

QUATRIÈME DE COUVERTURE
(Édition Belin 2010)
L’histoire a longtemps juxtaposé des images simples pour définir les quatre siècles écoulés de 481 à 888 : aux Mérovingiens – à l’exception de Clovis, sanguinaires, incultes et incapables, succédaient des Carolingiens glorieux, conquérants et propagateurs actifs de la foi chrétienne. Les recherches des dernières décennies, fondées sur une réévaluation des sources écrites et sur les progrès de l’archéologie, ont libéré cette période du carcan des idées reçues. Ce livre, en forme de bilan, dresse des perspectives neuves. Il montre que l’Antiquité tardive se prolonge jusque vers 600 et que « les grandes invasions », comme « la barbarisation de l’Occident » appartiennent au registre des concepts arbitraires. Au viie siècle, commence effectivement le Moyen Âge. Alors, débute une croissance appelée à se développer jusque vers 1250 : elle fait glisser le centre de gravité de l’espace français (et européen) vers le nord-ouest. Parallèlement, le christianisme achève de devenir totalement coextensif à la société.
Forts de ce contexte, mais plus encore de la dynamique de leurs conquêtes, les premiers Carolingiens rassemblent sous leur sceptre presque toute l’Europe occidentale. Cette construction brillante marque pour toujours les mémoires. Cependant, elle s’avère d’une extrême fragilité : en effet, les conditions concrètes d’un monde avant tout rural restreignent la puissance effective à une échelle territoriale étroite et réduisent le pouvoir central à une collaboration obligée avec les aristocraties locales. Quand apparaît le nom de « Francie », il recouvre une mosaïque de communautés régionales très diverses.
Ainsi, les auteurs de cet ouvrage ramènent-ils les faits aux réalités de l’époque, rejetant les anachronismes et les outrances – négatives ou positives. Ils mettent en scène une société étrangère à celle d’aujourd’hui par ses hiérarchies, ses caractères anthropologiques et ses institutions, mais à laquelle la culture et le légendaire des Français doivent beaucoup. Ils appuient leur exposé sur des textes et des cartes et sur une iconographie abondante, qui donnent à voir et à comprendre. Cette histoire renouvelée possède un attrait majeur : au-delà des représentations traditionnelles, elle s’efforce d’atteindre le réel.
PRÉFACE
Jean-Louis Biget
La France avant la France
481-888
Préface
« Le peuple illustre des Francs, institué par Dieu »
Prologue de la Loi salique (vers 763-764)
Cette proclamation messianique figure en tête de la Loi salique, dans sa version de la fin du règne de Pépin le Bref († 768). Elle exalte les Francs, peuple élu par Dieu pour incarner la Nouvelle Alliance. Les succès du roi, sacré par le pape à Saint-Denis, paraissent fonder cette prétention.
Les Francs ont effectivement joué un rôle majeur dans la genèse, l’histoire et la christianisation de l’Europe, et plus particulièrement de la France. Jadis et naguère, ils ont fourni bien des héros à la geste nationale : Clovis, Dagobert, Charles Martel, Pépin le Bref, Charlemagne, voire Charles le Chauve. Et puis notre pays leur doit son nom.
Cette fonction éponyme justifie que toute « histoire de France » commence avec leur entrée en Gaule. Pourtant, il a semblé légitime d’intituler ce livre La France avant la France. C’est que le roman monarchiste ou l’épopée républicaine ont fait subir à la réalité bien des distorsions. À parcourir les pages qui suivent, on saisit que ce qui était donné pour l’histoire composait une fable aux strates multiples. Le propos de l’ouvrage concerne évidemment le territoire français actuel, mais son contenu démontre que n’apparaît, entre le Ve et le IXe siècle, aucun des éléments constitutifs d’une entité « France » : État, nation, unité linguistique ou sentiment d’une identité commune.
La période concernée a, depuis quarante ans, fait l’objet d’une réévaluation complète. Spécialistes avertis, Charles Mériaux — pour les temps mérovingiens — et Geneviève Bührer-Thierry — pour l’époque carolingienne — présentent les résultats essentiels de cette relecture. Ils témoignent du profond effort d’objectivité qui a permis de dépasser les querelles d’écoles et de nations ; ils montrent la mise à distance de la foisonnante imagerie romantique, dont ils ont souhaité que soient repris, en contrepoint, quelques exemples significatifs. Ils relèguent dans l’obsolescence scientifique l’effondrement du monde romain et la ruée des barbares ; ils donnent un fondement anthropologique et/ou rationnel aux drames et aux violences sanglantes du palais mérovingien, comme à l’incurie des « rois fainéants ». Ils ramènent la gloire des Carolingiens à de justes proportions.
