recevoir en Espagne l’of fice de France », dit le texte qui assimile donc parfaitement le rite romain à ceux qui le transmettaient. Pour trancher le différend, deux chevaliers combattent alors, « l’un de la part du roi pour l’of fice de France et l’autre de la part des chevaliers et du peuple pour l’office de Tolède ». Malgré la victoire de ce dernier, le roi, influencé par sa femme -Agnès de Champagne, une Française -, ne s’avoue pas vaincu et les deux livres contenant les deux rituels sont jetés au feu. « Et le livre de l’office français restait dans le feu et voulait s’y maintenir », tandis que l’autre sauta hors du bûcher.

La volonté du roi imposa finalement l ‘« office de France » – la chronique ne le nomme jamais autrement -à des Espagnols qui voulaient rester fidèles à leurs propres coutumes. Elle imposa aussi, dit la chronique, « aux écrivains de lettre tolédane, celle que don Gulffidas, évêque des Goths, découvrit le premier et dont il fit les lettres de son a. b. c., de cesser de les utiliser et d’employer les lettres de l’a. b. c. des écrits et de l’office de France ».

Le libelle appelé Tractatus Garsiae, rédigé à Tolède dans le milieu des cha­noines de la cathédrale au début du xiie siècle, est une nouvelle pièce à apporter au « dossier antifrançais » qui se constitua en Castille en réponse à l’apparition massive de ceux-ci, aussi bien physiquement que culturellement. Sous couvert du récit banal de la translation de certaines reliques, celles des saints Albinus et Rufinus, apportées à Rome par l’archevêque, il s’agit en fait d’un violent pamphlet qui dénonce l’avarice et la cupidité de l’Église romaine, ainsi que les ambi­tions insatiables du premier archevêque de Tolède, le clunisien Bernard de Sédirac, un Français naturellement.

La version de l’ordalie, présentée par la Primera Chronica General offrait déjà l’avantage de mettre en valeur la volonté des Espagnols de ne pas abandonner leurs rites et leurs coutumes, hérités des Goths, au profit de coutumes fançaises, volonté  que le  ciel lui-même ratifiait.  Elle  présentait  cependant l’inconvenient de montrer le roi, celui qui avait repris Tolède, le descendant direct des rois wisigoths, toutes les chroniques se plaisent à le rappeler, et le garant donc de la  continuité de l’Espagne, comme le porte-parole de l’ « étranger », imposant celui-ci à son royaume de façon arbitraire et tyran­nique.  […]


[…]

CONCLUSION

L’identité nationale espagnole s’est décidément faite contre la France. Une France qui, nous l’avons vu, a symbolisé pour l’Espagne toute l’Europe.

L’identité nationale espagnole s’est décidément faite contre la France. Une France qui, nous l’avons vu, a symbolisé pour l’Espagne toute l’Europe. Char­lemagne, contre lequel s’affirme l’indépendance péninsulaire, mais qui est en même temps apparenté à cette Espagne « imaginaire » tolédane-wisigothique de par son entrée dans la famille du roi Galafre, est à la fois empereur des Romains et roi des Français. Il est la représentation symbolique de l’Europe pour les Espagnols.

Dans les relations qui s’établissent , l’Espagne impériale n’est pas impéria liste : la politique d’expansion territoriale qu’elle mène alors a pour unique objectif la reconquête de l’intégrité du territoire de cette Hispania mythique (ce sont les combats contre les musulmans}, et sa supériorité n’est constatée que par ceux qui viennent à elle (l’« empire » d’Espagne n’a pas d’ambitions euro­ péennes comme l’Empire germanique). Il faut donc souligner ici que les mythes concernant Charlemagne et la France ne constituent qu’une petite partie des mythes fondateurs de la « nation Espagne » ; leur unique but est de replacer celle-ci dans le cadre européen et dans la hiérarchie des nations-pouvoirs.

A la fin du xve siècle, les mythes ne seront plus les seuls à véhiculer une image de la France ennemie de l’Espagne. Les relations multiples établies au cours de la première moitié du siècle auront abouti à une meilleure connaissance de « l’autre ». Or cette connaissance n’est favorable à aucune des parties en présence. Les opinions négatives concernant le caractère ou les coutumes de la nation voisine prennent le relais des mythes et les confortent : les Français, qui voient les Espagnols comme arrogants, sont à leur tour qualifiés d’orgueilleux, de présomptueux, de beaux-parleurs ; on les voit méprisants et imbus d’eux­ mêmes.

A la fin du Moyen Age, les Français auront remplacé la France, et les jugements psychologiques ou sociaux auront pris le relais des mythes. Mais, face à Charlemagne, les Espagnols de l’époque moderne coninueront à proclamer  : « Plutôt mourir que de tomber sous le joug des Français ».

Adeline RucQUOI
CNRS

 

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