Prenant appui sur les apports récents de l’archéologie, ils invitent d’abord à considérer les « invasions barbares » comme une erreur de perspective et un abus de langage. En effet, les Goths et les Francs, romanisés de longue date et de plus très minoritaires, n’ont pas détruit l’héritage romain, mais ils en ont assuré la permanence en Gaule. Ils n’ont bouleversé ni les structures agraires ni les rapports sociaux, et ils ont conservé les institutions administratives, culturelles et religieuses du Bas-Empire.
Ainsi l’Antiquité tardive se prolonge-t‑elle jusque vers 600 / 630. Charles Mériaux et Geneviève Bührer-Thierry soulignent avec raison que le glissement vers le Moyen Âge se produit pendant les règnes de Clotaire II (seul roi des Francs de 613 à 629) et de son fils Dagobert (629‑639). Cette évolution fondamentale fait suite au nadir économique et démographique consécutif à la grande peste du VIe siècle. Mais, à partir du point bas atteint à ce moment, débute un essor de la population et de l’occupation du sol, qui se prolonge ensuite jusqu’au XIIIe siècle. Particulièrement sensible dans les pays du nord de la Loire, il entraîne le basculement du centre de gravité économique de l’Europe occidentale vers le nord-ouest et relègue la zone méditerranéenne dans une position subordonnée.
Le monde franc, à l’instar de celui des derniers siècles, gallo-romains, présente une société très contrastée, où s’affirment des rapports et des liens qu’on peut considérer comme les prodromes lointains du système féodal. Il vit quasi exclusivement de l’agriculture. La possession du sol y constitue la richesse dominante. Cette donnée confère, dans chaque cité, la prépondérance à quelques familles de grands propriétaires fonciers, qui forment l’aristocratie. Le prestige de cette dernière tient à l’importance de sa clientèle armée et de ses dépendants ; il se nourrit également d’une composante religieuse ; en effet, les puissants contribuent à l’avancée de la christianisation par la fondation d’églises et de monastères ; et puis la totalité des évêques et des saints appartient à leur milieu. Les conditions matérielles réduisant le pouvoir à un horizon régional, la relation entre le souverain et le peuple passe par la médiation obligée de l’aristocratie. Dans ce contexte, l’autorité royale n’existe que par le consensus de la majorité des « grands ». Charles Mériaux et Geneviève Bührer-Thierry font bien voir qu’une telle conjoncture intervient seulement dans la guerre victorieuse, qu’elle soit extérieure — tournée vers l’expansion du regnum Francorum — ou bien — à défaut — intérieure, opposant d’abord Burgondie, Neustrie et Austrasie, puis les trois Francies issues de l’Empire à Verdun en 843. La victoire rassemble l’aristocratie autour du chef de guerre, car elle permet à ce dernier de distribuer butin, prisonniers, terres et charges.
La prééminence de l’aristocratie s’exprime clairement tout au long du viie siècle et plus encore dans l’éviction des Mérovingiens par une puissante famille austrasienne, après une « longue marche » d’un siècle et demi, concomitante du « décollage » des pays du Nord-Ouest. Il s’agit bien sûr des Carolingiens, dont le pouvoir se fonde en premier lieu sur la conquête ; afin de le pérenniser, Charlemagne essaie d’étendre simultanément à toute l’Europe le modèle d’un patrimoine privé, géré par une clientèle qu’unissent à son patron des liens de dépendance et/ou des liens familiaux. Ainsi naît une « aristocratie d’empire », détentrice de biens et de fonctions dans de nombreuses régions. En parallèle, la religion constituant le lien fédérateur essentiel de la société, les Carolingiens s’appuient également sur l’Église et tentent d’assimiler la communauté de leurs sujets à celle des chrétiens.
L’ordre carolingien ne présente donc aucunement les caractères d’un État ; il repose très largement sur des collaborations aristocratiques et ecclésiastiques précaires. Aussi bien, malgré la restauration de l’Empire en 800, le regroupement territorial extraordinaire opéré par Charlemagne connaît des difficultés dès que s’épuise le dynamisme de la conquête. Ouvert aux attaques des pirates, scandinaves au nord, sarrasins au sud, il s’avère un puzzle éphémère, dont les composants, des entités d’espace restreint, retrouvent leur autonomie structurelle. Charles Mériaux et Geneviève Bührer-Thierry dissipent ainsi des illusions longtemps entretenues dans l’historiographie et ramènent l’histoire à la vérité des faits. Cette hygiène permet de mieux comprendre les évolutions politiques de l’époque franque.
Faut-il pour autant considérer celle-ci comme un âge sombre, après qu’elle a jadis été célébrée comme le temps des héros fondateurs ? Si ce livre jette à bas toute idée d’État pour l’époque, il n’en met pas moins en évidence des phénomènes décisifs pour l’avenir : un premier développement de l’économie entre Loire et Rhin, le progrès de la christianisation puis l’émergence, dans la seconde moitié du IXe siècle, d’une Francie occidentale appelée à devenir la matrice de la France ultérieure.
Charles Mériaux et Geneviève Bührer-Thierry soulignent également que la période n’est pas celle de « l’infélicité des Goths », le long tunnel d’ignorance déploré par Rabelais et les humanistes. La convergence culturelle des élites « barbares » et des élites gallo-romaines a permis leur fusion rapide. Aux ve et VIe siècles, aucune régression ne se discerne dans la culture des laïcs ni dans l’usage de l’écrit, et la langue évolue selon un processus normal. Par ailleurs, monastères et églises jouent un rôle positif dans la conservation des œuvres antiques. De même, les Carolingiens, parallèlement à l’instauration d’une écriture normalisée, dans un empire ou des royaumes dépourvus d’unité linguistique, s’efforcent de promouvoir, comme langue de l’Église et de l’administration, un latin aussi proche que possible de son expression classique. Cette volonté favorise la copie systématique des textes anciens. La période du ve au IXe siècle ne correspond donc nullement au degré zéro de la culture. Tout au contraire, elle assume un rôle primordial dans la transmission d’une grande part de la littérature latine à l’Occident des temps futurs. La très belle iconographie de ce volume rend superbement compte de l’activité de production des manuscrits déployée à cette époque.
Puisque l’évolution des savoirs procède d’une approche neuve des sources, Charles Mériaux et Geneviève Bührer-Thierry introduisent aussi leurs lecteurs dans l’atelier de l’historien, afin de les familiariser avec les méthodes dont use aujourd’hui ce dernier. Ils leur permettent notamment de découvrir les aléas de l’interprétation des textes, à partir de l’exemple éclairant des Dix livres d’histoires de Grégoire de Tours. Ils montrent également que l’archéologie, en apparence moins sujette à caution que la documentation écrite, se prête néanmoins à des controverses, de sorte qu’il a fallu revenir sur l’interprétation ethnique ou religieuse du mobilier de certaines sépultures. Ils évoquent encore les rivalités franco-allemandes qui ont relayé les regrets des hommes de la Renaissance pour nourrir la légende des « invasions barbares ».
Voici donc un beau livre. Fondé sur l’état actuel de la recherche, il présente la substance des révisions opérées au cours des dernières décennies. Tout en reprenant une trame chronologique usuelle, éclairée par une cartographie pertinente et originale, il offre un panorama entièrement revisité de la période écoulée entre la fin du Ve siècle et celle du IXe. Il modifie de manière essentielle les perspectives concernant « les origines de la France ». Premier volume d’une série, il offre une solide pierre d’attente aux tomes suivants, l’ensemble promettant de constituer un édifice majeur, qu’on pourrait à bon droit nommer, en s’inspirant d’une collection antérieure, Monumenta Franciae Historica, « Les Monuments historiques de la France ».
JEAN-LOUIS BIGET
(directeur du volume)
Auteurs : Geneviève Bührer-Thierry, Charles Mériaux.
Geneviève Bührer-Thierry, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, agrégée d’Histoire, est actuellement professeur d’Histoire du Moyen Age à l’université Paris-Est-Marne la Vallée où elle dirige le laboratoire de recherches « Analyse Comparée des Pouvoirs ».
Elle est spécialiste du monde franc et germanique du haut Moyen Age, ses travaux portent sur le pouvoir des évêques, sur le rôle des femmes, sur la construction des territoires et les échanges culturels aux frontières. Elle est aussi directeur de la revue Médiévales.
Elle a notamment publié L’Europe carolingienne (741-888) chez Armand Colin (2002, nouvelle édition en septembre 2010) et Pouvoirs, Eglise et société en France, Bourgogne et Germanie (888-XIIe siècle) en collaboration avec Thomas Deswarte aux éditions Sedes en 2008.
Charles Mériaux, agrégé d’histoire, est actuellement maître de conférences en histoire du Moyen Âge à l’Université Charles-de-Gaulle Lille 3. Il travaille sur l’histoire religieuse du haut Moyen Âge, les fondations monastiques, l’encadrement des villes et des campagnes par l’Église, et le culte des saints. Sa thèse, intitulée « Gallia irradiata ». Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge a été publiée à Stuttgart (éd. Franz Steiner) en 2006.
